"Le Brig "Le Terreur", suivi de La Lutte à venir", de Ferdynand Ossendowski
OSSENDOWSKI (Ferdynand), Le Brig « Le Terreur », suivi de La Lutte à venir, traduit [du russe] et préfacé par Viktoriya & Patrice Lajoye, [s.l.], Lingva, coll. « Classiques populaires », 2015, 123 p.
Viktoriya et Patrice Lajoye militent depuis quelques années déjà pour faire connaître en France la science-fiction (au sens large) russe (au sens large aussi) : au-delà du blog Russkaya Fantastika (aujourd’hui arrêté, mais qui avait déjà donné lieu à publication), on leur doit ainsi les chouettes anthologies Dimension URSS et Dimension Russie chez Rivière Blanche, par exemple, ou, dans la foulée, le très recommandable La Loi des mages de Henry Lion Oldie chez Mnémos, et la dame Viktoriya a en outre travaillé, chez Denoël « Lunes d’encre », sur la reprise des romans des frères Strougatski, dont l’indispensable Stalker. Leurs activités vont cependant bien au-delà, y compris sur le strict plan éditorial, comme en témoigne par exemple Ilya Mouromets et autres héros de la Russie ancienne, chez Anacharsis.
Et ils ont souhaité voler de leurs propres ailes. C’est ainsi qu’ils ont fondé tout récemment leur propre structure, Lingva, qui est pour partie une petite maison d’édition, dont les publications dépassent le seul champ de la science-fiction russe, même si c’est bien ce qui va nous retenir aujourd’hui. Les quelques titres de la collection « Classiques populaires » à ce jour avaient suscité ma curiosité, mais je n’avais pas franchi le pas ; Patrice Lajoye himself m’ayant proposé un service de presse (horreur glauque ! Corruption !) de ce petit volume de Ferdynand Ossendowski (auteur polonais d’origine, mais ici de langue russe), et ledit volume, qui vient tout juste de paraître, traitant en outre pour partie d’exploration arctique (joie, joie ! Notons cependant que le brig Le Terreur dont il est ici question, même si son nom n’a sans doute pas été choisi au hasard, n’est pas pour autant le navire de l’expédition Franklin, qui a entraîné tant de littérature, dont le très chouette Terreur de – ce connard mais talentueux de – Dan Simmons), j’ai sauté sur l’occasion (et je dois confesser ici que, sans cela, je ne l’aurais probablement pas lu… pour une bête raison financière : franchement, 20,50 € pour ces quelques 120 pages, c’est indéniablement beaucoup, mais alors beaucoup trop cher…).
Il me faut bien mentionner ici, désolé, que cette publication souffre encore d’un certain « amateurisme »… La mise en page est moche, ce qui n’est pas dramatique certes, mais le texte souffre en outre de quelques coquilles malvenues, et, plus gênant, d’incontestables fautes de français à l’occasion (hélas récurrentes pour certaines, ce qui pique d’autant plus les yeux : le truc avec la mer, là, c’est un « golfe », bon sang, pas un « golf »…), et la traduction n’est sans doute pas toujours de la plus grande élégance. Quant à la préface, si elle a le bon goût de présenter de manière très complète et intéressante l’auteur, son positionnement philosophique et politique et les conditions de rédaction et de publication de ces deux nouvelles longtemps sombrées dans l’oubli, elle a peut-être aussi le mauvais goût de raconter un peu trop ce qui s’y passe (j’aurais donc plutôt tendance à en déconseiller la lecture préalable ; cela dit, dans le cadre de ce compte rendu, je vais bien être obligé de lâcher moi aussi quelques morceaux…).
