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Walden ou La Vie dans les bois, de Henry David Thoreau

Publié le par Nébal

Walden ou La Vie dans les bois, de Henry David Thoreau

THOREAU (Henry David), Walden ou La Vie dans les bois, [Walden or Life in the Woods], traduction et notes par Germaine Landré-Augier, préface par Michel Onfray, Paris, Flammarion – Climats, [1854, 1967] 2015, 410 p.

 

Cela faisait longtemps que je comptais lire ce classique d'entre les classiques de la littérature américaine qu'est Walden d'Henry David Thoreau, dont je ne connaissais pour lors que De la désobéissance civile, bref pamphlet d'une importance considérable, qui a eu la postérité que l'on sait. Un aimable citoyen, grand amoureux de la nature (ainsi que de la nature maîtrisée par l'homme), m'a gentiment offert Walden, c'était donc l'occasion ou jamais. Encore que... À vrai dire, je ne sais pas vraiment si mon hospitalisation était le meilleur moment, ou le pire, pour lire cet ouvrage de « philosophie concrète », prisant tout particulièrement l'optimisme et la confiance en soi...

 

Une chose est cependant à noter d'emblée : même si la lecture de Thoreau n'est sans doute pas aussi répandue et incontournable en France qu'elle l'est dans sa patrie, le fait est que, chez nous aussi, on se trimballe de manière un peu forcée et assurément caricaturale un « mythe Thoreau » : l'auteur de De la désobéissance civile est allé en prison pour avoir défendu ses idées politiques en refusant de payer l'impôt à un gouvernement esclavagiste ? En fait, il n'a passé qu'une nuit en cellule, dans des conditions de confort tout à fait raisonnables... L'auteur de Walden a vécu isolé dans une cabane construite de ses propres mains ? En fait, l'expérience a duré deux ans et deux mois, avec des pauses, de nombreuses virées dans la ville toute proche de Concord (une par semaine au moins), et des visiteurs très réguliers : Thoreau n'était pas, disons (je n'ai pu m'empêcher d'y penser), un Kamo no Chômei (hop), sa vie près de l'étang de Walden n'avait finalement pas grand-chose d'un ermitage.

 

Plus globalement aussi, on a fait de Thoreau un transcendentaliste, mais sa philosophie s'en éloigne souvent ; à vrai dire, il n'est pas étiquetable aussi facilement – on tendra donc à le qualifier de « non-conformiste » ou d' « hétérodoxe »... Il faut dire que sa pensée comme sa pratique (car Thoreau se pose en « philosophe agissant », et certainement pas en professeur de philosophie) jouent de manière complexe avec les courants, les notions, etc., et on peut même être déconcerté, assez régulièrement, par les nombreuses contradictions (apparentes ?) qui semblent en émerger. Ainsi Thoreau se moque-t-il souvent des « réformateurs », mais l'homme de la désobéissance civile, au-delà l'abolitionniste, ou dans un autre registre le – presque – végétarien (eh !), était-il vraiment autre chose ? Thoreau, libéral à bien des égards, n'en est pas moins franchement réactionnaire ici, l'expérience de Walden témoignant d'un certain primitivisme (vaguement luddiste) qui peut à bon droit laisser perplexe. Ses notions de Dieu comme de la foi sont aussi ambiguës que son rapport à l'opposition nature/culture. Il déplore la mode « orientale » de son temps, tout en revenant systématiquement aux textes sacrés de l'Inde, qu'il prisait par-dessus tout, ou encore à l'enseignement de Confucius... On pourrait probablement continuer longtemps comme cela.

 

Et c'est notamment pour cela qu'il me paraît difficile de se réclamer de la philosophie de Thoreau ; en tout cas, c'est au-dessus de mes forces... D'autant que je ne peux m'empêcher d'y voir une certaine naïveté (en espérant qu'il ne s'agisse pas de mauvaise foi !), que cette tentation réactionnaire (au sens anti-technologique notamment) me donne des boutons, ainsi que son éloge d'un certain égoïsme, tendant vers la « vertu d'égoïsme » qui a eu l'écho que l'on sait outre-Atantique, tout cela me paraissant difficile à louer.

