"Fricassée de galantin à la mode d'Edo", de Santô Kyôden
SANTÔ (Kyôden), Fricassée de galantin à la mode d’Edo, [Edo mumare uwaki no kabayaki], traduit du japonais et présenté par Renée Garde, illustré par l’auteur sous le nom de Kitao Masanobu, Paris, Les Belles Lettres, coll. Japon, série Fiction, [1785] 2014, 124 p.
Quand j’étais jeune et con – mais, il faut croire, moins con sur certains points –, je lisais incomparablement plus de bandes-dessinées qu’aujourd’hui. J’avais une vraie passion pour le neuvième art, et je m’intéressais à son histoire. J’avais ainsi voulu remonter à ses origines – les plus « strictes », disons, histoire de ne pas faire non plus dans l’amalgame égyptien ou truc. Nombre des premiers bouquins que j’avais lus sur la question m’apportaient une réponse que je ne trouvais vraiment pas satisfaisante, en faisant du Yellow Kid de la presse américaine de la fin du XIXe siècle une œuvre importante, voire carrément fondatrice, en la matière ; or, pour moi, et pour ce que j’en connaissais et comprenais, certes, le Yellow Kid, à sa manière, relevait plutôt du dessin de presse (qui avait déjà une longue histoire), notamment en ce qu’il y manquait souvent une véritable narration, sous forme d’ « art séquentiel », pour reprendre l’expression de Will Eisner (voir par exemple à ce sujet le très chouette L’Art invisible de Scott McCloud ; mais il semblerait que certaines déclinaisons du Yellow Kid présentaient bien ce caractère, bon…). Cette vision des choses a été rendue largement caduque aujourd’hui, même si elle reste très répandue (les ouvrages que j’avais consultés étaient récents…). Mais j’étais persuadé qu’on pouvait trouver des choses plus pertinentes, et plus anciennes ; j’ai donc été nettement plus convaincu par ceux qui faisaient remonter cet art, un peu moins d’un siècle plus tôt (à partir de 1827, semble-t-il), aux œuvres de l’auteur suisse Rodolphe Töpffer, effectivement révolutionnaires – notamment en ce que celles-ci jouaient bien sur l’idée de séquence.
Mais révolutionnaires en Occident… Le problème de ces analyses est qu’elles sont passablement teintées, plus ou moins consciemment, d’ethnocentrisme. On pouvait très légitimement supposer que la BD, ou du moins quelque chose qui y ressemblait sacrément, avait déjà fait son apparition ailleurs. Et en témoigne magnifiquement cette Fricassée de galantin à la mode d’Edo de Santô Kyôden (illustrée par lui-même sous un autre pseudonyme, Kitao Masanobu), publiée en 1785, et qui n’est même pas nécessairement « fondatrice », mais est un beau témoignage de ce qui se faisait alors au Pays du Soleil Levant – et y avait rencontré un gros succès. En effet, pour être publiée dans une collection de « littérature », cette œuvre « légère » issue d’un « livret à couverture jaune », genre éphémère mais alors florissant, est bien, techniquement, un manga (l’auteur faisant d’ailleurs partie de ceux qui ont popularisé ce terme, un tout petit peu plus tard, avec son célèbre contemporain Hokusai).
Il s’agit très clairement de BD. Il y a une narration, qui joue sur une imbrication du texte et du dessin, et, si les phylactères ne sont pas matérialisés, il y a néanmoins des dialogues, que l’on attribue facilement aux différents personnages du fait de leur position dans la case. Chaque case comprend ainsi un dessin, qui peut prendre une ou deux pages (l’auteur jouant d’ailleurs parfois sur la « séparation », une chose qui aurait sans doute tout pour plaire à un Will Eisner ou Scott McCloud ; mais il n’y a donc pas cet espace interstitiel séparant plusieurs cases sur une même planche, c’est la seule différence à mon sens avec la BD au sens où on l’entend aujourd’hui), et qui n’est pas une simple illustration, notamment dans la mesure où le texte (en kana, généralement, les kanji y sont rares – réservés aux noms propres ou à certains mots aussi connus que simples graphiquement) en fait intégralement partie, le récit étant systématiquement ou presque complété par des répliques, positionnées diversement dans l’espace. Les deux arts, l’écrit et le dessin, cohabitent donc pleinement, aboutissant ainsi à un genre à part entière.
Les premiers de ces « livrets à couverture jaune » étaient semble-t-il plutôt destinés aux enfants, mais des variantes pour adultes n’ont pas tardé à émerger, dont cette Fricassée de galantin à la mode d’Edo, œuvre « licencieuse » (mais bien éloignée de toute pornographie, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit – c’est une BD adulte, mais pas du Elvifrance, hein), et dont le contenu satirique et parodique ne pouvait qu’échapper aux chères petites têtes bl… brunes.
