Daredevil (saison 1)
Marvel’s Daredevil, saison 1 (treize épisodes), 2015
J’ai été, à plusieurs époques, un gros consommateur de comics. Mais de manière un peu chaotique, et tout ça coûte bien cher… Il m’en reste cependant quelques traces, témoignant d’un intérêt toujours vivace, mais pas évident à gérer sur le long terme. Cela dit, mon éducation aux comics a eu lieu dans un cadre bien précis, souvent perçu aujourd’hui comme une navrante impasse : je m’y suis mis, en gros, tout gamin, vers la fin des années 1980 ou le début des années 1990, une période où les comics, bien loin de la fraîcheur et éventuellement de la naïveté associées au prétendu « âge d’or » (que je n’ai jamais creusé) et même à « l’âge d’argent » (envisagé plus tard, devenu adulte, mais presque uniquement sous l’angle Marvel), jouaient la carte de la noirceur et de la violence – on a pu en rendre responsables quelques grands titres des années 1980, notamment ceux d’Alan Moore (Watchmen au premier chef, mais d’autres choses aussi, comme Killing Joke, sans doute) ou de Frank Miller (avec là encore du Batman, décidément – Year One et surtout The Dark Knight Returns), autant de chefs d’œuvre que je ne découvrirais que bien plus tard. Mais ils avaient semble-t-il entraîné un mouvement de fond dans les comics, qui ont pour bon nombre d’entre eux emprunté cette voie, sans doute avec bien moins de brio… Cela dit, ce caractère sombre et violent s’accordait bien à mes goûts, hein. Le vrai problème à mon sens était plutôt – mais on l’envisageait comme un corollaire – l’épate visuelle, qu’on a bien vite associée de manière caractéristique au label Image (le bien nommé) tout récent, et qui réunissait cependant pas mal de gens que j’avais appréciés chez Marvel, comme Todd McFarlane, Jim Lee ou Alan Silvestri. Et là, pour le coup, oui, il y a peut-être eu une impasse…
Plus tard, il est devenu presque inévitable de regretter cette fâcheuse époque, et on a parfois tenté de retourner d’une certaine manière à ce qui se faisait avant – une chose qu’Alan Moore lui-même a volontiers accomplie, tout en étant justement associé au label Image (via les merveilles d’America’s Best Comics, mais aussi avec Suprême dans le label Awesome – ses épisodes de Wildcats, par contre, ne m’ont pas semblé présenter vraiment d’intérêt…). Mais la vague d’adaptations cinématographiques de ces dernières années – en affichant souvent une volonté ambiguë de « réalisme » – a plus qu’à son tour recyclé la période « sombre », avec plus ou moins de réussite. Plutôt moins… J’ai suivi pendant un temps les sorties en la matière, souvent désastreuses, toujours critiquables (à mon sens, le meilleur opus était le X-Men 2 de Bryan Singer, fun et bien pensé, mais je n’ai pas vu grand-chose depuis…).
Veuillez me pardonner cette petite introduction personnelle, mais elle me paraît avoir du sens au regard de ce qui va suivre…
Et donc Daredevil. Le justicier aveugle Matt Murdock n’avait pas forcément grand-chose pour m’attirer, j’imagine – si le fond du personnage est intéressant (mais ça ne ressort pas nécessairement du premier contact, il faut sans doute creuser quelque peu), son costume (encore que le rouge ait représenté un sacré progrès sur le noir et jaune originel) pas plus que ses facultés surnaturelles plus ou moins floues ne m’attiraient plus que ça… Pourtant, à l’époque, je m’étais quand même procuré L’Homme sans peur, scénarisé par Frank Miller et illustré par John Romita Jr, présenté comme un événement – et, oui, ça m’a fait de l’effet : c’était… différent.
