Nous allons tous très bien, merci, de Daryl Gregory
GREGORY (Daryl), Nous allons tous très bien, merci, [We Are All Completely Fine], traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurent Philibert-Caillat, entretien avec l’auteur d’Erwann Perchoc, Saint-Mammès, Le Bélial’, [2014] 2015, 193 p.
J’ai envie d’aimer ce qu’écrit Daryl Gregory. Ne serait-ce que parce qu’il écrit de l’horreur (enfin, plus ou moins, il jongle pas mal entre les genres, au fond…), et que l’horreur littéraire est actuellement beaucoup trop délaissée à mon goût, pour des raisons que je serais bien en peine d’expliquer. Deux de ses livres ont été publiés récemment par les éditions du Bélial’ (lesquelles, tout slurp mis à part, me paraissent franchement les plus intéressantes de l’imaginaire français à l’heure actuelle, à en voir bon nombre de publications récentes, ainsi que ses très alléchants projets) : L’Éducation de Stony Mayhall, dont je vous avais parlé il y a quelque temps, et le court roman Nous allons tous très bien, merci, dont je vais vous causer aujourd’hui.
Cela dit, je n’avais pas été totalement convaincu par le premier de ces romans… Je l’avais trouvé bon, certes, mais j’en suis néanmoins sorti un peu déçu. Et je crois, en fin de compte, que c’est un peu la même chose pour celui-ci…
Pourtant, il ne fait pas de doute que l’auteur a du talent, et des idées – ainsi qu’une belle aptitude à projeter son récit dans des directions inattendues, promenant le lecteur avec une aisance remarquable. C’était vrai dans son roman de zombies, c’est toujours vrai dans celui-ci.
Mais chaque chose en son temps. Le point de départ de Nous allons tous très bien, merci, est vraiment bon. Il s’agit de mettre en scène une thérapie de groupe – pratique que je sais particulièrement anxiogène, vilaine expérience personnelle… –, et pas n’importe laquelle : le docteur Jan Sayer regroupe en effet cinq victimes, affectées de stress post-traumatique, tout droit sorties de films ou de livres d’horreur. Stan, ainsi, le plus âgé, coincé dans son fauteuil roulant et exhibant volontiers ses perturbants moignons, a survécu a sa capture et sa détention par une famille de cannibales dégénérés, qui sentent bon les films d’horreur américains des années 1970 (on pense en tout premier lieu à La Colline a des yeux et Massacre à la tronçonneuse). Barbara, pour sa part, a subi la folie du Scrimshander, un psychopathe qui sculptait les os de ses victimes – et elle ne manque pas, au-delà de cette particularité, d’évoquer une survivante de slashers, du coup. Harrison, c’est encore autre chose : adolescent, il a survécu à un étrange phénomène qu’on qualifiera de « lovecraftien » sans en savoir beaucoup plus – c’était à Dunnsmouth, hein… Surtout, il est devenu bien malgré lui le héros d’une série de romans jeunesse (Daryl Gregory a d’ailleurs écrit un bouquin centré sur lui, on verra bien si ça sort chez nous un jour), un « investigateur de l’impossible » adolescent… Il en reste deux autres, plus jeunes… et encore plus mystérieux, à certains égards : Martin, difficile à cerner derrière ses étranges lunettes qu’il ne quitte jamais, et Greta – qui se tait (mais a pu à un moment dévoiler une partie de son corps, recouverte intégralement d’inquiétantes scarifications…).
Daryl Gregory, via ce petit groupe, s’intéresse donc au sort des victimes de l’horreur, après que le générique de fin a débuté, ou quand on a refermé le livre après la dernière page. Une très bonne idée, vraiment, et qu’il gère assez adroitement – via les récits que font ces patients d’un genre très particulier. Si Stan aime raconter le cauchemar qu’il a vécu (et le montrer, lui dont les stigmates sautent aux yeux), les autres, globalement, se montrent logiquement plus réservés. D’où un aspect important de Nous allons tous très bien, merci : le récit comporte bien des zones d’ombre, et, autant le dire, toutes ne seront pas explicitées à la fin – ce qui me va très bien à l’occasion, et a souvent quelque chose de « réaliste », mais me paraît un peu frustrant ici… malgré ce point de départ qui légitime bien cette approche.
