Black Mirror (saison 1)
Black Mirror, saison 1 (trois épisodes), 2011
Même si je n’avais pas regardé de séries depuis longtemps (à part, l’an dernier, à la même époque, une tentative sur la première saison de True Detective – pas convaincante…), j’avais noté par-ci par-là quelques titres, plébiscités chez les camarades, et Black Mirror en faisait partie. Mais je me suis lancé dedans sans vraiment savoir ce que c’était au juste… J’avais juste noté que c’était une série britannique créée par Charlie Brooker – un nom qui ne me disait rien, à ceci près que j’en avais suivi à l’époque la courte série Dead Set, variation très bien vue sur les zombies alors que l’engouement pour le genre était au plus haut (et au plus lassant…), basée sur une idée tellement conne (en apparence seulement) qu’elle en devenait absolument géniale, en confrontant à l’apocalypse anthropophage les participants reclus d’une émission de télé-réalité – la satire portait, via des personnages tous plus détestables les uns que les autres, et pourtant un traitement bien plus subtil que ce que l’on pourrait croire de prime abord.
Mais Black Mirror ? Non, je ne savais pas en quoi ça consistait… J’ai même été très surpris de découvrir que chaque saison (il n’y en a que deux pour le moment – plus un épisode de Noël –, une troisième est annoncée) ne comportait que trois épisodes, par ailleurs pas reliés entre eux au-delà de la thématique : c’est une anthologie, affichée SF même si on pourrait en douter au regard du seul premier épisode, « L’Hymne national » – qui a marqué en son temps, puis est ressorti du placard quand un certain fait-divers, dit « piggate », impliquant David Cameron, le premier ministre britannique, a fait les gros titres… Une deuxième vie inattendue, mais toutes les séries n’en bénéficient pas, loin de là – et ça ne manque pas de sel au regard du propos général !
« L’Hymne national », à l’instar de Dead Set auparavant, repose sur une idée tellement évidente qu’elle en devient nécessaire : une sorte de chantage « terroriste » à l’humiliation. Une princesse populaire a été kidnappée, et son ravisseur exige du premier ministre qu’il se montre le jour même à la télévision, quelques heures plus tard à peine, et y fasse le sexe en direct avec un porc, au vu de tous, et selon des instructions bien précises, destinées à empêcher tout trucage. On suit alors l’équipe du premier ministre, cherchant à capturer le « terroriste » avant l’échéance fatidique, et planchant parallèlement sur des moyens divers pour éviter au premier ministre de se souiller ainsi publiquement. Mais l’affaire, en dépit des velléités de contrôle affichées par le 10 Downing Street., devient virale sur Internet, via les réseaux sociaux et YouTube, ainsi que sur les grandes chaînes nationales et internationales… ne laissant guère de choix à terme.
C’est sans doute là que réside l’essentiel. On a voulu, dès lors – et c’est tout particulièrement compréhensible au regard des deux épisodes suivants –, faire de Black Mirror une série porteuse d’un message « anti-technologique », disons. Or je n’adhère guère à ce message pour ma part… mais je ne crois pas que ce soit rédhibitoire pour autant, empêchant d’apprécier cette série. Disons en tout cas que blâmer la technologie pour les horreurs qui y sont décrites – et qu’elle contribue certes à « faciliter », c’est une évidence – me paraît un peu à courte vue. J’ai le sentiment – je peux me tromper… – que la technologie, ici, n’est, à sa juste place, qu’un outil ; ses utilisations dépendent de comportements acquis qui, au-delà de toute vaine quête des origines, questionnent l’humanité dans son essence. Le thème global, dès lors – pour moi, hein –, réside davantage dans un goût général, et vieux comme le pilori et le charivari, de l’humiliation publique. La série, en montrant – au-delà de la justification théorique de son titre, « l’écran noir » renvoyant à ceux des télévisions, ordinateurs, smartphones, etc., censément éteints –, participe ainsi d’un jeu ambigu (on insiste alors sur le « miroir »), dans lequel le spectateur se délecte de l’ignominie de ses semblables comme de lui-même, l’humiliation étant systématiquement ou presque associée au voyeurisme (le spectateur souffre d’ailleurs de ce visionnage, mais ne peut s’empêcher pour autant de poursuivre, fasciné, se délectant de ce qu’il méprise, le subissant dès lors volontairement et sans doute avec une certaine complaisance). Certes, YouTube, Twitter, CNN ou la Fox, dans le premier épisode, sont autant de vecteurs de cette attitude coupable – s’ils ne la suscitent pas à mon sens, du moins l’autorisent-ils, ou plus exactement la facilitent-ils, donc, au point d’atteindre des dimensions inenvisageables auparavant. Mais faire porter la responsabilité de cette horreur sur les seuls réseaux sociaux et les chaînes d’actualités, ou autres, me paraît quelque peu naïf – comme si on s’arrêtait en chemin…
La technologie prend certes davantage d’importance encore dans les deux épisodes suivants, cette fois clairement typés SF.
