"Déraillé", de Terry Pratchett
PRATCHETT (Terry), Déraillé, [Raising Steam], traduit de l’anglais par Patrick Couton, Nantes, L’Atalante, coll. La Dentelle du cygne, [2013] 2014, 474 p.
Je suis extrêmement têtu, mais je crois que ça s’est vu. Adonc, après le calvaire de Coup de tabac (je passe sur le consternant Le Monde merveilleux du caca…), je m’étais promis d’enchaîner rapidement sur le dernier roman des « Annales du Disque-Monde » à proprement parler paru à ce jour en français. Pourtant, on m’en avait dit bien du mal, de ce Déraillé ; d’aucuns avaient même laissé entendre qu’il serait pire encore que le précédent, et qu’il était bien temps de conclure à cette triste évidence : Terry Pratchett, ce n’est plus tout à fait ça, et les « Annales » ne méritent plus d’être lues…
Mais je restais curieux et, par rapport à Coup de tabac avec son Vimaire décidément de plus en plus insupportable, Déraillé me paraissait a priori plus enthousiasmant ; parce que c’était de toute évidence un roman faisant intervenir Moite von Lipwig, le dernier personnage récurrent créé par Pratchett, scandaleux margoulin qui offre un prétexte idéal pour traiter de la modernisation du Disque-Monde, avec options « révolution industrielle » et « capitalisme agressif » à la clef ; et j’aime plutôt cette optique, à mon sens la seule à avoir utilement renouvelé les « Annales » depuis un bail : Timbré est clairement à mes yeux le roman du Disque-Monde le plus intéressant (ou le moins mauvais…) paru ces dernières années (mais il est vrai que Monnayé n'était pas aussi convaincant...).
Et donc, cette fois, les trains. Le chemin de fer peut à bon droit faire figure de symbole de la révolution industrielle, et le Disque-Monde ne pouvait pas éternellement y couper, sans doute. Invention du génial (quand bien même rustique) ingénieur Richard Simnel, le premier à avoir véritablement maîtrisé la vapeur (sans doute parce que son papa avait été vaporisé au cours d’une expérience malheureuse), le chemin de fer ne tarde pas à séduire, et même à exercer une véritable fascination sur le quidam d’Ankh-Morpork (et au-delà). Le prototype appelé « Poutrelle-de-Fer », destiné à convaincre le richissime (et vulgaire) Henri Roi de placer son bon pognon dans le projet, suscite la curiosité de tous, des foules dévotes devant le progrès comme des puissants qui y voient un outil non négligeable (le patricien Vétérini en tête, bien sûr, même s’il se montre tout d’abord méfiant ; je note au passage que ce personnage que j’adorais me paraît de moins en moins intéressant au fil des romans, hélas : ici, ses colères m'ont même attristé…).
Curiosité, voire admiration, oui, pour beaucoup ; mais il y a aussi, inévitablement, ceux qui se montrent plus réservés, frileux, voire carrément hostiles, des simples technophobes (plus ou moins conscients) qui s’inquiètent des dangers supposés de la chose et des bouleversements économiques et sociaux qu’elle ne manquera pas de susciter, aux brutes ouvertement réactionnaires pour qui cette invention va nécessairement, en tant qu’innovation, contre tout ce qui est juste et bon. Au premier chef, ici, on trouve des Nains, plus précisément les grags, ou creuseurs, fondamentalistes autoproclamés gardiens de la nanitude authentique, déjà passablement énervés par des apports récents tels que le clac, et résolument opposés à l’impérialisme culturel d’Ankh-Morpork, ce creuset immonde où des Nains oublieux de leur être véritable en viennent à cohabiter et même des fois à lier amitié avec des Humains et même – horreur glauque – des Trolls, impérialisme concrétisé dans l’étrange affaire de la « bataille » (qui n’a pas eu lieu, en fait) de la Vallée de Koom. Or ces grags, sous l’impulsion du fanatique Ardent, en viennent à verser dans le terrorisme, détruisant des tours de clac et assassinant leurs opérateurs (de nombreux Gobelins dans le tas, que l’on retrouve à foison après Coup de tabac…), en attendant de pouvoir agir violemment contre le chemin de fer en développement rapide. Cela va même plus loin, au sein de la société naine, et le Petit Roi ouvertement progressiste a des soucis à se faire pour son Scone de pierre…
Et Moite von Lipwig, dans tout ça ? L’ex-escroc (qui à bien des égards en est toujours un) est chargé par Vétérini d’apporter tout son talent au projet de chemin de fer ; un talent qui passe énormément par l’entourloupe, pardon, la persuasion, et l’amène à voyager de part et d’autre et sans interruption pour convaincre les gens d’adhérer au projet du train, tandis qu’il cherche à en tirer le meilleur profit.