En tout cas, ainsi que noté plus haut, l’auteur se montre adroit pour aiguiller son récit sur des rails surprenants. La brièveté et la densité de la chose m’empêchent d’en dire beaucoup plus ici, mais avançons du moins que Nous allons tous très bien, merci ne relève pas seulement de l’horreur mais bien du fantastique (assez « pulp » pour le coup), et qu’il n’y a pas de hasard dans tout cela…
On reconnaît bien ici, en tout cas, l’auteur de L’Éducation de Stony Mayhall : les deux livres sont certes très différents, ne serait-ce qu’en volume et dans l’intention, mais ils ont néanmoins un certain nombre de points communs, jouant parfois pour eux, d’autres fois contre… Ainsi, l’intelligence des deux livres ne saurait faire de doute ; ils sont bien vus à tous les niveaux, et il est très appréciable qu’ils se montrent aussi surprenants jusque dans leur part d’hommage, laquelle est très pertinente, au-delà d’une simple compilation de clins d’œil : en tordant les clichés, Daryl Gregory interroge le genre de la meilleure façon. Ainsi se conclut le roman : « Nous ne nous sentons chez nous que lorsque nous avons un peu peur. » Il n’y a là non plus pas de hasard (même si l’on peut bien parler d’une certaine logique un peu tordue) : le lecteur amateur d’horreur se trouve ainsi questionné dans sa passion vaguement masochiste et en tout cas « pas normale ». Il est à vrai dire lui-même participant de la thérapie…
Impression renforcée, d’ailleurs, par un procédé stylistique qui saute à la gueule et se montre assez déconcertant : chaque chapitre du roman s’ouvre sur un « nous » flottant, dont on ne sait trop qui il inclut au juste, et qui laisse progressivement la place, dans une certaine confusion, au point de vue à la troisième personne, d’abord d’un seul des intervenants, puis de plusieurs, à mesure que le groupe apprend à se connaître et devient lui-même une « forme » à part entière.
C’est plus ou moins convaincant, ceci dit… Une fois de plus, j’ai trouvé le style de l’auteur… pas terrible, disons. Instinctivement, j’aurais envie de dire que tout cela est « mal écrit », ce qui est toujours un peu brutal, et je ne saurais trop dire exactement en quoi ça ne passe pas à mes yeux (sauf pour l’humour éventuel, qui ne marche tout simplement pas)… Pourtant, il y a une réflexion derrière l’écriture (le truc du « nous » en témoigne), mais le résultat n’est pas forcément très pertinent, je trouve.
Nous allons tous très bien, merci, n’est de toute façon pas exempt de défauts, loin de là : au-delà des (peut-être trop nombreuses à mon goût) zones d’ombre évoquées plus haut et de cette plume au mieux quelconque, on peut trouver certains personnages un peu faibles, peut-être car trop archétypaux, même si cette approche peut se comprendre dans ce contexte (Barbara, surtout, et dans une moindre mesure Greta, restent à mon sens les meilleurs, car les plus subtils, les moins unilatéraux). Par ailleurs, la voie dans laquelle s’engage le récit est plus ou moins satisfaisante : pour ma part, je l’ai trouvée un peu trop « pulp », donc, pas vraiment à la hauteur de ce superbe point de départ (même si elle fournit l’occasion d’autres mises en abyme)…
Et donc, au final, j’ai un peu le même sentiment que pour L’Éducation de Stony Mayhall : c’est bien, oui, mais ce n’est pas si bien que ça. J’ai apprécié ma lecture, mais en sors néanmoins un brin déçu – séduit par bien des aspects, mais un peu perplexe devant quelques autres. Je reste curieux, cela dit – et il y a bien des portes ouvertes qui pourront être utilisées ultérieurement, d’une manière ou d’une autre – Daryl Gregory n’exclut rien à cet égard.
(Il y a d’ailleurs un projet d’adaptation en série télé de Nous allons tous très bien, merci – qui devrait fortement extrapoler, vu la brièveté du matériau d’origine ; on notera inévitablement que c’était Wes Craven qui devait s’en charger, et réaliser notamment le pilote – oups… Mais le projet était semble-t-il assez avancé et devrait se poursuivre malgré la mort du papa de Freddy. On verra bien…)
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