« 15 Millions de mérites » décrit, avec un admirable sens du détail signifiant, transparaissant à l’écran sans qu’il soit nécessaire de multiplier les explications, une effroyable dystopie marquée au sceau de l’absurde, satire de la société capitaliste particulièrement grinçante. Nous y suivons essentiellement deux personnages, un homme (noir, pardon, « ethnique ») et une femme (mignonne pour son malheur) lambda, systématiquement entourés d’écrans diffusant en boucle des programmes affligeants (comme une prétendue chaîne « érotique » d’une vulgarité insupportable, ou encore une émission entièrement consacrée à l’humiliation hystérique et sadique des gros – ceux qui sont en surpoids deviennent dans cette société tout d’abord des agents de nettoyage – que les « normaux » sont invités à exploser dans un FPS ! –, puis, passée la limite, sont exhibés dans ces shows télévisés ignobles, pour le plus grand délice de connards de spectateurs qui poussent le mépris de classe, associé à la graisse donc, à un point d’autant plus répugnant qu’il se montre particulièrement absurde). Les spectateurs perpétuels subissent des pénalités s’ils veulent couper court à certains programmes (ce qu’ils ne sont pas toujours en mesure de faire…), et doivent de toute façon garder les écrans allumés en permanence ; ils passent leurs journées à pédaler devant un écran (les yeux fixés sur leur avatar à vélo, sinon sur les chaînes évoquées plus haut), et gagnent ainsi des sortes de crédits virtuels, dépensés quotidiennement pour s’offrir une piètre nourriture… ou pour personnaliser son avatar. L’homme, séduit par la femme, entend dépenser pour elle son capital considérable, sans arrière-pensées, afin qu’elle tente sa chance lors d’une émission façon Star Academy en plus trash, où son brillant tour de chant n’aura pas les conséquences naïvement envisagées par les deux protagonistes… L’épisode est somme toute prévisible dans son déroulé, mais, au-delà de son propos comme de son inévitable conclusion, il m’a paru superbement réalisé, et surtout très astucieux dans sa construction d’un univers parfaitement cohérent dans son délire – et d’autant plus terrifiant.