Le souvenir en est resté – y apparaissaient des personnages marquants tels que Foggy Nelson, ou, autrement charismatiques, Stick et Elektra… Et, plus tard – quand Panini Comics s’est lancé dans la publications d’ « intégrales » (qui ne l’étaient pas vraiment, du coup) –, j’ai pu enfin lire le run de trois ans du jeune Frank Miller sur la série, au début des années 1980, qui avait radicalement redéfini le personnage et son univers – plus sombre que jamais, avec un héros passablement névrosé, une relation complexe avec Elektra, une atmosphère de polar suintant la corruption du fait de la seule présence du Caïd, bien plus subtil qu’auparavant (et notamment ses premières apparitions dans Spider-Man) ; avec aussi un graphisme superbe, très dynamique, sans doute passablement original pour l’époque (même si Miller n’avait pas encore pleinement développé sa patte caractéristique, c’était déjà très fort). Je suppose que, de la part de Marvel, le fait de confier cette série relativement « secondaire » à Frank Miller tenait peu ou prou du pari – mais il a été remporté au-delà de toute espérance : ces épisodes sont devenus cultes, redéfinissant le personnage sans vraie possibilité de retour en arrière, et se sont qui plus est semble-t-il très bien vendus…
Hélas, il n’est sans doute pas donné à tout le monde d’utiliser ce riche matériau pour en faire ressortir au mieux l’essence. En a témoigné le pathétique navet « signé » par un certain Mark Steven Johnson avec l’infect Ben Affleck dans le rôle de Matt Murdock ; cette merde odieuse pompait essentiellement dans les épisodes cultes de Frank Miller (avec notamment Elektra – qui s’est vu consacrer un film elle aussi, je n’ai pas eu le courage de le regarder…), mais avec un mauvais goût et une totale absence de talent atteignant des proportions épiques : en guise de résultat, un film moche, con et ridicule, un gâchis hideux qui avait de quoi écœurer les amateurs à jamais…
Tout récemment, cependant, Marvel via Netflix s’est lancé dans une adaptation de Daredevil en série. Et j’en avais entendu dire plutôt du bien, bizarrement… Curieux, j’ai donc fini par me lancer dans la chose – en supposant bien qu’une fois de plus, ce serait le Daredevil version Frank Miller qui passerait à la casserole : un Daredevil sombre et violent.
…
Mais je ne m’attendais certainement pas à ce que ce soit si sombre et violent.
Et ça m’a fait un choc : disons-le, c’est à l’occasion carrément gore (et Matt Murdock s’en prend vraiment plein la poire dans chaque épisode ou presque – à la Kick-Ass, peut-être ? Je ne connais que la BD)… Le gore, j’ai donné, je n’ai rien contre – mais il pose toujours ou presque la question de l’à-propos. Et, ici, je ne suis pas sûr que ce soit très pertinent… La violence extrême de la série peut certes se justifier d’une certaine manière, au regard donc de la période Miller, mais je redoute à vrai dire qu’elle contribue largement à dissuader les amateurs de la BD de se lancer dans l’expérience de la série ou de la prolonger… Ce qui est sans doute dommage. C’est bien, en tout cas, une caractéristique essentielle de la série, qui, pour le coup, tranche radicalement avec l’univers Marvel classique.
