Revival, de Stephen King
KING (Stephen), Revival, [Revival], traduit de l’anglais [États-Unis] par Océane Bies & Nadine Gassie, Paris, Albin Michel, [2014] 2015, 437 p.
Stephen King est un auteur que j’ai pas mal pratiqué, mais surtout dans mon adolescence – quand j’inquiétais mes parents en achetant les éditions de Ça ou encore Le Fléau en poche chez J’ai lu, avec des couvertures passablement gores. À côté de ces gros pavés, cependant, je crois que c’est toujours le nouvelliste que j’ai préféré chez lui – ma première lecture, il est vrai, en a probablement été le gros et excellent recueil Brume, même si Shining n’a pas dû trop tarder ensuite.
Or, ces dernières années – mais je crois même qu’on peut remonter au passage à l’an 2000, bordel – je n’en ai quasiment rien lu. Je tiens ce blog depuis 2007, et il n’y figure pourtant qu’un seul compte rendu de lecture kingienne : Le Pistolero, lu en 2012 et apprécié, mais sans que j’enchaîne sur les volumes ultérieurs de son monumental cycle de « La Tour sombre ». Sur cette période, j’ai aussi lu le recueil de nouvelles Tout est fatal, mais ne l’ai pas chroniqué pour une raison que j’ignore maintenant (il me semble que j’avais plutôt aimé). Et peut-être le plus vieux Dead Zone, aussi ? Je ne m’explique pas ces absences…
Pourtant, j’ai amassé entre-temps pas mal de bouquins de Stéphane Roi, en français ou en anglais, en arbre mort ou en numérique… mais sans jamais trouver l’occasion de les lire – même 22/11/63, dont j’ai entendu dire globalement beaucoup de bien, et qui me fait sacrément de l’œil (je vais tâcher d’y remédier prochainement).
Il est vrai qu’un fâcheux point de détail a pu me dissuader d’en lire en français, parmi les plus récents : les traductions unanimement jugées calamiteuses de Nadine Gassie (vous trouverez sans souci, j’imagine des allusions à ce souci ici ou là sur le ouèbe, avec éventuellement des exemples à se pisser dessus – mais surtout énervants, bien sûr) – ici accompagnée par Océane Bies (bon, j’ai survécu, même si j’ai l’impression qu’il traîne des anglicismes et des traductions bien trop littérales, notamment). Certes, je pourrais le lire en VO – mais j’ai toujours un peu plus la flemme… Bon…
Et là, Revival. Le petit dernier. Je l’ai forcément acheté – dans ce supermarché de bled paumé où il faisait partie des très, très rares livres lisibles, les ventes colossales du King l’expliquant tout naturellement –, et je l’ai lu assez rapidement. Parce que ça faisait bien trop longtemps que je n’avais pas lu de King, déjà, donc. Et aussi parce que certaines allusions me rendaient curieux…
J’y reviens juste après, mais sans doute est-il bien temps de dire un peu de quoi Revival nous cause. C’est le récit à la première personne d’un certain Jamie Morton, lequel, vers la soixantaine, remonte le fil de toute sa vie ou presque pour narrer ses rapports à l’étrange et fascinant Charles Jacobs. Quand il l’a rencontré pour la première fois dans son Maine natal (forcément), Jamie n’était qu’un tout petit garçon, et Charlie un jeune pasteur charismatique, qui s’est vite attiré la sympathie des dévots du coin. Surtout, Jamie l’a vu accomplir un miracle, quand bien même le pasteur lui a dit plus tard que ce n’était guère qu’un effet placebo : toujours est-il que Jamie l’a vu guérir son frère de la surdité, en usant d’un dispositif électrique – car l’électricité est la grande passion de Charlie, dans laquelle il voit un miracle perpétuellement renouvelé, et sans doute pas apprécié à sa juste mesure. Du moins jusqu’à ce jour fatal où un drame atroce va bouleverser les perceptions du pasteur, qui en viendra à renier sa foi de manière tonitruante… Restera l’électricité, seule – bien autre chose que la vulgarité de compagnie d’assurances de la religion…
