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"Joker", de Brian Azzarello & Lee Bermejo

Publié le par Nébal

"Joker", de Brian Azzarello & Lee Bermejo

AZZARELLO (Brian) & BERMEJO (Lee), Joker, [Absolute Joker], traduction [de l’américain] par Alex Nikolavitch, [s.l.], Urban Comics, coll. DC Deluxe, [2008, 2013] 2014, 144 p.

 

Je ne vous apprends rien : dans les comics, les super-vilains sont parfois (souvent ?) bien plus intéressants que les super-héros, et contribuent grandement à la définition de ces derniers, en tant que personnages mais aussi en donnant leur cachet à la série. Si je m’en tiens à l’univers Marvel (que je connais bien mieux que l’univers DC, et dans lequel les héros me semblent pourtant plus fouillés), que serait Spider-Man sans le Bouffon Vert ? Que pèsent les falots Quatre Fantastiques face au stupéfiant et incompréhensible Galactus ? L’exemple le plus éloquent me paraissant pourtant être le génial et complexe Magnéto face aux X-Men… À vrai dire, certains super-vilains sont tellement charismatiques qu’ils bouffent littéralement le guignol en collants qui les combat – et les vainc, pour le principe… – sans cesse.

 

Et le cas d’école, ici, c’est probablement Batman. Si les grands comics de Frank Miller et d’Alan Moore dans les années 1980 ont conféré plus de noirceur et de chair à l’alter-ego costumé de Bruce Wayne – mais justement en mettant l’accent sur son côté torturé, en questionnant sa nature héroïque et en la remettant éventuellement en cause –, il n’en reste pas moins que ce valeureux pionnier des comics doit pour une bonne part sa renommée à une kyrielle de super-vilains remarquables. Ce qu’un Tim Burton, du temps où il avait encore du talent, avait parfaitement saisi dans son Batman : le défi, où Julien Lepers était peu ou prou accessoire, le récit se focalisant avant tout sur le Pingouin et Catwoman. Mais la némésis de Batman, là encore je ne vous apprends rien, c’est le Joker. Et le Joker est le plus beau (si) des super-vilains. Il n’a d’ailleurs pas besoin de super-pouvoirs, il lui suffit d’exister.

 

Il a connu bien des déclinaisons, et on l’a longtemps vu comme un simple braqueur de banques gentiment cintré au costard mauve improbable (la vieille série télé y est pour beaucoup, avec Cesar Romero dans le rôle). Mais, dès sa première apparition en BD sous la plume du créateur Bob Kane, pourtant, il y avait en germe cette idée d’un fou dangereux, d’un vrai tueur psychopathe, d’autant plus terrifiant qu’il était par nature imprévisible… Le Comics Code est ensuite passé par là, hélas, mais cet aspect a pourtant ressurgi ultérieurement, et c’est tant mieux, notamment, donc, dans The Dark Knight Returns de Frank Miller et Killing Joke d’Alan Moore et Brian Bolland (et plus tard Arkham Asylum de Grant Morrison et Dave McKean, bien sûr !). Où le Joker, plus terrifiant que jamais, est bel et bien un tueur sadique, et fout les chocottes comme c’est pas permis (à vrai dire, je ne connais pas d’autres super-vilains qui soient à même de susciter la peur…), et d’autant plus terrifiant qu’il ne cesse de confronter Batman à ses propres contradictions, et, disons-le, à sa propre folie, jusqu’à ce que l’affrontement, dans un sens, se transcende en une forme de complicité. Le Joker du cinéma contemporain a repris cette optique, que ce soit dans sa version Jack Nicholson dans le Batman de Tim Burton, ou Heath Ledger, très bon dans le très mauvais The Dark Knight de (ce tâcheron de) Christopher Nolan (inspiré avant tout, je le répète souvent mais on ne le répètera jamais assez, d’un très bon arc de Gotham Central, série fort recommandable par ailleurs, dans lequel le Joker m’avait vraiment plus que jamais terrifié – j’assume le terme).