Mais passons (enfin ?) aux textes, deux nouvelles de proto-science-fiction datant des années 1913-1914. « Le Brig "Le Terreur" » est donc pour l’essentiel un récit polaire (miam !), en dépit de son introduction déconcertante sur un étrange phénomène lunaire. On y trouve un très beau spécimen de savant fou (mais alors vraiment fou), mégalomane nihiliste – que les Lajoye placent dans la filiation du capitaine Nemo – qui entend bien détruire l’humanité à l’aide d’un champignon miracle à même de susciter une terrifiante apocalypse écologique, pour partie parce que la femme dont il est éperdument amoureux ne l’aime pas en retour (alors qu’il a fait l’effort de l’enlever, comme de juste – salope !). Face à ce « mauvais » savant, on trouve quelques « bons » savants, qui entendent bien l’empêcher de poursuivre plus avant ses conneries. Le récit, dès lors, en dépit de ce substrat de science-fiction assez intéressant (et pas si convenu que ça, promis), consiste essentiellement en la traque du brig Le Terreur par le Griffon (dont le capitaine est un gros malade lui aussi), et, sous cet angle, il m’a paru nettement moins intéressant – même si le cadre arctique est chouette. C’est à vrai dire le problème essentiel de cette nouvelle, et qu’on retrouve aussi dans la suivante : les idées fusent, souvent bonnes, et qui débouchent parfois sur des tableaux authentiquement fascinants (j’assume parfaitement le terme), mais de tout cela émane aussi un fâcheux parfum d’inachevé, j’aurais même envie de dire de « brouillon » ; la trame, expédiée et confuse, aurait sans doute pu donner matière à un court roman tout à fait passionnant, mais, en l’état, on ressent comme un manque, une frustration… C’est d’autant plus regrettable que le début de la nouvelle est à mes yeux une franche réussite : l’intrigue est amenée petit à petit avec un incontestable brio narratif et un sens du mystère tout à l’honneur de l’auteur ; mais la suite est, osons le mot, bâclée : on a vraiment le sentiment d’un texte écrit au fil de la plume, sans idée précise de la destination…
J’ai eu hélas le même sentiment – et même probablement encore plus prononcé – en ce qui concerne « La Lutte à venir », nouvelle (évidemment très politique) d’anticipation cette fois (« cent ans après l’exécution de la dernière suffragette »…), assez clairement dans la filiation de H.G. Wells (avec des vrais morceaux d’Elois et de Morlocks en devenir). On y retrouve le thème des « bons » et des « mauvais » savants, mais avec plus de nuances, grâce à la figure chouettement ambiguë de l’ingénieur anglais James Brighton. La Terre (pour partie ravagée, l’Asie ayant été transformée en un désert… par un champignon, bis) est aux mains de trusts scientifico-industriels qui ont réduit en esclavage les prolétaires, condamnés à travailler dans des souterrains glauques où ils mettent sempiternellement leur vie en danger ; mais il est des savants – qui se trouvent être russes – qui entendent bien lutter contre cette oppression capitaliste, et user de la science pour faire le bonheur de tous… Là encore, si la base tient peu ou prou du lieu commun, même pour l’époque (immédiatement pré-bolchévique ; notons que Ferdynand Ossendowski, s’il rejoindra plus tard l’armée blanche et sera proscrit par le régime soviétique, a alors participé aux événements révolutionnaires de 1905, ce qui lui a valu bien des soucis…), l’auteur fait néanmoins preuve d’un réel talent pour susciter des images fortes et introduire de très chouettes idées. Le tout début de la nouvelle me paraît ainsi vraiment remarquable : l’exécution publique de la dernière suffragette est joliment horrible, et développe une intéressante thématique féministe… dont l’auteur, hélas, ne fait pas grand-chose après coup. Si la nouvelle est parfois visionnaire, et contient de très impressionnants tableaux, elle se perd néanmoins assez vite dans une triste confusion pleine de raccourcis qui donne encore plus que la précédente une triste impression d’inachevé : la fin est salement expédiée, enchaînant les événements à toute vitesse sans grand souci de cohérence et de construction, et débouche sur une conclusion utopique parfaitement niaise. Dommage…
Bilan pour le moins mitigé, donc : dans les deux nouvelles, on trouve des scènes remarquables et de belles idées de science-fiction parfois étonnamment visionnaires ; hélas, dans les deux cas, si ça commence bien voire très bien, Ferdynand Ossendowski ne sait de toute évidence pas poursuivre et conclure, et ses textes, brouillons, se révèlent plus frustrants qu’autre chose. Rien d’étonnant dès lors si ces nouvelles, malgré de beaux moments, sont tombées dans l’oubli et n’ont été redécouvertes que récemment par pure érudition science-fictive : elles ne sont tout simplement pas finies…
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