C’est d’autant plus étonnant, mais la série se montre pourtant parallèlement assez fine dans l’évocation du personnage (Matt Murdock, le justicier nécessairement aveugle, avocat – libéral – le jour et vigilante – fascisant ? – la nuit, catholique d’occasion saturé de remords et de péché, toujours obsédé par l’exemple de son boxeur de père et par la culpabilité découlant de son sort), de son cadre (Hell’s Kitchen, bien sûr, ce quartier de New York au nom délicieusement improbable et à propos) et de son entourage – avec une ribambelle de personnages pour la plupart tirés directement de la BD, et globalement très bien rendus (j’y reviens). On ne reconnaît donc probablement pas Daredevil dans cette débauche graphique de violence et de douleur – et pourtant tout est là, et de manière assez adroite, au fond. Et là, pour le coup, ça marche très bien, en fait : les diverses allusions à l’univers et aux personnages de la BD pourraient donner une impression de « fan service » un peu vain, mais ça va probablement plus loin que ça, et ça participe du statut assez ambigu de cette série, qui est bel et bien une adaptation (j’y reviens bien vite après The Man in the High Castle, décidément) – elle reprend bien des choses du matériau originel, mais en affichant d’emblée sa singularité…
Sous cet angle déjà, la série se montre autrement plus convaincante que le naveton de sinistre mémoire cité plus haut. Elle l’écrase aussi sur le plan technique (sauf peut-être sous l’angle de la bande-son, assez terne à mon sens – néanmoins supportable, tandis que le film abusait de soupes FM à s’arracher les oreilles…) : là où le long-métrage était moche, typique d’une réalisation de yes-man sans âme, et était qui plus est pénalisé par une incompétence totale en matière de combats, que ce soit sur le plan de la chorégraphie, du montage, de la vitesse, ce que vous voulez, la série affiche rapidement une esthétique assez remarquable, travaillée mais (le plus souvent du moins) sans esbroufe, et qui sait, le moment venu, se montrer d’un dynamisme et d’une fluidité dans les combats, le plus souvent joliment chorégraphiés, qui en font ressortir paradoxalement tant la violence qu’une certaine… élégance. Il y a des exceptions, certes – notamment, et c’est très fâcheux, le tout dernier combat de la saison… –, mais, globalement, c’est vraiment du bon travail.
Le principal atout de la série est cependant ailleurs à mes yeux – dans les personnages, et leur interprétation. Charlie Cox livre un Matt Murdock très correct, beau gosse certes, charismatique, mais aussi complexe – il fait le job avec une certaine aisance qui efface heureusement le triste souvenir de l’abject Ben Affleck. Au-delà, j'évacue d'emblée la fausse note en la matière : Karen Page, en gros la secrétaire de Nelson & Murdock, est à mes yeux très mal interprétée par Deborah Ann Woll, qui en fait des caisses, mais ne parvient pas à transmettre autre chose qu’une impression de dinditude assez navrante, bien loin du potentiel du personnage… Les autres, heureusement, sont globalement bons à très bons : Elden Henson livre un Foggy parfaitement Foggy, et Vondie Curtis-Hall un Ben Urich très charismatique et d’une bonne bouille, façon vieux sage faussement désabusé, qui colle pleinement au personnage. Du côté des rôles secondaires, Rosario Dawson livre une Claire Temple très juste – un personnage féminin autrement plus convaincant que Karen Page, donc, et j’ai un peu regretté qu’il ait été évacué de la sorte, passé les premiers épisodes… Dans l’entourage, mentionnons également Stick, qui apparaît le temps d’un unique épisode (ouvrant néanmoins des pistes pour une suite éventuelle), un personnage de salaud-mais-pas-seulement que j’ai toujours apprécié, et qui est bien rendu ici par Scott Glenn. Stick et Foggy apparaissent non seulement au cours de l’histoire, mais aussi au travers de flashbacks généralement bien conçus – et parfois étrangement poignants ; il en va de même, mais seulement dans les premiers épisodes, pour « Battlin’ » Jack Murdock, le père de Matt, plutôt bien rendu par John Patrick Hayden.