L’histoire ne s’arrête cependant pas là, c’est un point de départ. Et si King prend son temps pour construire un récit essentiellement réaliste – avec par exemple de longues pages sur la découverte du rock par Jamie, qui deviendra guitariste professionnel par la suite, et sombrera dans l’addiction à l’héroïne –, le fantastique revient bien de temps en temps, comme pour faire coucou pourrait-on croire de prime abord, mais il y a sans doute là quelque chose de plus profond. En tout cas, on recroise au fil du temps Charlie, revenu de tout sauf de sa passion pour l’électricité, et qui enchaîne à sa manière les miracles – avec une certaine ambition blasphématoire…
Revival est dédié à des auteurs que King présente comme des inspirations essentielles, et pas n’importe qui : Mary Shelley, Bram Stoker, H.P. Lovecraft, Clark Ashton Smith, Donald Wandrei, Fritz Leiber, August Derleth, Shirley Jackson, Robert Bloch, Peter Straub, et par-dessus tout Arthur Machen (notamment pour Le Grand Dieu Pan). L’amateur relèvera forcément l’implication de pas mal de ces noms dans la « fiction lovecraftienne » (au sens large, des modèles aux disciples) ; et, juste au cas où, on trouve ensuite en exergue un fameux distique : « N’est pas mort ce qui à jamais dort, Et au fil des âges peut mourir même la mort. » Ah ben forcément…
D’où la question, peut-être un brin naïve : Revival relève-t-il bel et bien de la « fiction lovecraftienne », au-delà de cette déclaration d’intention ne laissant guère de doute ? Il faudrait d’abord s’entendre sur ce que cette désignation implique… L’aspect « name-dropping » auquel on a bien trop longtemps limité le genre n’est pas ici des plus flagrants, finalement ; tout au plus y relèvera-t-on un grimoire plusieurs fois évoqué (création de Robert Bloch si je ne m’abuse), le De Vermis Mysteriis de Ludwig Prinn (présenté de manière amusante comme étant le vrai livre interdit qui a inspiré Lovecraft pour son Necronomicon…), et, probablement aussi, quelques adjectifs récurrents et ô combien connotés dans le paroxysme final – dont on ne sait trop s’il est avant tout grotesque ou puissant, mais sans doute les deux à la fois, ce qui est on ne peut plus lovecraftien.
Il vaut sans doute mieux chercher ailleurs, par exemple du côté de l’horreur cosmique – même si King l’adapte à sa sauce, où le matérialisme radical et l’indifférentisme de Lovecraft sont quelques peu malmenés… Peut-être même au point, à vrai dire, de revenir à cette antithèse du cosmos qu’est l’homme, désireux de vivre, désireux aussi de trouver un sens à son existence à n’importe quel prix ; or, chez Lovecraft, dans ses grands récits, tout sens est par nature absent ; chez King, dans celui-ci en tout cas, il me semble que c’est un peu différent – encore que cela puisse renvoyer à un état plus jeune de la philosophie lovecraftienne (imprégnée de Schopenhauer ?) : si la foi est battue en brèche – thème essentiel du roman, avec son pasteur revenu de tout qui se fait un temps escroc forain, avant de se lancer dans des revivals, célébrations religieuses miraculeuses bien autrement enrichissantes (un aspect de la foi chrétienne très américain, sans doute, et qui dégouline particulièrement ici) –, on trouve bien un vague sens, mais antagoniste et horrible par définition. Philosophiquement, ça n’a sans doute pas grand-chose à voir, du coup, mais le pessimisme unit bien ces deux voies (quand bien même, dans le Lovecraft « classique », il n’est qu’un écho guère approprié de l’indifférentisme, donc).