 

Le présent album est directement lié à la performance d’Heath Ledger, semble-t-il, ainsi qu’en témoigne le matériel promotionnel intéressant qui vient le conclure, et, de toute façon, le maquillage adopté, avec ce rouge à lèvres étalé n’importe comment, dégoulinant sur la face blafarde du vilain. Mais il est autrement plus intelligent que la stupidité prétentieuse et faf de (ce tâcheron de) Nolan. Œuvre de Brian Azzarello, célébrissime scénariste entre autres de 100 Bullets (que je n’ai toujours pas lu, honte sur moi…), et du talentueux dessinateur Lee Bermejo (que je ne connaissais point, mais dont le trait s’avère particulièrement approprié ici – surtout quand il est mis en valeur par un encrage moins « traditionnel », lorgnant sur la peinture et usant judicieusement des floutés), ce graphic novel participe de la mise en avant du Joker dans ce qu’il a de plus singulier telle qu'elle a été opérée par Miller et Moore notamment, et le fait avec un à-propos indéniable. Je connais mal Brian Azzarello, mais avais néanmoins cru comprendre que c’était un auteur de polar avant d’être un amateur de super-héros, ce qui était pour le coup très approprié. D’autant que je le savais capable de faire dans le très, très dérangeant : mon premier contact avec son œuvre, ça avait été au travers d’un arc d’Hellblazer mis en images par Richard Corben, très sordide histoire carcérale où John Constantine se montrait incroyablement sadique, un truc glauque et trash au possible… Autant dire qu’il était sans doute le scénariste idéal pour consacrer un album, non pas à ce guignol insignifiant de Batman, mais à sa némésis, le vrai personnage qui compte.

 

Le point de départ a pourtant de quoi laisser hautement perplexe… au mieux. Non, disons-le franchement : il ne convainc pas du tout. Le Joker, libéré de l’asile d’Arkham ? Parce qu’il ne serait plus fou ? Non mais ça va pas la tête (si j’ose dire) ? Bien sûr que le Joker est toujours fou. Sans la folie, il n’existerait pas… Ce qu’il va très vite s’employer à démontrer, heureusement. Le Joker, libéré donc, retourne, son inquiétant sourire perpétuel aux lèvres, dans une Gotham plus pathétique que jamais, infecte de crasse, de misère et de violence, et qui, c’est absolument intolérable, n’est plus sous son emprise. Les vagues débris de son ancien gang ne lui sont guère d’une grande utilité pour relancer la machine, même s’il peut toujours compter sur ce bon vieux Croc (peut-être parce que la grosse brute adhère étrangement à son sens de l’humour tordu). Il s’agit pourtant de rebâtir un empire criminel, en rétablissant des contacts, en multipliant les coups d’éclat meurtriers – et tant mieux s’ils font l'effet d'être gratuits –, et en montrant bien à ses rivaux, super-vilains qui se sont appropriés ses parts de marché en son absence et qui, pour être « super », n’en sont pas moins écrasés par sa superbe homicide, qu’il est revenu en ville et qu’on ne saurait l’ignorer (Harvey Dent alias Double-Face, tout particulièrement, s’en prend plein la double gueule). De montrer, en somme, que bien loin de ne plus être fou, le Joker, incontrôlable, imprévisible, est plus dangereux que jamais, simplement parce qu’il est.

 

Et, bien sûr, plane sur Gotham l’ombre de Batman. À vrai dire, le Joker semble multiplier les exactions les plus effroyables à seule fin d’obliger son ennemi de toujours à enfin montrer sa gueule (façon de parler), pour un énième affrontement absurde, où le nihilisme balaie l’abstraction de « justice »… À l’instar de ce qui se passe dans Gotham Central, Batman n’apparaît quasiment pas dans la BD : il est constamment ou presque évoqué, mais sans jamais être nommé, et se fait attendre (je ne dirais pas « désirer »). On sait cependant qu’il arrivera dans les dernières pages, parce que c’est inévitable, et, à bien des égards, parce que c’est ce que veut le Joker. Il est d’autant plus amusant de voir qui, et dans quelles conditions, réclame l’intervention du justicier masqué… Une intervention retardée : c’est comme si Batman ne voulait pas affronter sa némésis, là où cette dernière n’attend que ça ; dès lors, on a envie de dire qu’en dépit de l’énième branlée qu’il se prendra nécessairement aux poings, et de son retour probable à l’asile d’Arkham, c’est bel et bien le Joker qui gagne dans cette lutte perpétuelle… Car il confirme par l’absurde (forcément) que le combat de Batman, à terme, et quand bien même il est émaillé de petites victoires, est vain : il y aura toujours un Joker. « Contre lui, il n’est aucun remède. Aucun traitement. Juste un Batman. » Et si l’intervention de ce dernier est nécessaire et même salutaire, elle ne saurait être suffisante. Echec et mat, Batmanounet.

