"L'Anneau Unique : Aventures dans les Terres Sauvages"
L’Anneau Unique : Aventures dans les Terres Sauvages, Edge, [2011] 2012, 332 p.
Tolkien et le jeu de rôle ont entretenu une relation privilégiée dès les origines, et il n’y a guère que Lovecraft qui ait eu autant d’influence sur ce loisir (mais un peu plus tard) : à l’évidence, le vénérable Donjons & Dragons de Gary Gygax doit énormément au Seigneur des Anneaux, même s’il emprunte à une multitude de sources pas toujours clairement désignées, ne serait-ce que dans la mesure où les romans « de Hobbits » de Tolkien, tout en se déployant dans un univers personnel d’une grande richesse, ont posé les bases de la fantasy contemporaine dite « médiévale-fantastique » en systématisant, approfondissant et renouvelant des mythes antérieurs.
Et la tentation était bien évidemment grande de s’en référer plus ouvertement, et même officiellement, au « Légendaire » tolkienien (même si l’accent a toujours été mis sur la fin du Troisième Âge, ce que je regrette un peu pour ma part, dans la mesure où la « high fantasy » du Premier Âge me fascine encore davantage) : après tout, jamais on n’a vu en littérature d’univers aussi riche et cohérent, fournissant un cadre de choix pour qui voudrait poursuivre l’aventure au-delà des livres – l’univers tolkienien est un univers en expansion.
Aussi y a-t-il eu plusieurs jeux de rôle pour se référer directement à l’œuvre du Professeur, « officiels » et amateurs, le plus célèbre (et directement sous licence) étant bien évidemment Le Jeu de Rôle des Terres du Milieu, alias JRTM (MERP en anglais, pour Middle-Earth Role-Playing). Ce fut – inévitablement ? – un des premiers jeux de rôle auxquels j’ai jeté un œil (« joué » serait sans doute un bien grand mot)… et une expérience guère convaincante, c'est rien de le dire. En effet, JRTM était un dérivé de Rolemaster, et reposait sur un système ignoblement lourd, à base de calculs et de tables en veux-tu (non) en voilà (quand même), qui m’a semblé absurde d’entrée de jeu, malgré mon manque d’expérience (et a fortiori de connaissances théoriques) en la matière. Un système aussi archaïque ne pouvait pas (ou ne devait pas, plus exactement peut-être) polluer éternellement les références officielles au monde tolkienien, c’était vraiment trop regrettable, et cela prohibait une authentique expérience de jeu à la hauteur de la puissance créative du « Légendaire ». Aussi ne pouvait-on que se féliciter de la parution d’un nouveau jeu tolkienien de grande diffusion, L’Anneau Unique (The One Ring) – même si je ne peux m’empêcher, là encore, de regretter un peu cette focalisation sur le Troisième Âge finissant (inévitable sans doute, c’est de loin le versant le plus connu du corpus tolkienien, mais bon…).
L’Anneau Unique est censé se décliner en trois jeux (ça devient l’habitude…), couvrant la période allant des aventures de Bilbo telles qu’elles ont été rapportées dans Le Hobbit à la « guerre de l’Anneau » du grand-œuvre de Tolkien, quelques décennies plus tard, et se déroulant successivement dans plusieurs régions distinctes, telles qu’elles ont été décrites par Tolkien dans ses romans. Le premier de ces jeux (et sauf erreur le seul à l’heure actuelle) est donc L’Anneau Unique : Aventures dans les Terres Sauvages. La campagne officielle commence très précisément en l’an 2946 du Troisième Âge, soit cinq ans après la Bataille des Cinq Armées, et se centre donc sur la région des Terres Sauvages à l’est des Mont Brumeux (avec la Forêt Noire en son centre), au cœur des aventures du Hobbit, mais largement laissée dans l’ombre (aha) dans Le Seigneur des Anneaux, qui n’y fait guère que quelques allusions – a fortiori quant à ce qui s’y est déroulé durant la période intermédiaire entre les deux romans. C’est ainsi à n’en pas douter un cadre de choix pour un jeu de rôle basé sur Tolkien : les éléments de contexte sont là, importants et précis, mais qui ne sont pas pour autant amenés à brider la créativité du Maître de Jeu (pardon : du Gardien des Légendes), qui peut y baser ses aventures sans trop de risques de commettre de fâcheuses entorses à la ligne officielle…
