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Super-Cannes, de J.G. Ballard

Publié le par Nébal

Super-Cannes, de J.G. Ballard

BALLARD (J.G.), Super-Cannes, [Super-Cannes], traduction de l'anglais par Philippe Delamare, Auch, Tristram, coll. Souple, [2000] 2015, 461 p.

 

Reparu en même temps aux excellentes éditions Tristram, dans la collection « Souple », que La Face cachée du soleil, Super-Cannes, Ballard assez tardif, est représentatif de cette même veine de critique sociale déguisée en polar (ou l'inverse), n'ayant plus grand-chose à voir avec la science-fiction des origines, même si la prospective (à très court terme) y joue un rôle fondamental. La reparution concomitante de ces deux titres (qui se sont suivis en VO) est ainsi bienvenue, et l'on peut vraiment y voir un diptyque, dans la mesure où les analyses, dans l'un de la société des loisirs, dans l'autre de la société du travail, sont complémentaires, et dessinent un tableau sinistre de notre monde et de l'évolution dans laquelle il s'est engagé. On pensera aussi tout naturellement, une fois de plus, à Sauvagerie... mais aussi, de nouveau, on pourra remonter à Vermilion Sands, une utopie hideuse et hyperactive renversant le cocon arty léthargique des origines.

 

L'action prend place essentiellement à Éden-Olympia, un parc d'activités high-tech (inspiré de Sophia-Antipolis) sur les hauteurs de Cannes. S'y retrouvent gros cadres et scientifiques à la pointe, qui définissent, dans un cadre spécialement étudié pour accroître leur productivité, de quoi aura l'air le lendemain. Ici, les habitants sont riches, très riches ; et ils passent leur temps à travailler. Le travail est à vrai dire leur seule et unique préoccupation, tout le reste étant pris en charge. C'est un havre pour cadres sup qui ont décidé de sacrifier leur vie à leur entreprise. Il n'y a pas de criminalité à Éden-Olympia ; et tout y est propre, si propre que cela en devient effrayant. Les caméras forcément omniprésentes achèvent de transformer ce faux bucolique à richouzes en un cauchemar orwellien soft, autant dire un rêve pour les habitants, assurément volontaires et séduits par l'endroit.

 

Mais il y a eu un « petit souci »,,, Oh, trois fois rien : un médecin anglais, David Greenwood, y a pété un câble, et a tué dix personnes (sept gros cadres et trois « otages » des services d'entretien), avant de retourner son arme contre lui, en l'espace d'une matinée qui a fait tache. Personne, à vrai dire, ne comprend pourquoi le sympathique jeune homme, très consciencieux, investi dans l'humanitaire et l'associatif, a agi de la sorte, y gagnant sans doute la qualification de « forcené » dans les médias. Le psychiatre Wilder Penrose ne semble pas plus à même que les autres d'expliquer ce « moment d'égarement »...

 

Le poste et la maison de Greenwood ont été réattribués quelques mois après le drame. Le docteur Jane Sinclair – qui connaissait son prédécesseur, pour avoir étudié avec lui – se rend ainsi à Éden-Olympia afin de soigner les ultra-riches, contre un très joli revenu qu'elle ne pouvait espérer nulle part ailleurs. Son mari, Paul, ex-pilote qui a du mal à se remettre d'un accident au décollage, l'accompagne. Or Paul n'a pas grand-chose à faire, et, impressionné par cette histoire comme par le cadre d'Éden-Olympia, il décide de « rouvrir l'enquête ».

 

C'est ainsi qu'il va découvrir, au-delà de la façade ensoleillée et du gazon coupé au millimètre, un autre visage d'Éden-Olympia : un délire utopique sadien, où la folie et la perversion sont canalisées à des fins thérapeutiques par un médecin qui voit dans ces bouffées d'ultra-violence le meilleur moyen de préserver la santé, physique comme mentale, de ses patients, au mépris de toute morale. David Greenwood était-il fou ? Non : le problème est qu'il ne l'était pas assez... Sans doute est-ce pour cela qu'il n'a pas su tolérer indéfiniment les exactions du « club de bowling » d'Éden-Olympia, leurs « ratissages » racistes, descentes au milieu des putes mineures, le trafic de drogue qui accompagnait tout ça, etc. Et Paul Sinclair, alors ?

 

Virulent tableau d'un capitalisme jusqu'au-boutiste, déifiant la valeur travail et sacrifiant tout à la productivité, dans un ensemble hideux redéfini par la « vertu d'égoïsme », Super-Cannes assassine la Riviera rêvée des forçats volontaires du gros pognon. La critique, si elle est outrancière, est étrangement pertinente... en même temps que les dissertations de Penrose suscitent un vague trouble chez le lecteur qui, à l'instar de Paul, serait presque convaincu, par moments, du bien-fondé de cette pseudo-thérapie par l'ultra-violence, point culminant d'un nihilisme capitaliste englobant, assouvissant ses fantasmes de domination des corps et des âmes de manière irrésistible.

 

Pas vraiment de la science-fiction, non... Ballard ne déplace pas son utopie répugnante sur quelque exoplanète éloignée ou dans quelque lointain futur plus ou moins déterminé ; c'est de l'ordre du possible, certes, mais, finalement, l'écrivain n'en a pas besoin ici ; car, à tout prendre, nous vivons déjà dans ce monde-là, des arcologies de la côte aux horaires infernaux, mais souvent souhaités davantage que subis, de cadres qui ont abandonné toute conscience d'eux-mêmes comme du monde, au seul profit du profit. Ce qui est insoutenable, mais aussi, peut-on le craindre, inéluctable, du moins à brève échéance. La folie guette, ainsi, tant chez les acteurs de la grande escroquerie du fric virtuel que chez ceux qui en pâtissent d'ores et déjà.

 

Super-Cannes est probablement plus immédiatement convaincant que La Face cachée du soleil, à mes yeux en tout cas. Il y a encore trop de rêve honnête dans ce dernier, tandis que Super-Cannes anéantit toute illusion de répit, en s'assumant comme cauchemar grinçant. Aussi est-il plus convaincant. Mais est-il si bon que ce que l'on m'en avait dit ? Là, je ne suis pas tout à fait certain. Et pas seulement parce que la traduction m'a paru un peu bof, parfois, ou que la fin coule de source ; le côté vaguement couillon de Paul passe raisonnablement, aussi. Mais, si la farce ballardienne justifie bien une bonne dose de caricature, et l'auteur ne s'en prive pas, il aurait peut-être mieux fait à l'occasion ; le roman m'a paru probablement trop long, aussi ; enfin, il abonde en mini-scènes de cul un brin lassantes, dans leur vanité bourge (certes essentielle au propos), bien éloignée de l'authentique perversion du sublime Crash !, par exemple.

 

Super-Cannes est certes un bon roman. Mais peut-être pas si bon que ça... En tout cas, il a quelque chose de représentatif de cette « dernière manière » de l'auteur qui, si elle me parle toujours, n'atteint clairement pas à mon sens à la perfection de Vermilion Sands (et à vrai dire de la plupart des nouvelles de l'auteur) ou de la « trilogie de béton ». Mais bon : c'est du Ballard, hein, alors c'est bien.

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E
J'ai grandi à Cannes et je connais bien Sophia Antipolis... Hâte de lire ce roman qui m'a l'air bien corrosif !
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