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H.P. Lovecraft : The Decline of the West, de S.T. Joshi

Publié le par Nébal

H.P. Lovecraft : The Decline of the West, de S.T. Joshi

JOSHI (S.T.), H.P. Lovecraft : The Decline of the West, Berkeley Heights – Gilette, Wildside Press, coll. Reference, 1990, 155 p.

 

S.T. Joshi est indubitablement un des plus importants exégètes lovecraftiens à l'heure actuelle, et peut-être même le tout premier. On lui doit, notamment via Lovecraft Studies dont il a longtemps été rédacteur en chef, de très nombreuses communications parfois reprises ultérieurement en volumes, mais aussi deux ouvrages essentiels : I am Providence est sans aucun doute la biographie de référence à l'heure actuelle (c'est une version augmentée de H.P. Lovecraft : A Life), et il faut y ajouter l'ouvrage qui nous retiendra aujourd'hui, H.P. Lovecraft : The Decline of the West, qui fait figure de somme concernant la pensée du gentleman de Providence, ou, autant employer le mot, sa philosophie.

 

J'avais parlé il y a peu de Mosig at Last, de Yōzan Dirk W. Mosig. Dans d'importants articles des années 1970, ce critique affichait sa conviction que Lovecraft n'était pas seulement un brillant écrivain et un épistolier incomparable, mais aussi un penseur remarquable. La publication en 1990 de l'ouvrage de Joshi, dès lors, constitue d'une certaine manière une confirmation de cette intuition.

 

J'avoue avoir trouvé le plan de ce bouquin (par ailleurs pas maniable du tout : format A4, imprimé sur deux colonnes aux caractères riquiqui...) quelque peu étrange, car largement redondant. Joshi commence par étudier la pensée de Lovecraft telle qu'elle s'exprime dans ses œuvres de non-fiction (essais et correspondance, en somme), selon quatre angles : métaphysique, éthique, esthétique et politique (après un développement sur la formation de la culture philosophique de Lovecraft et son orientation). Mais on retrouve ces quatre rubriques dans la deuxième partie, consacrée cette fois aux fictions lovecraftiennes (l'idée étant que la pensée philosophique de Lovecraft les imprègne, ce qui n'a rien d'étonnant, mais aussi qu'elle s'y montre plus nuancée qu'on ne le croirait à première vue, voire à la limite de l'ambiguïté). Enfin, la (très brève) dernière partie, en forme de conclusion justifiant (bof...) le titre de l'essai, s'intéresse au rapport de Lovecraft avec Le Déclin de l'Occident de Spengler.

 

Tout part probablement de la métaphysique, ou presque. On connaît bien le positionnement de Lovecraft à cet égard, qu'il a exposé dans bien des lettres, mais aussi dans quelques essais (par exemple – et l'on établit ainsi un lien avec sa production de nouvelliste – dans « In Defence of Dagon ») : à la base, il y a donc le matérialisme mécaniste, qui emprunte tant aux classiques (Lucrèce, notamment ; je suis en train de relire La Nature des choses, je vous en causerai prochainement) qu'à des penseurs plus contemporains, héritiers des bouleversements scientifiques du XIXe siècle (la théorie de l'évolution, par exemple), bouleversements qui allaient encore s'accroître du temps de Lovecraft, qui devrait donc intégrer à sa philosophie des choses aussi essentielles – et difficiles à appréhender – que la théorie de la relativité et la physique quantique, ou dans un autre domaine la psychanalyse. Cette base implique deux développements notoires : l'athéisme, vigoureux, et, ce qui va de pair – à la frontière de l'éthique – l'indifférentisme cosmique (et non le pessimisme, en dépit d'une certaine influence schopenhauerienne ; mais si les textes de Lovecraft, fictionnels ou non, ne sont guère joyeux, ce n'est pas dans la mesure où il y aurait un complot cosmique d'être néfastes et vicieux, entièrement tournés vers la dégradation et l'annihilation de l'homme, mais, au contraire dans un sens, parce qu'il n'y a rien, et que l'homme est éphémère et insignifiant ; il me semble toutefois que l'on peut y voir une philosophie de l'histoire pessimiste, et pas moins matérialiste et rationnelle, dans la mesure où, souvent, chez Lovecraft, tout est foutu, de toute façon – même si cela n'a pas la moindre espèce d'importance ; à rapprocher peut-être du racisme pseudo-scientifique d'un Gobineau ?).

