"Snoopy & les Peanuts. Intégrale", de Charles M. Schulz
SCHULZ (Charles M.), Snoopy & les Peanuts. Intégrale, Paris, Dargaud, 15 tomes à ce jour
(Article de synthèse rédigé il y a de cela un bail, pour un autre support qui en met du temps à arriver ; mais j’en ai marre de le laisser traîner dans les limbes du ouèbe… Comme je viens de me remettre à cette intégrale – avec du retard, j’en suis au septième volume, 1963-1964 – et comme ça me paraît approprié pour Nouwël, hop, voilà.)
Dans le cadre d’une vaste entreprise de snoopysation des esprits initiée il y a quelque temps de cela par quelque perfide libraire parisien, j’ai eu l’occasion, non seulement de retrouver la joyeuse (ou pas) petite bande crée par Charles M. Schulz, mais aussi de rencontrer plusieurs personnes qui m’ont dit avoir instantanément accroché aux Peanuts. Ce ne fut certes pas mon cas. Il m’a fallu à vrai dire des années pour adhérer à ce strip légendaire, œuvre d’une vie (50 ans, tout de même ! Et sans baisse dans la qualité, comme le faisait très justement remarquer, si je ne m’abuse, Lewis Trondheim dans Désœuvré). Il faut dire que les conditions étaient contre nous, pauvres lecteurs francophones, qui n’avions accès qu’à quelques strips piochés ici ou là, publiés un peu n’importe comment dans des éditions qui n’étaient clairement pas à la hauteur du monstre. Mais, depuis quelques années déjà, les États-Unis bénéficient d’une édition intégrale (toujours en cours) des Peanuts, reprise en France par Dargaud au travers de très beaux ouvrages, véritables objets de collection. Dès lors, nous pouvons redécouvrir, ou découvrir véritablement, les Peanuts, et prendre toute la mesure du chef-d’œuvre des arts et lettres du XXe siècle qui se cache derrière ce titre dérisoire infligé à l’auteur, qui ne l’a jamais digéré.
Si les premiers strips sont encore très puérils, la donne change assez rapidement, et les mécanismes de l’œuvre se mettent en place, qui nous confirment bien vite qu’en dépit des apparences, Peanuts n’a rien d’une BD pour les pitinenfants (ou est tellement plus que cela, si vous préférez). On peut même, à vrai dire, se poser une question en apparence choquante : s’agit-il seulement d’une bande-dessinée humoristique ? Oui, sans doute ; répondre ainsi correspond à notre premier réflexe, et celui-ci se révèle en définitive le bon. Pourtant, on avouera qu’un strip des Peanuts pris isolément n’est pas nécessairement drôle – j’aurais même envie de dire qu’il l’est rarement, ou plus exactement qu’il perd en puissance si on l’isole du reste. Et c’est pourquoi je comprends volontiers le lecteur lambda qui n’accroche pas : j’ai été ce lecteur-là pendant des années.
C’est qu’il y a toute une poétique et une philosophie de l’humour dans Peanuts – je ne vais pas vous faire l’article à ce sujet, nombreux sont ceux qui s’en sont déjà chargés et l’ont fait bien mieux que je ne saurais le faire (tel Umberto Eco, s’il faut en citer un). L’humour des Peanuts se développe sur le long terme ; c’est un comique de répétition, qui joue beaucoup sur les running gags : le cerf-volant, le base-ball, la couverture de Linus, l’anniversaire de Beethoven , la « Grande Citrouille », etc. Aussi la lecture des Peanuts nécessite-t-elle, ou prend-elle la forme d’un apprentissage, voire d’une initiation. Au fil des années, tandis que les strips s’accumulent jusqu’à former une masse considérable, le lecteur découvre l’univers si singulier de Snoopy et compagnie, et c’est à force de familiarité avec le sujet qu’il acquiert les outils permettant de pleinement l’apprécier. Et de se marrer franchement devant des gags qui pourraient à bon droit laisser perplexe le lecteur innocent qui se contentait de passer par-là. Non, il faut accompagner les Peanuts ; c’est ainsi que l’on en vient à intégrer leur famille, et que l’on prend conscience de toute la richesse de l’univers créé par Charles M. Schulz.
Et ceci grâce à une magnifique galerie de personnages, tous plus attachants et plus névrosés les uns que les autres. Car c’est bien, le plus souvent, de névroses qu’il s’agit – rien d’étonnant, dès lors, si l’enquiquineuse Lucy ouvre régulièrement son bureau de consultations psychiatriques à cinq cents. Rien d’étonnant non plus si son patient le plus régulier est ce bon vieux Charlie Brown, archétype du loser dépressif ; mais les autres personnages ne sont pas en reste, tel Linus accroché à son doudou et qui continue contre vents et marées de croire à la « Grande Citrouille », ou encore le mélomane Schroeder, qui se coupe du monde avec son piano-jouet. Mais il y a aussi, parmi tous ces névrosés, un psychotique : Snoopy, beagle inoffensif au départ, mais qui devient bien vite, avec la conscience et la pensée, un archétype pour le moins singulier – celui du chien qui n’accepte pas sa condition de chien – et devient progressivement la vedette au sein de la troupe (confirmant ainsi que, décidément, Charlie Brown est un loser…). Snoopy est un mythomane complet, qui s’imagine en vautour, en Joe Cool, en célèbre avocat, ou en non moins célèbre pilote de la Première Guerre mondiale. Il est aussi un brin parano – souvenez-vous de cette planche légendaire où il s’assure que ses maîtres ne cherchent pas à le vendre – et sans doute un peu claustro – pas pour rien, après tout, qu’il prend l’habitude de dormir sur sa niche (image emblématique), même si celle-ci possède un jacuzzi…
Lire l’intégrale des Peanuts, c’est s’immiscer dans cet univers d’une richesse incroyable, peuplé d’enfants aux préoccupations existentielles parfois très adultes – je n’ai pas parlé de leurs amours, mais il y aurait tant à dire sur le sujet ! Un monde (plus ou moins) fixe, dans lequel les adultes sont systématiquement absents, et laissent le devant de la scène à leurs charmants bambins pour l’éternité. Lire Peanuts, aussi, c’est un peu se retrouver, avec un regard adulte, dans une cour de récré envahie par des personnages familiers, auxquels on s’attache très vite et qui nous inspirent tous – même Lucy, tiens – une tendresse étouffante et réconfortante. La familiarité avec l’univers et les personnages, renforcée par les running gags – qui sont autant de clins d’œil complices – permet d’appréhender enfin cette géniale bande-dessinée et d’en saisir ses incroyables beauté, délicatesse et subtilité.
Alors on peut bien le répéter : Peanuts est, qu’on se le dise, un monument de la bande-dessinée, et donc de la littérature comme de l’illustration. Ici, le terme de chef-d’œuvre n’est certainement pas galvaudé (on peut d’ailleurs en juger par l’influence remarquable des Peanuts sur quelques autres légendes du strip, comme Mafalda ou Calvin & Hobbes). Et l’édition de cette intégrale chez Dargaud étant irréprochable, vous n’avez plus aucune excuse. Précipitez-vous sur cette merveille : si vous accrochez immédiatement, ma foi, tant mieux ; mais sinon, je ne peux que vous encourager à persévérer : il faudra peut-être y mettre le temps, mais la récompense justifie amplement l’effort.
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