Au début, tout cela passe plutôt bien à mes yeux. La thématique m’intéressait, et je trouve que Pratchett l’emploie assez intelligemment. Il joue notamment très bien de la fascination exercée par le train (que celui qui ne l’a jamais ressentie parle maintenant, ou se taise à jamais !), et la question du fondamentalisme – que je n’ai pu m’empêcher de trouver d’une triste actualité, forcément… – est dans un premier temps remarquablement bien traitée. Quant aux personnages essentiels de cette première partie, à l’exception de Vétérini qui me déçoit de plus en plus donc, ils sont plutôt réussis, Moite von Lipwig et Richard Simnel en tête (mais même l’ennuyeux Henri Roi passe correctement). Certes, on est dans un roman « dernière manière » du Disque-Monde, et, pour dire les choses comme elles sont, on ne rit pas vraiment (et même, on ne compte pas les gags qui tombent tristement à plat) ; sous cet angle, on est donc bien loin des plus éclatantes réussites des « Annales », comme mon chouchou, Les Petits Dieux ; néanmoins, à l’instar de ce volume entre les volumes, Déraillé, sous ses dehors légers, se montre assez fin et intelligent. Aussi, à m’en tenir à, disons, la première moitié du roman, j’affirme que Déraillé est nettement meilleur (ou moins mauvais, mais j’en envie de positiver) que l’affligeant Coup de tabac.
Hélas, si ça commence plutôt bien, voire très bien, ça se poursuit mal… Notamment du fait de l’insistance de Pratchett à traiter du fondamentalisme des grags : ce qui passe très bien au début en vient assez rapidement à lasser, et l’on ne peut s’empêcher de regretter que l’auteur (assisté) en vienne ainsi à privilégier ce seul aspect du problème, qui plus est d’une manière guère convaincante. La fin du roman est en effet consacrée à un voyage en train qui se veut épique du fait des attentats des terroristes nains, mais suscite bien vite un ennui mortel : non seulement Vimaire le Parfait revient au premier plan, et je le trouve plus casse-couilles et creux que jamais, mais l’action se traîne dans un tirage à la ligne fort pénible, qui passe notamment par des séquences hors-champ parfaitement inutiles, alors que ce qui devrait en définitive constituer le plus important du propos est expédié à toute vitesse dans une conclusion bâclée. Certes, j’imagine que Pratchett s’est bien amusé avec sa baston westerneuse sur les toits du train, mais le lecteur, lui, s’emmerde, et regrette que les promesses de l’intéressant début ne soient pas tenues… Et j’ajouterais que la pelletée de bons sentiments qui accompagne tout cela me les brise un peu, à force, moi qui suis pourtant un libéral-progressiste bon teint.
Au final, Déraillé, s’il n’est à mon sens pas aussi mauvais que Coup de tabac (ouf), déçoit : ses premières pages assez franchement intéressantes (même si l’on ne rit pas vraiment) se voient ainsi compensées par des développements d’autant plus laborieux qu’ils sont clairement artificiels. Déraillé aurait pu constituer un chouette apport au Disque-Monde, mais, en l’état, sans être à proprement parler mauvais, il est tout de même au mieux médiocre. Pas dit que je continue à lire les « Annales », moi…
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