 

Cet indifférentisme a donc un fort contenu éthique, mais, dans ce domaine de la philosophie, d'autres aspects sont à prendre en considération. En effet, Lovecraft se raccroche à quelque chose, ce que son matérialisme devrait pourtant prohiber : dans un monde dénué de sens, il entend, maladroitement – l'argument ne tient pas, et ses correspondants lui en faisaient parfois la remarque (et peut-être a-t-il fini par l'admettre, mais on rejoint sans doute là le domaine politique), trouver une échappatoire dans la tradition : le vieux gentleman défend ainsi son conservatisme viscéral (peut-on parler de réaction ? Je ne suis pas sûr : il y a certes chez Lovecraft une profonde admiration pour le passé, que celui-ci renvoie à Rome ou au XVIIIe siècle anglais, mais j'ai l'impression que la possibilité du retour en arrière lui paraît inaccessible – même s'il y aurait peut-être matière à débattre à ce sujet, avec une idée d' « éternel retour » ?), et cela le conduit parfois à des conséquences un tantinet absurdes eu égard aux soubassements de sa philosophie : c'est ainsi que notre matérialiste athée admire et fait parfois sien le puritanisme de certaines communautés de Nouvelle-Angleterre... Le rapport à la morale victorienne est sans doute plus complexe (une question traitée tout autant dans le domaine de l'esthétique). On notera enfin dans cette rubrique la position (faussement ?) ambiguë concernant la science et plus largement le savoir : Lovecraft, en bon matérialiste et rationaliste, n'allait certes pas dénigrer ou encore moins condamner la science ; mais certaines de ses nouvelles (notamment, et « L'Appel de Cthulhu » en tête, souvenez-vous de ce célèbre paragraphe introductif) témoignent d'une crainte devant les révélations produites par la science, et leur appréhension par le quidam. Je note aussi cette sentence : « To the scientist there is the joy in pursuing truth which nearly counteracts the depressing revelations of truth. »

 

Si Lovecraft était ainsi passablement conservateur sur le plan éthique (voir plus bas pour le politique), il est peut-être plus difficile de déterminer son positionnement en matière esthétique : certes, sa plume contournée renvoie au XVIIIe siècle anglais, et la question de « l'anxiété de l'influence » est chez lui fondamentale (rappelez-vous cette déclaration sur ses textes « à la Dunsany » et « à la Poe », lui qui cherchait désespérément des textes « à la Lovecraft ») ; mais il se situe à l'avant-garde sur d'autres plans – ne serait-ce, d'ailleurs, que dans son goût pour le genre, et le « weird » en particulier. Il entretient par ailleurs des relations ambiguës avec la littérature la plus avancée de son temps : parfois séduit par les productions artistiques des décadents (en réaction à la morale victorienne), il a cependant bien du mal à les apprécier en tant que personnes (voir son rapport à Oscar Wilde, par exemple) ; il lit les choses les plus modernistes (Joyce, Eliot), les condamne parfois farouchement, mais parfois aussi évoque une certaine admiration pour ce que ces œuvres ont d'important...