Ce livre de base m’a immédiatement séduit par son esthétique, parfaitement respectueuse de l’imaginaire tolkienien, et qui a su remiser au placard les mochetés flashy hélas trop courantes dans la grosse fantasy pour privilégier une certaine sobriété teintée de mélancolie du meilleur aloi. L’ouvrage est en outre aéré et d’une lecture agréable, et fait preuve dans son texte d’un grand souci pédagogique… hélas contrebalancé, voire anéanti, par un plan à mon sens défaillant : outre que le livre est découpé en deux grosses parties, la première concernant les joueurs et la seconde le seul Gardien des Légendes, découpage assez commun (et même de plus en plus, ai-je l’impression), mais qui ne me semble pas très pertinent ici, et ne facilite pas toujours la tâche du Gardien, le problème est que, de manière générale, les informations les plus techniques s’avèrent disséminées çà et là, ce qui oblige à d’incessants renvois pour le moins pénibles, et donne une triste impression de fouillis. À l’évidence, si je dois un jour maîtriser une partie de L’Anneau Unique (ce que je souhaite de tout mon cœur), il me faudra relire ce livre de base avec une attention très soutenue, et prendre abondamment des notes pour m’y repérer et rendre la chose vraiment jouable (même si j'ai jeté un oeil sur l'écran, qui m'a l'air bien fait, et peut constituer un guide bienvenu)… C’est à mon sens le principal défaut de cet ouvrage.
Le contenu, pour peu que l’on s’y retrouve, donc, est cependant intéressant dans l’ensemble. Le système de création de personnages, s’il ne brille pas forcément par l’élégance, est relativement simple, en reposant sur une série de choix tenant à l’origine et à l’ambition du personnage, qui permettent de remplir la fiche assez vite, « mécaniquement » dans un sens, mais sans pour autant limiter outre-mesure les possibilités de jeu. On notera au passage que six « origines culturelles » sont ici jouables, trois humaines (Bardides, Béornides et Hommes des Bois des Terres Sauvages) et trois « fantastiques » (Nains du Mont Solitaire, Elfes de la Forêt Noire… et Hobbits de la Comté, sans doute inévitables, mais qui n’ont à mon sens vraiment rien à faire ici). Les caractéristiques chiffrées sont assez peu nombreuses et rapidement définies : pour l’essentiel, trois attributs (Corps, Cœur et Esprit) qui interviennent occasionnellement, surtout pour conférer des bonus, et dix-huit « compétences communes » (organisées en fonction des attributs – trois colonnes – et de « groupes » – six lignes – qui n’excluent hélas pas à l’occasion les redondances : ainsi, sur la première ligne, « Présence », « Inspiration » et « Persuasion » me paraissent potentiellement se recouper, et la détermination de la compétence la plus appropriée à telle ou telle action n’est peut-être pas toujours des plus évidente…). Les « compétences d’armes » sont distinctes, et dépendent de l’origine du personnage. Il faut enfin y ajouter quelques autres chiffres, les principaux concernant l’Endurance (fortement liée à la Fatigue, et donc à l’Encombrement – notion qui m’effraie d’habitude pas mal mais qui me paraît très bien gérée et pertinente ici), et le couple opposant Vaillance et Sagesse.
La mécanique de jeu, à l’image de ce qui précède, est à vue de nez assez simple, même s’il faut donc s’y retrouver dans un exposé mal structuré. Elle repose sur l’utilisation de dés spéciaux (on peut utiliser des dés plus classiques, mais c’est sans doute moins pratique…), des dés à six face correspondant aux Dés de Maîtrise (les 1, 2 et 3, entourés, donnant 0 en cas d’épuisement, tandis que le 6 se voit complété d’une rune Tengwar permettant de déterminer la qualité d’un succès), et un dé à douze faces, dit Dé du Destin (où le 11 est remplacé par l’Œil de Sauron, qui vaut 0 pour les joueurs et provoque des conséquences éventuellement dramatiques, tandis que le 12, illustré par la rune de Gandalf, équivaut à un succès automatique). Il s’agit de battre un seuil de réussite (SR), de 14 par défaut, ajustable en fonction des circonstances : on jette le Dé du Destin et autant de Dés de Maîtrise que le score de la compétence utilisée (au choix du joueur en temps normal, on parle alors de Manoeuvre, au choix du Gardien dans d'autres circonstances, et on parle alors de Test), et on additionne, tout simplement, en ajoutant éventuellement un bonus d’attribut résultant d'une forme de sacrifice (bonus de base en temps normal, « amélioré » pour les compétences dites « favorites », soulignées sur la fiche). Un système assez souple, donc, et plus simple qu’il n’y paraît, qui a en outre le bon goût d’autoriser sous condition des actions « épiques », aussi héroïques qu’invraisemblables, bien dans l’esprit des romans.