Mais tout ceci renvoie en fait à un autre aspect qui rapproche les deux auteurs (avec aussi les épigones du premier) : le côté « weird science ». Celui-ci injecte de nouveau une forme de matérialisme dans le récit, en fait – difficile d’envisager autrement ces hommes qui ne sont qu’électricité, quand bien même « secrète ». On pense ici, effectivement, à certains textes de Lovecraft – je dirais surtout « From Beyond », notamment pour le final, peut-être aussi « Cool Air » voire « Herbert West, réanimateur » pour ce qui le sous-tend : des textes lovecraftiens, oui, mais non « mythiques » au sens le plus commun, et qui renvoient sans doute pas mal à l’influence de Poe (tiens, pas cité par King ? Je ne lui jetterais pas la pierre…). Cela dit, cette approche renvoie sans doute bien davantage à des modèles antérieurs : on pense forcément au Frankenstein de Mary Shelley, avec ce prototype de savant fou obsédé par la mort, et l’électricité bien sûr (même si ma lecture du roman de Mary Shelley remonte ; il est possible que ce thème tienne surtout du cliché des innombrables déclinaisons cinématographiques du Prométhée moderne) ; et, effectivement, la première place doit probablement être laissée au Grand Dieu Pan de Machen (inspiration essentielle pour Lovecraft, notamment dans « L’Abomination de Dunwich », mais c’est là une approche pour le moins différente).
La quatrième de couverture insiste sur le côté vachement chouette de cette conclusion. J’avoue être un peu plus partagé – peut-être l’ambiguïté philosophique évoquée plus haut y est-elle pour quelque chose. Mais pour le coup, la scène d’apothéose est peut-être un petit peu trop convenue (au-delà de la dimension « hommage », disons). Il n’en reste pas moins que les toutes dernières pages, celles d’après la grande horreur, sont très fortes – probablement bien plus que le grand-guignol qui précède immédiatement.
Et de même pour pas mal de choses qui précèdent, en fait. Mais pas forcément celles qui mettent le fantastique ou la « weird science » en avant, donc – certes, on ne boude pas son plaisir dans ces moments-là, mais on ne les réclame pas dans un soupir à force de peiner sur le reste. Il faut dire que King est toujours un aussi brillant conteur, mais peut-être s’est-il de plus en plus, au fil des années, intéressé aux à-côtés du surnaturel (pas sûr, en même temps ; faudrait probablement que je relise Ça, par exemple) ; en tout cas, ses personnages sont bons, l’évocation essentielle de la musique fort sympathique aussi, mêmes les amours adolescentes passent bien, c’est dire. Il y a du cliché dans tout ça (ou disons du « commun », ce qui est différent et peut avoir une vraie force), mais adroitement manié, permettant d’inscrire la relation de Jamie et Charlie dans une vraie vie, pleinement authentique (et la nostalgie mêlée d’effroi de ce vieillard qui se repenche sur son existence entière marche très bien).
En tout cas, le personnage de Charlie Jacobs est très intéressant, vraiment réussi – même si l’on n’en a qu’une perception extérieure, et donc sans doute biaisée, via Jamie). On pourrait le croire un peu trop caricatural à l’occasion, en bon ersatz du savant fou blasphématoire façon Victor Frankenstein et ses innombrables copies, mais c’est en fait bien plus compliqué que ça. Et le fait que Jamie parmi tant d’autres mette en avant l’inquiétude qu’il suscite (ou est supposé susciter – ici, je dois dire qu’en tant que lecteur je frissonnais nettement moins que la plupart des protagonistes, en dehors de quelques scènes bien glaçantes ; Stephen King est bien le Maître Ultime de l’Horreur, mais ce roman n’est somme toute guère horrifique) en lieu et place de la gratitude qui semblerait couler de source, sans doute du fait d’une crainte passablement religieuse de l’hybris, induit une tension bienvenue, autorisant par ailleurs un discours sur la foi nettement moins convenu et simpliste qu’on pourrait le croire tout d’abord.
Revival n’est peut-être pas un très grand King. Sans doute le grand auteur a-t-il fait bien mieux tout au long de sa prolifique carrière – plus fort, plus effrayant. Mais ça reste un bon roman, qui se dévore et séduit, tant dans sa dimension réaliste que dans ses déviations fantastiques. Faut vraiment que je me remette à King, moi…
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