"Emoragie", de Brain Salad
BRAIN SALAD, Emoragie, Angers, Trash, 2014, 149 p.
Le gore, c’est cool. Qu’il soit purement horrifique, que sa charge de subversion devienne résolument politique (comme chez Romero) ou qu’il ne vise qu’à faire rire par son outrance (comme dans les vieux, les vrais, les chouettes Peter Jackson), le gore, c’est cool. Vive la tripaille !
Cependant, si j’ai une certaine expérience du gore cinématographique, et si j’ai lu des BD parfois assez gratinées, je dois confesser n’avoir pas vraiment eu l’occasion de pratiquer la chose en littérature. Oh, certes, il est bien des bouquins d’horreur moderne qui, de temps à autre, jouent un peu de cette carte (ne serait-ce que chez Clive Barker, s’il faut en citer un et pas le moindre)… mais on est loin du déferlement systématique qui transforme le simple procédé en genre à part entière. Et je suis arrivé un peu tard pour la collection « Gore » du Fleuve Noir, dont les fameuses couvertures annonçaient pour le moins la couleur (celle du bon krovi rouge rouge, forcément, avec d’autres substances peu ragoûtantes en prime pour faire bonne mesure).
Les éditions Trash entendent cependant, bénies soient-elles, perpétuer ce genre dans la littérature populaire francophone. Sous des couvertures à l’avenant, c’est-à-dire miam (celle du présent Emoragie est signée Vita Van der Vulvv…), elles produisent des petits bouquins affichant haut et fort leur outrance, leur vulgarité et leur mauvais goût, entièrement dédiés aux excès les plus surréalistes que l’on peut infliger aux misérables tas de viande que nous sommes.
VIANDE !
La collection m’intriguait depuis un petit moment déjà, mais je n’ai franchi le pas que tout récemment, profitant d’une incursion aux Rencontres de l’Imaginaire de Sèvres pour enfin mettre la main sur un titre (tout dégoulinant). Et mon choix s’est donc porté sur Emoragie, parce que le nom de Brain Salad, qui sévit également (et probablement surtout) dans le jeu de rôle (voyez par exemple le très sympa Sable Rouge), me fournissait un prétexte adéquat. Emoragie se situe d’ailleurs (ce que je ne savais pas en en entamant la lecture) dans l’univers d’un jeu de rôle, Backslash, qui a semble-t-il connu des démonstrations et était annoncé (chez Puzzle Box) pour 2014, mais j’ai l’impression qu’il a du retard…
En tout cas, ça commence bien, avec une évocation wikipédiesque de la musique industrielle en général et de Throbbing Gristle en particulier dès le premier paragraphe. Il faut dire que l’héroïne, Lorena Bloom, toute jeune brunette londonienne à la fort charmante dégaine de punkette gogoth (ou emo si vous y tenez, donc, mais moi pas vraiment), kiffe la musique improbable à base de bruit blanc et pratique le field-recording (oui, j’en suis du coup très vite tombé amoureux…).
Après une brève introduction un poil confuse à base de « splotch » (bruit récurrent par la suite, forcément), tandis qu’en pleine nuit la jeune femme erre en quête de sons intéressants dans la banlieue industrielle, la voilà qui tombe malencontreusement sur des sortes de racailles d’un genre bien particulier : des monstres improbables, dents-tronçonneuses, tête de fion, mains pénis, etc., qui accueillent des bateliers bourrus aux pinces de crustacé. C’est rien de le dire : la rencontre se passe mal. Hou-là, oui. Et…
Et je n’ai pas envie d’en dire beaucoup plus, parce que ce très (trop, sans doute) court roman, frénétique de bout en bout, va ensuite de rebondissement en rebondissement à un rythme très soutenu (et surprend régulièrement le lecteur, dans les premiers chapitres en tout cas – c’est hélas moins vrai par la suite). Tout va d’ailleurs très vite dans Emoragie : on n’est pas là pour faire dans le détail, clairement, mais pour livrer du chouette divertissement qui tient en haleine le lecteur, le dissuadant de reposer le bouquin avant la fin.
En fait, on ne s’attarde pas non plus vraiment sur l’action en tant que telle : non, ce qui compte, ce qui mérite bien des paragraphes à foison et des descriptions exhaustives, c’est le gore. C’est là que le détail intervient, pour notre plus grand plaisir pervers. Brain Salad se complait en effet dans les tableaux les plus atroces des sévices les plus improbables, avec un (mauvais) goût de la gratuité pour le moins réjouissant. Tortures, éviscérations, amputations et viols pour tout le monde, WOUHOU ! Autant dire qu’il n’y a pas tromperie sur la marchandise : Emoragie abonde en effet en séquences toutes plus ignobles les unes que les autres, à base de viande déchirée, d’excréments qui suintent et de sexe poisseux, d’une outrance telle que les pires délires du marquis de Sade paraissent bien pâlots en comparaison. C’est systématiquement excessif, et c’est ça qu’est cool – et c’est du coup horriblement drôle, comme du Fulci bien craspec revisité à la sauce Bad Taste ou Street Trash.
Avec aussi – cerise sur le gâteau que j’ai particulièrement appréciée – une dimension surréaliste dans l'évocation de ces monstres et sorciers londoniens, aux allures déjantées, souvent très inventives, toujours bien vues ; j’avais rapidement évoqué Clive Barker tout à l’heure, on est en plein dedans. Et ça constitue du coup un très chouette univers, que je verrais effectivement très bien en jeu de rôle (faudra que je mette la main sur Backslash le moment venu…).
Alors, bon, hein, on est pas ici dans la « Grande Littérature », c’est pas le propos. Objectivement, Emoragie est bourré de défauts. Le style, ainsi, est de qualité variable, jouant régulièrement mais à plus ou moins bon droit de la carte du contraste, et non exempt de maladresses diverses (les nombreuses insultes et autres grossièretés variées qui parsèment le roman sont par contre vachement cool). Surtout, le roman est probablement trop court : certes, ça ne pouvait pas durer éternellement, le format bref était indéniablement approprié, mais ça va quand même bien trop vite à mon sens, surtout dans les derniers chapitres, franchement expédiés…
Mais l’important, c’est que le contrat est rempli : on voulait du gore, et on en a.
Emoragie est stupide, vilain, ordurier, dégueulasse, d’un mauvais goût consternant, outrancier, excessif…
J’ai beaucoup aimé, quoi.
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