Le combat reprend cette mécanique de base, avec quelques particularités qui méritent d’être soulignées. On notera surtout que, outre l’initiative dépendant du statut d’attaquant ou de défenseur, la « position » adoptée par les PJ (trois pour le corps à corps et une pour les attaques à distance) est ici déterminante, fixant pour une bonne part le SR (complété par la défense de la cible). Un peu perturbante au premier abord, cette approche ne manque pourtant pas de convaincre à terme, et semble garantir des combats rythmés, brefs et périlleux.
D’autres aspects du système doivent être mentionnés. Ainsi, le jeu se découpe en deux phases, celle dite « d’aventures » et celle de « communauté », la première étant narrée par le Gardien des Légendes et occupant l’essentiel de la séance, tandis que la seconde, qui vient à la fin du scénario et en attendant le suivant, est aux mains des joueurs, qui disent ce que font leurs personnages entre deux aventures (on notera au passage que la notion de « communauté » est ici assez importante, impliquant de constituer un groupe soudé, et des liens unissant les PJ entre eux).
Le jeu, qui met donc l’accent sur cette notion de « sauvagerie » en se focalisant sur des territoires peu peuplés et longtemps à l’abandon – les cadres urbains ne sont vraiment pas de mise ici –, accorde une grande importance aux voyages (reposant sur des cartes très bien faites). Des règles sont prévues pour les organiser et déterminer ce qui s’y produit au juste (au-delà des vulgaires tables de rencontres aléatoires à l’ancienne…), qui m’ont paru un peu pinailleuses au premier abord, mais peuvent sans doute déboucher sur des choses intéressantes.
Mentionnons enfin l’Ombre. Chaque personnage se voit en effet conférer lors de la création une part d’Ombre, indiquant son évolution au fur et à mesure qu’il succombe à la corruption (ce qui peut venir des méfaits qu’il commet, bien sûr, mais aussi, par exemple, des terres qu’il arpente, quand celles-ci sont au mains de Sauron et suscitent angoisse et désespoir). C’est assez bien vu, et surtout parfaitement dans l’esprit de Tolkien, en revenant sur le manichéisme qu’on lui reproche souvent : les PJ sont bien censés être des héros qui accomplissent des actions « morales », et ce mécanisme renforce dans un sens cette idée puisqu’il y a sanction, mais la possibilité de la chute (que ce soit dans la dépression ou dans le mal pur et simple) est toujours présente, ce qui illustre bien l’idée de corruption centrale chez l’auteur, et tout particulièrement sans doute dans les romans « de Hobbits ».
Notons que le livre, assez pauvre en background (certes, on a les bouquins de Tolkien pour ça, mais bon, il n’est pas très pratique de s’y reporter diretement ; à compléter sans doute par le Guide des Terres Sauvages, dont je vous causerai prochainement), s’achève sur un scénario d’introduction qui me paraît remplir parfaitement son office, en introduisant en douceur les mécanismes de jeu, de manière très claire et pédagogique, sans nuire pour autant à l’aventure.
Au final, je suis plutôt satisfait de ma lecture : L’Anneau Unique est autrement plus alléchant que le vieux JRTM, et offre enfin l’occasion de jouer dans l’univers de Tolkien avec un système correct (et même probablement plus que ça). Je l’ai lu rapidement et avec un grand plaisir, pas forcément toujours très présent dans des livres de règles ; je regrette d’autant plus ce défaut de structure qui ne rend pas toujours les choses très claires… Mais j’aurais bien envie de tester la chose, par exemple dans le cadre de la campagne (tout juste esquissée ici) Ténèbres sur la Forêt Noire, tout récemment publiée en français, et dont le principe (un déroulé sur trois décennies) me paraît très alléchant ; je vous en parlerai un de ces jours…
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