Et puis il y a le camp d’en face : des personnages secondaires corrects, comme James Wesley (Toby Leonard Moore) et Leland Owlsley (Bob Gunton), les « comptables », disons, ou Madame Gao (Wai Ching Ho) – le parti-pris de rassembler la pègre cosmopolite (notamment mafia russe, yakuzas et triades, chacun parlant tout d’abord dans sa langue natale), pourrait être ridicule – on est parfois à la limite –, mais en fin de compte ça m’a paru plutôt pertinent. La place d’honneur revient cependant comme de juste à l’antagoniste essentiel qu’est le Caïd (pas désigné sous ce nom dans la série) : Vincent D’Onofrio était fait pour incarner Wilson Fisk, ça tenait de l’évidence – physiquement, c’est lui, point. Il livre cependant une interprétation passablement déconcertante, sur la corde raide, et s’approprie ainsi le personnage (là où Michael Clarke Duncan, dans le navet cinématographique – pas un mauvais choix pour ce qui est de l’apparence, pourtant –, se contentait de faire le méchant unilatéral souriant cruellement en permanence, et passait donc à côté de l’essentiel) : Fisk a ses côtés terrifiants, bien sûr (avant tout dans la mainmise qu’il exerce sur la pègre et plus encore la police de New York – il est au premier chef un homme du contrôle, dont le pouvoir réside dans l’argent –, mais aussi dans ses crises psychotiques récurrentes – et comme dans la BD, Fisk se bat à l’occasion lui-même, dissimulant des muscles sous sa graisse, et sachant aussi bien encaisser les coups qu’en donner de terribles ; il n’hésite par ailleurs pas à tuer, bien sûr…), mais il ressort régulièrement ici comme un personnage étrangement… fragile, en fait (ainsi dans son rapport à son douloureux passé, et aussi dans sa relation à sa compagne Vanessa – Ayelet Zurer, correcte). Si le rêve qu’il affirme avoir pour Hell’s Kitchen peut laisser pour le moins perplexe un spectateur qui n’y croit guère, il fait pourtant passer une étonnante sincérité, et c’est notamment sous cet angle qu’il entre en compétition avec Matt Murdock – lequel a bien ainsi d’emblée sa Némésis.
La série bénéficie grandement de ces différents atouts, et m’a emballé sans peine. J’admets cependant qu’elle est critiquable par certains côtés – au-delà de la question préalable de l’ultra-violence, je n’y reviens pas. En sens inverse, en fait, c’est quand la présence « visuelle » du comic book a imprégné l’esthétique de la série que je me suis montré un brin sceptique, bizarrement – il en va ainsi pour le combat avec Nobu (laissant supposer, de même que l’épisode consacré à Stick, peut-être, que La Main aura ultérieurement son rôle à jouer ? Dans le même registre de la pure allusion, je note cette très vague mention d’Elektra lors d’un flashback, il semblerait qu’elle doive apparaître dans la saison 2 – de même que le Punisher ?), mais aussi, quand il arrive enfin, pour le costume de Daredevil (même si son « apparition » est relativement justifiée – mais j’aimais bien la dégaine simplement masquée, qui me renvoyait sans doute à quelques passages de Frank Miller ; c’est toujours le problème du rendu des costumes criards, parfaits dans une BD, souvent bien trop improbables dans les adaptations cinématographiques – amenées à couper la poire en deux en assombrissant le bouzin, façon cuir et kevlar, pour un résultat qui souvent ne convainc personne…). Je note enfin que la série, très convaincante dans les premiers épisodes, m’a paru, sur le tard, se montrer un peu plus inégale (le changement de show runner a-t-il joué, de Drew Goddard, créateur, à Steven S. DeKnight ? On annonce par ailleurs de nouveaux noms pour la saison 2) ; et je dois reconnaître que je n’ai pas vraiment été convaincu par le dernier épisode, qui m’a paru globalement bien trop expédié, et ne pas jouer toujours habilement de la terreur du Caïd (l’assaut de ses mercenaires est assez impressionnant, mais son combat final contre Daredevil, ainsi que mentionné plus haut, m’a paru tristement raté – a fortiori au regard des épiques bastons des précédents épisodes).
Le bilan de cette première saison est néanmoins très satisfaisant dans l’ensemble. Au-delà de la question de la violence, qui peut cliver, la série bénéficie de ses très bons personnages, pour la plupart bien rendus à l’écran. Elle affiche sa singularité quelque peu paradoxale, sachant piocher dans le matériau source, en se montrant pour l’essentiel respectueuse, mais pas servile. Cela faisait très longtemps que je n’avais pas vu de super-héros en film ou série, et c’est plutôt une bonne surprise.
Commenter cet article