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"Dix Petits Nègres", d'Agatha Christie

Publié le par Nébal

"Dix Petits Nègres", d'Agatha Christie

CHRISTIE (Agatha), Dix Petits Nègres, [Ten Little Niggers], traduit de l'anglais par Gérard de Chergé, postface de François Rivière, Paris, Librairie des Champs-Élysées – LGF, coll. Le Livre de poche, [1939-1940, 1963, 1993] 2012, 222 p.

 

Je me souviens encore de mes premiers émois littéraires – avant que je ne me mette à tout dévorer suite à ma découverte émerveillée du Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien, s'entend. Il s'agissait probablement, et tout d'abord, de L'Appel de la forêt de Jack London, puis de Vingt-Mille Lieues sous les mers (surtout) et De la Terre à la Lune de Jules Verne (par contre, en dépit de tous mes efforts, je ne suis jamais parvenu à terminer Autour de la Lune...). Mais il y eut aussi entre-temps une période durant laquelle je me suis pris d'intérêt, sinon de passion, pour les récits policiers « à l'ancienne ». C'est ainsi que mon peu de goût pour Edgar Allan Poe ne m'a pas empêché de lire et relire les aventures de C. Dupin (et en premier lieu bien sûr le Double Assassinat dans la rue Morgue), mais j'ai surtout dévoré alors les Sherlock Holmes de Sir Arthur Conan Doyle (quelques-uns, en tout cas ; je me tâte, j'aimerais bien tenter la relecture un de ces jours...).

 

Et puis, un peu plus tard, il y a eu Agatha Christie. J'ai sans doute beaucoup moins pratiqué la « Duchesse de la Mort » que ses devanciers précités (même si j'en ai vu un certain nombre d'adaptations cinématographiques ou télévisuelles, inévitablement), mais je n'en ai pas moins été bluffé par certaines de ses plus belles réussites, sommets du genre, perfections du whodunit d'une astuce diabolique ; et là je pense avant tout au Crime de l'Orient-Express et plus encore aux Dix Petits Nègres. En fait, cela faisait longtemps que l'envie me titillait de retenter l'expérience avec ces romans (ou avec Le Meurtre de Roger Ackroyd, que, honte sur moi, je n'ai pas lu...), pour voir s'ils me feraient toujours le même effet aujourd'hui. Désœuvré, errant dans une cafeteria d'hosto, je suis il y a peu tombé sur un présentoir où une vingtaine de livres étaient proposés à la vente ; c'est-à-dire, grosso merdo, 95 % de Musso-Levy-Pancol... Mais je suis pourtant tombé par hasard sur un exemplaire de Dix Petits Nègres. L'occasion faisant le larron, j'en ai fait l'acquisition... et ai à nouveau dévoré cette merveille.

 

Est-il vraiment nécessaire de rappeler ici l'intrigue de ce monument du suspense ? Bon, allez, pour la forme... Dix personnes de toutes conditions (ce qui inclut deux domestiques) sont invitées à passer un séjour sur la mystérieuse Île du Nègre, sur laquelle courent les rumeurs les plus folles quant à son acquéreur et ses projets. Quoi qu'il en soit, les dix répondent présents à l'appel d'un certain A.N. O'Nyme (ben tiens...), et les voilà qui embarquent pour l'île coupée de toute civilisation. Les hôtes sont étrangement absents (…), mais tout est assuré pour que ce séjour se déroule dans les meilleures conditions. Les invités apprennent bien vite à se connaître, et à se haïr ou s'apprécier. Mais il y a cette comptine idiote des « Dix Petits Nègres » affichée dans chaque chambre, nursery rhyme morbide apparemment sans raison d'être. Et il y a ces statuettes de petits nègres dans le salon – au nombre de dix.

 

Tout se passe bien, jusqu'à ce qu'un gramophone se fasse entendre, qui accuse les dix personnes présentes d'avoir commis un homicide d'autant plus odieux qu'il échappe à la loi. Le jeune Marston prend cela à la rigolade, se ressert un verre... et tombe foudroyé par le poison. Il n'y aura bientôt plus que neuf statuettes... Et chacun de se mettre en piste de l'assassin : est-il extérieur au groupe, dissimulé quelque part sur l'île... ou, pire encore, fait-il partie des convives ? Horreur et paranoïa se conjuguent avec un brio inégalé tandis que les morts s'accumulent et que les statuettes disparaissent une à une. Il faudra alors se rendre à l'évidence : personne ne se tirera vivant de cette île de cauchemar...

 

L'intrigue, disons-le, est parfaite. Horrible de bout en bout, pourtant toujours crédible et d'une mécanique à toute épreuve, elle emporte le lecteur angoissé dans une mise à l'épreuve de la fatalité dans ce qu'elle peut avoir de plus impitoyable.

 

Certes, Agatha Christie n'était probablement pas une très grande styliste : on soupire parfois devant ses abus de points de suspension ou d'exclamation, ou encore son usage immodéré des italiques (clichés du suspense depuis, on trouve à vrai dire ça dans tous les thrillers ou presque...). Mais peu importe : quelle conteuse d'exception ! Une fois entamé Dix Petits Nègres, il est impossible de lâcher ce roman jusqu'au fin mot de l'histoire, merveilleusement conçue, et qui en fait bien, à n'en pas douter, un chef-d'œuvre du genre.

 

Mais quel genre, d'ailleurs ? Policier ? J'ai un peu de mal à user de ce qualificatif en l'occurrence ; c'est tout de même bien différent des Hercule Poirot ou Miss Marple... Nous sommes bien plutôt ici devant un thriller, voire un pur roman d'horreur ; un concitoyen m'a fait remarquer que, dans un sens, ça tenait du slasher, et je suis tout à fait d'accord...

 

Comme le note François Rivière dans sa postface, « le whodunit (qui a fait le coup ?) s'associe au howdunit (comment s'y est-il pris ?) dans un duel serré de l'auteur avec le lecteur, celui-ci restant bon gré mal gré soumis à l'insoutenable tension d'une dissimulation totale des manigances de l'assassin ». Et c'est ainsi, en s'éloignant du whodunit pur, que « Christie réalise un autre exploit, celui de ne pas composer à proprement parler un ''roman policier'', mais un roman ne ressemblant à rien de ce qu'ont produit ses confrères et néanmoins rivaux, […] un livre inclassable mais dans lequel se reflète comme en un miroir de sorcière tout son art poétique. »

 

Et c'est là l'essentiel : roman à part, il est surtout d'une efficacité incroyable qui transcende les étiquettes. Et on peut bien le qualifier de chef-d'œuvre : quelque chose comme 20 ou 25 ans après ma première lecture, j'en suis ressorti à nouveau béat d'admiration pour l'art de l'auteur (tout en disposant d'un recul que je n'avais certes pas gamin). Pas dit qu'ils soient très nombreux, les livres (a fortiori dits « populaires ») à même de faire cet effet... Dix Petits Nègres est une leçon virtuose, le thriller ultime, celui que trop d'écrivaillons cherchent à copier, sans jamais pouvoir l'égaler. Ils ont encore beaucoup de boulot pour arriver à faire aussi fort...

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