 

Tout cela est vu à travers les yeux de Jonny Frost, minable petite frappe qui a enchaîné les séjours en taule et n’a jamais rien su faire de sa vie, à part planter son mariage. Les ambitions ne l’en dévorent pas moins, comme de juste. Et quand les pathétiques ex-membres du gang du Joker, un brin gênés, cherchent quelqu’un pour aller l’accueillir à la sortie de l’asile, il se porte volontaire. Il en vient ainsi, un peu par hasard, à établir une relation privilégiée avec le psychopathe, qui le traite un peu en figure paternelle. Sauf que c’est un père violent et imprévisible, qui joue au sage quand il ne saurait être que fou (mais peut-être est-ce dans la folie que réside la vraie sagesse, dans ce monde absurde ?), et dont les mauvaises blagues tournent nécessairement mal… Jonny Frost est fasciné par le personnage haut en couleurs, et voit dans sa libération un moyen de faire enfin quelque chose de sa vie, lui, le petit, à l’ombre des grands. Des grands qu’en dépit de ses efforts il ne pourra cependant jamais comprendre, et il est vrai qu’il n’a pas choisi le patron le plus carré à cet égard… La crainte du faux pas est toujours là, du moment où Jonny Frost, parce qu’il aura dit un truc mal placé, peut-être, ou plus probablement sans raison aucune, fera les frais de la violence irrépressible de son boss. Mais il reste néanmoins à ses côtés. Comme s’il n’avait pas le choix, terrassé qu’il est par l’aura du Joker, son charisme inégalé, sa séduction perverse. Et peut-être est-ce finalement une sorte de radieux suicide que tout cela ; l’occasion, pour qui n’a jamais été personne, de sortir par la grande porte, à la fois complice par défaut et victime consentante de la folie faite chair…

 

Nul, sans doute, n’est à même de comprendre le Joker, personnage tellement immense et insaisissable qu’il est voué à dépasser les maladroites tentatives de ses auteurs pour le « cadrer ». Mais Brian Azzarello, à l’instar, donc, d’un Frank Miller, d’un Alan Moore ou d'un Grant Morrison autrefois, livre avec Joker un récit très convaincant, une illustration très noire de la folie criminelle du plus fou des criminels, qui a le bon goût d’adopter le point de vue aussi fasciné que terrifié d’un quidam, en miroir bienvenu de la fascination et de la terreur éprouvées par le lecteur. De même que l’arc de Gotham Central cité plus haut, ce graphic novel, en replaçant le Joker dans une réalité noire et sordide, bien loin de la superbe kitsch des tapettes en collants, bâtit, à l’aide d’un matériau complexe, une ode nihiliste au chaos, celui qui remportera toujours en définitive la partie. La justice immanente des golden et silver ages est remisée au placard, pour privilégier la noirceur d’un comic moderne, désespéré, violent et horrible, ô combien pertinent. Sans jamais succomber au risque toujours présent de la caricature, Joker est ainsi un très beau, très convaincant cas clinique. Ce personnage si difficile à mettre en scène – et c’est pourtant si tentant – en ressort encore grandi (mais comment est-ce possible ?). Je ne ferais probablement pas de ce Joker quelque chose d’aussi indispensable que The Dark Knight Returns (il n’en a pas le côté révolutionnaire : il arrive après…), mais à mon sens il vaut bien Killing Joke ou Arkham Asylum (sans avoir cependant la maestria graphique de ce dernier). Loin d’être un énième comic jetable, je ne doute pas qu’il gagnera à être relu. Et ce traitement polar appliqué aux super-vilains me paraît ici plus que jamais convaincant.

 

Une très bonne blague, en somme, mais à l’image de celles que balance hors de propos son « héros » : noire, violente, absurde, troublante, terrifiante. Le Joker, répétons-le encore une fois, est le plus beau des super-vilains. Cette BD à part en est une confirmation supplémentaire.

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