"L'OEil du héron", d'Ursula Le Guin
LE GUIN (Ursula), L’Œil du héron, [The Eye of the Heron], traduit de l’américain par Isabelle Delord, [s.l.], Presses de la Cité – Futurama, coll. Superlights, [1978] 1983, 188 p.
Tiens, un Le Guin que je ne connaissais pas ? De science-fiction qui plus est (même si pas rattaché a priori au fantabuleux « cycle de l’Ekumen ») ? Publié directement et uniquement dans une collection de poche, et largement oublié depuis ? Il fallait nécessairement que je mette la main dessus. Et même si tout cela sentait « l’œuvre mineure », j’espérais malgré tout y trouver davantage mon content qu’avec les très décevantes (à mon sens, hein) Chroniques orsiniennes, bien autrement louées…
On a très vite l’impression ici – surtout si, comme moi, on a la mauvaise habitude de lire les quatrièmes de couverture – d’être confronté à une variation en (nettement) plus « light » de l’excellent Les Dépossédés. Et probablement en trop « light »… On est très loin de la subtilité de « l’utopie ambiguë » en question, et Ursula Le Guin verse ici un tant soit peu dans le simplisme, pour ne pas dire la caricature. C’est à vrai dire tout le problème de ce roman que j’ai par ailleurs trouvé plutôt sympathique, hein, autant le dire de suite. Pris indépendamment, il n’y aurait sans doute pas grand-chose à y redire, et bien des sous-écrivaillons du genre auraient de quoi être fiers s’ils parvenaient à commettre ce genre de chose… mais il est difficile, voire impossible, de l’envisager ainsi de la part de son auteur.
Nous sommes sur la planète Victoria, une sorte d’équivalent science-fictif de la Botany Bay australienne, qui a connu successivement deux vagues de déportation. La première, en provenance de l’Amérique-Brésil, n’était à vrai dire pas spécialement politique à l’origine : ce n’est qu’après coup que ces quelques milliers de criminels se sont authentiquement mués en brutes fascistoïdes, en oppresseurs qui avaient bien besoin de quelqu’un à oppresser. On leur a donné ce dont ils avaient tant besoin quelque temps plus tard, quand on a exilé sur Victoria environ deux mille membres de la Longue Marche, des non-violents adeptes de Gandhi et de Martin Luther King, autant dire des cibles de choix pour la tyrannie des premiers occupants.
Pas difficile de deviner qui sont les gentils et qui sont les méchants, hein ? Et c’est bien le problème : on est effectivement très loin ici de la justesse et de la mesure des Dépossédés qui, pour être une utopie anarchisante, ne versait tout de même pas dans cette opposition manichéenne… Nous avons donc des putains de hippies horriblement aimables, beaucoup trop sympathiques pour être véritablement sympathiques, confrontés à la violence extrême d’abjects aristos autoproclamés. Ce qui ne laisse guère de place pour les compromis et les demi-mesures. Seuls deux personnages s’en tirent un tant soit peu : Luz, la principale heureusement, fille du seigneur Falco qui en vient à effectuer littéralement le voyage de la Cité à la Commune ; et dans une moindre mesure le seigneur Falco lui-même.
À partir de là, tout suit son cours de manière finalement logique. Quand la Cité, paniquée, interdit au Peuple de la Paix de fonder une nouvelle colonie hors de sa portée, les hippies en viennent (enfin !) à se rebeller contre cette tyrannie, notamment grâce aux prêches enthousiastes des charismatiques Lev et Vera. Pas en usant de violence, bien sûr, mais en refusant de coopérer, en se lançant dans la désobéissance civile. La riposte de la Cité ne se fait guère attendre et se profile bientôt une oppression encore plus insoutenable. Jusqu’à ce qu’elle use enfin de la violence…
Ce qui vient poser, donc, le problème de la non-violence en termes plus concrets. Et, heureusement, ici, on retrouve un peu de la grande Ursula Le Guin, malgré tout : sur ces bases, on aurait pu aboutir à quelque chose d’atrocement niaiseux, mais l’auteur parvient à s’en tirer de la manière la plus juste – même si elle ne pose pas ouvertement la question de la pertinence de l’action non-violente quand il n’y a personne pour regarder si ce n’est la brute avec son gourdin… – au travers d’une conclusion douce-amère (peut-être un peu longuette, cela dit), dont on ne sait trop dans l’absolu si elle est avant tout désabusée ou pourtant lumineuse.
L’Œil du héron n’est pas un mauvais roman – et on peut se permettre de regretter qu’il ait ainsi été délaissé dans une collection morte. Agréable à lire, porté par une Luz convaincante si les autres personnages sont un peu trop schématiques, moins réducteur qu’on ne pouvait le craindre, il ne déshonore en rien son auteur. Mais il n’échappe certes pas à la comparaison… et son manque de subtilité, sous cet angle, ne peut que lui porter préjudice. Signé par tout autre que Le Guin, on aurait probablement pu en faire abstraction ; mais, on ne va pas se voiler la face, de la part d’un auteur qui nous a si souvent régalés avec des textes d’une intelligence et d’une subtilité admirables, il ne peut qu’être un peu décevant. Une œuvre mineure, oui. Mais pas pire que La Cité des illusions, par exemple. Je ne regrette pas de l’avoir lu, j’ai même plutôt passé un bon moment, mais objectivement cet Œil du héron n’a effectivement rien d’indispensable.
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