 

Reste enfin le domaine politique. Sans surprise (chassez le naturel...), c'était celui qui m'intéressait le plus ; ce qui explique peut-être pourquoi j'ai trouvé Joshi un peu trop bref, voire lacunaire, sur la question... À l'origine, comme de juste, il y a le conservatisme (on retrouve le domaine éthique), mais la question se complique au fil des années, et la donne change progressivement. Dans des lettres tardives, on voit d'ailleurs Lovecraft rejeter son conservatisme politique originel avec des termes passablement durs, et reconnaître que les « libéraux » (au sens américain) qu'il vilipendait avaient en fait raison... On sait que Lovecraft, dans ses dernières années, s'est tourné vers un socialisme (très) modéré, votant en faveur de Franklin Delano Roosevelt et du « New Deal », qu'il en vint à défendre avec un certain militantisme ; son expérience de dèche monstrueuse à New York et par la suite a sans doute joué un rôle à cet égard ; cela dit, son « socialisme modéré » est davantage justifié par la crainte d'affrontements de classes inéluctables autrement, que par un réel souci de justice. Il faut dire que, même dans la dèche, Lovecraft est avant tout un aristocrate ; certes pas un ploutocrate, c'est rien de le dire, et il a toujours méprisé le capitalisme. Mais il voulait croire en une aristocratie de l'intellect, dont, comme de juste, il faisait partie. Ce qui éclaire peut-être d'une certaine manière l'emploi du terme « fascisme » dans certains de ses textes les plus tardifs, et notamment les utopies des Choses Très Anciennes dans Les Montagnes Hallucinées et de la Grand-Race dans « Dans l'abîme du temps » ; Joshi regrette l'emploi de cette notion, mais je ne lui donne pas vraiment raison ; il me semble en effet que, si le fascisme est essentiellement populiste, il peut se combiner, chez les élites, avec cette idée d'aristocratie, tout en gardant une base sociale forte (voyez les libertins de Salo ou les Cent Vingt Journées de Sodome ? Je n'ai pas aimé le film de Pasolini, mais sous cet angle il me paraissait assez pertinent...). Aussi aurais-je apprécié davantage de développements sur cette question complexe (il est dommage, par exemple, que Joshi n'évoque quasiment pas du tout le rapport de Lovecraft au nazisme : ses lettres en la matière sont très intéressantes et édifiantes). Dans le domaine politique, il faut en outre accorder une place importante au racisme. Ici, contrairement à ce qui s'est produit pour l'orientation politique globale de Lovecraft, il n'y a pas vraiment eu d'évolution, ou en tout cas de changement d'optique aussi notoire, contrairement à ce que l'on a parfois prétendu ; ses textes, fictions ou non-fictions, restent longtemps imprégnés de racisme et, à titre d'exemple, il a toujours été persuadé, jusqu'au dernier moment, de l'infériorité biologique des Noirs, quoi que l'on ait pu lui dire à ce sujet (c'était semble-t-il un point d'achoppement avec certains de ses correspondants, bien éloignés de ce genre de doctrines) ; la question de l'immigration est sans doute plus complexe. Je regrette par ailleurs que Joshi n'ait pas accordé de développements spécifiques en ce qui concerne l'antisémitisme (à peine évoqué par la bande, pour « justifier » le rejet du christianisme) ; les rapports entretenus par Lovecraft avec son épouse Sonia Greene, ou encore avec Samuel Loveman, sont pourtant fort intéressants à cet égard...

 

Reste enfin le chapitre en forme de conclusion, consacré à Spengler et à son Déclin de l'Occident, œuvre qui a fortement marqué Lovecraft (même s'il n'en a semble-t-il lu que le premier tome, sur deux). Il ne m'apparaît cependant pas opportun de développer outre-mesure à ce sujet, craignant la redondance ; notons juste cette idée essentielle de l'assimilation des cultures à des organismes biologiques, qui se développent puis se dégradent... Encore une philosophie matérialiste de l'histoire, en somme.

 

Ouvrage passionnant (même si je regrette donc quelques vides dans le questionnement politique), H.P. Lovecraft : The Decline of the West est à vrai dire indispensable ou peu s'en faut à l'appréhension de Lovecraft le philosophe. S.T. Joshi a livré un travail remarquable, illustrant à merveille la complexité du gentleman de Providence ; car, en définitive, en disséquant le penseur, il a révélé l'homme ; et, comme tout homme, on ne saurait l'enfermer dans des formules toutes faites. Ce n'est pas là la moindre réussite de cet ouvrage de référence.

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