Le « héros » de l’histoire s’appelle Enjirô Adakiya (ce que la traductrice a rendu par « Bonamour » ; le texte est bourré de jeux de mots, et il fallait bien les rendre d’une manière ou d’une autre, mais cette francisation des noms propres ne m’a pas paru très pertinente, brisant un peu l’immersion… il est vrai difficile de toute façon, mais j’y reviendrai). C’est un jeune crétin issu d’une riche famille, qui se caractérise par son nez épaté (ce qui n’apparaît pas sur la couverture, mais singularise le personnage dans les dessins intérieurs). Enjirô a lu les grands classiques de la littérature japonaise, notamment sentimentale, et il entend se bâtir une sulfureuse réputation de « galant » dans le quartier des plaisirs de Yoshiwara (que Santô Kyôden connaissait très bien, il y vivait). Il fait ainsi appel à Kinosuke Kitari (« Desclose-Maison ») et Shian Warui (« Malpensant »), deux authentiques « galants », qui se foutent clairement de la gueule de notre jeune homme. Mais celui-ci, plus naïf qu’un Candide, se laisse berner, et entame sous leurs mauvais auspices sa quête de réputation, auprès des courtisanes et au-delà, en dilapidant sa fortune à tout va. Aussi, bien loin de paraître aussi décadent qu’élégant, Enjirô ne parviendra-t-il qu’à passer pour grotesque… Au fil de son périple, Enjirô enchaînera donc les bêtises, ce qui multipliera les scènes cocasses, a fortiori pour qui était bien imprégné de la culture propre à Yoshiwara, mais aussi en parodiant les classiques de la littérature du temps (comme lors de l’inévitable scène de double suicide, le grand moment du récit à mon sens). Et le tout s’achèvera sur une note « morale » bien hypocrite… (Santô Kyôden, ultérieurement, sera brimé par la censure lors d’un épisode de durcissement des mœurs ; il continuera à écrire et à dessiner, en auteur prolifique, mais abandonnera le genre licencieux.)
En tant que telle, cette publication, très agréable à l’œil, constitue un document fascinant. Le caractère précurseur de l’œuvre de Santô Kyôden ne saurait laisser indifférent, et son goût pour la satire et la parodie donne lieu à quelques scènes réjouissantes. Objectivement, donc, c’est très bon. Pourtant, je ne peux qu’avouer être un peu déçu… Il faut dire que j’attendais énormément de cette Fricassée de galantin à la mode d’Edo : je tournais autour depuis sa sortie, et ai finalement cédé devant les très bons échos renvoyés par des gens de bon goût…
Le problème, à mon sens, est celui de l’immersion. En effet, l’œuvre de Santô Kyôden fait appel à une culture japonaise très pointue, qu’il s’agisse de la culture littéraire classique, du théâtre de l’époque… ou, donc, des us et coutumes des quartiers des plaisirs, et notamment de Yoshiwara. Ce qui passe régulièrement par des allusions totalement incompréhensibles pour le lecteur occidental contemporain lambda. Il faut y ajouter de nombreux jeux de mots, ainsi que d’indispensables « explications » des dessins. D’où la nécessité d’un très abondant paratexte : il y a ainsi 106 notes resserrées (qui occupent en tout 13 pages) en fin de volume (plus exactement, avant une chronologie détaillée de la vie de Santô Kyôden)… pour seulement 34 pages de texte, très aérées, pour l’œuvre à proprement parler ! Or ces notes sont indispensables : il est impossible d’en faire abstraction, sous peine de ne rien comprendre, absolument rien, au propos de Santô Kyôden. Le recours systématique à ces notes, pour être nécessaire, et ce quand bien même ce paratexte est aussi bien vu qu’intéressant, a une conséquence fâcheuse, ou du moins en a eu une pour moi : il m’a été impossible de m’immerger dans l’œuvre en elle-même… Et je redoute qu’il en aille de même pour la plupart des lecteurs (d’autant que, même si je n’y connais certes vraiment pas grand-chose, je ne suis pas non plus totalement ignorant en matière de culture japonaise classique). Je peux me tromper, hein…
Ce problème d’immersion, du coup, m’a empêché de pleinement apprécier cette Fricassée de galantin à la mode d’Edo, que j’ai trouvée trop hermétique pour le lecteur lambda. En soi, c’est un document fascinant, et cette édition, belle et bien faite, est parfaitement justifiée ; mais, au final, j’ai pris davantage de plaisir, ou plus exactement d’intérêt, dans le paratexte que dans l’œuvre en elle-même… Ce qui pose problème, à mon sens. Déception, donc…
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