 

Autant le dire, donc : la « philosophie en acte » de Walden m'a laissé au mieux froid, au pire m'a fait soupirer, et m'a par ailleurs souvent déconcerté. À Thoreau, sous cet angle, je préfère largement ses nombreuses inspirations antiques, comme les cyniques (à côté de Diogène, Thoreau fait vraiment petit joueur mondain, quoi qu'il en dise...), les épicuriens, voire les stoïciens (même si ce dernier courant me parle beaucoup moins que les deux précédents) ; étrangement, l'insupportable pseudo-philosophard médiaticouille Michel Onfray se montre à cet égard relativement pertinent dans sa préface, et, de manière encore plus étonnante, il n'y tire pas excessivement la couverture à lui... (Ah, et, tant qu'on est dans l'enrobage : les notes en fin de volume sont calamiteuses...)

 

Heureusement, Walden, ce n'est pas que ça. D'ailleurs, si cette philosophie est sous-jacente à l'ensemble du livre, elle n'est clairement mise en avant, pour l'essentiel, que dans le il est vrai très long premier chapitre, « Économie ». Walden est au-delà un récit de communion (même relative...) avec la nature, qui me paraît constituer un prédécesseur adéquat au « nature writing » tel qu'on le trouve pratiqué, par exemple, aux très bonnes éditions Gallmeister. Et, pour le coup, si la philosophie, ou, pire encore ! la science viennent parfois perturber le cours du récit (car récit il y a, finalement), le reste est parfois, voire souvent, d'une très grande beauté, et d'une finesse tout à fait remarquable. J'en veux pour preuve notamment l'étonnant et clairvoyant chapitre intitulé « Bruits » (du field-recording littéraire !), mais on pourrait aussi évoquer le rendu des saisons, générateur de très belles images (l'hiver, surtout).

 

C'est ici, dans un sens, que cette expérience philosophique devient pleinement littérature, et c'est à mes yeux ce qui vient la justifier. Car, à vrai dire, j'ai l'impression que cette retraite au bord de l'étang de Walden, à proximité de Concord (mais aussi, Thoreau y revient souvent, d'une ligne de chemin de fer), impliquait dès l'origine ce projet littéraire, qui vient biaiser l'aventure (et autant pour le rejet des mondanités...) ; c'est peut-être un peu mauvaise langue, mais après tout, dans sa cabane qu'il a bâtie de ses mains, Thoreau lit beaucoup (« les bons livres », c'est-à-dire essentiellement des reliques de l'Antiquité à l'en croire...) et écrit tout autant. C'est peut-être d'ailleurs la limite de l'expérience de Walden, au sens le plus noble que l'auteur semble défendre avec sa philosophie agissante (bien qu'il prétende ne pas en faire un modèle à suivre, il faudrait à l'en croire y voir une forme d'accomplissement personnel, dès lors pas nécessairement justifiable et bienvenu pour tous) : la littérature – et donc la culture – y entretient des relations ambiguës avec la nature ; mais, à tout prendre, a fortiori pour nous et a fortiori aujourd'hui, cette nature n'est accessible que par la littérature, ou peu s'en faut : Walden, récit d'une expérience, a dès lors quelque chose d'un reliquaire, et sa nature (aha) de témoignage s'en trouve renforcée. Et c'est là qu'il est juste, et efficace.

 

Un livre étonnant, donc, et difficile à classer. Ce qui est le plus souvent tant mieux à mes yeux... Cela dit, ce « classique », si sa lecture aujourd'hui reste pleinement justifiée, m'a donc laissé une impression mitigée ; car il est parfois vaguement agaçant, parfois même – oh ! – un peu chiant... Et pourtant, au-delà, il est bien à l'occasion paré d'une auréole de pure beauté.

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