L’épisode, bien sûr, dénonce – ou peut-être plutôt « critique » – tant la virtualisation globale (avec ce comportement étonnant consistant à dépenser des sommes folles pour des « produits » dématérialisés, qui n’existent donc même pas « réellement ») que la télé-réalité, là encore dans une optique d’humiliation publique, lourde de remords et de compromissions (ce qui renvoie bien sûr à Dead Set). Il est d’autant plus amusant de voir que la série est produite, via une filiale de Charlie Brooker, par la société Endemol, qui a créé pour notre plus grand plaisir de spectateurs voyeurs et prisant la douleur comme la bêtise des victimes consentantes exhibées à l’écran, les grands classiques de la télé-réalité tels Big Brother (chez nous Loft Story et autres dérivés), la Star Academy et compagnie… L’anticipation, affirmée dans les visuels via toute une série de gadgets contrôlés par la gestuelle, est au fond à très court terme, renvoyant à l’idée exprimée par Charlie Brooker que les épisodes de la série « traitent tous de la façon dont nous vivons maintenant – et de la façon dont nous pourrions vivre dans 10 minutes si nous sommes maladroits » ; la science-fiction traite donc comme de juste ici du présent, avec adresse ; mais j’avoue me montrer peut-être plus pessimiste encore que l’auteur, en virant le conditionnel de la dernière proposition… Et du coup, là encore, je n’envisage pas la technologie telle qu’elle est présentée ici, dans ses dérives les plus insoutenables, comme une cause, comme étant le vrai problème – c’est tout au plus un symptôme d’un mal profondément ancré dans l’humanité, et sans doute n’a-t-on guère le choix : il faudra bien faire avec…
Le troisième et dernier épisode est peut-être encore plus rude, pourtant – si la technologie envahissante et conduisant aux pire abus y est toujours présente, sur le devant de la scène, et si la thématique de l'humiliation reste essentielle, avec la cruauté qui va de pair, le relatif décalage de la problématique dans la sphère du privé, de l’intime, la rend plus insoutenable encore à certains égards. L’idée centrale, ici, est la systématisation de l’emploi du « grain », sorte d’implant quelque part entre la caméra et le disque dur : chaque scène à laquelle on assiste est ainsi enregistrée, et peut être rediffusée à loisir, soit sur un support externe (afin d’en faire « profiter » les autres), soit de manière interne, façon réalité augmentée. Nous y voyons un personnage (un avocat, sauf erreur), foirer dans les grandes largeurs un entretien crucial, puis se rendre à une fête où sa compagne retrouve de vieilles connaissances. Le « héros » y subit notamment la personnalité envahissante d’un homme passablement insupportable, qu’il devine avoir eu une aventure avec sa compagne… et peut-être tout récemment encore. Il se lance ainsi dans un cycle obsessionnel de rediffusion de ce que son « grain » avait enregistré, afin d’extirper la vérité de sa femme. Ce personnage est un vrai connard – comme la plupart des autres. Mais son obsession comme le comportement général et pathétique qui l’accompagne, pour être d’une cruauté et d’une bêtise inacceptables, n’en sont pas moins… fondés, ou du moins les doutes avaient-ils leur raison d’être (je ne pense pas spoiler ici, c’est vite une évidence). Et c’est là, peut-être, ce qui rend cet épisode encore plus insoutenable que les autres. L’obsession du retour en arrière, avec son corollaire terrible, le refus de l’oubli, débouche sur des conséquences terribles – et on vient à priser la sécurité réconfortante à cet égard de notre monde sans « grain »… tout en constatant sans doute que, via les réseaux sociaux, voire même Internet en général, l’impossibilité d’oublier gagne de plus en plus de terrain, les vieilles fautes ressurgissant dans les moments les plus douloureux, bâtissant une illusion de monde « sincère » (un biais de la confiance ?), qui ne se réalise au fond que par la prégnance irrémédiable d’un passé dont on ne pourra jamais se défaire – un passé tellement envahissant qu’il en vient à nier la possibilité même du présent (ainsi dans cette scène où le couple « fait l’amour »… en se rediffusant chacun dans son coin de vieilles séquences de baise).
Vous l’aurez compris : Black Mirror est une série douloureuse, où l’humain ne se montre pas exactement sous son meilleur jour – elle accomplit ainsi sa logique propre, où l’ambiguïté du visionnage devient partie intégrante du concept. Mais elle se montre particulièrement adroite et « juste », au fond. On peut certes en retenir avant tout le discours « anti-technologique », même s’il m’ennuie un peu personnellement, donc ; au-delà, il y a l’humain – et ce qu’on en retient ici ne joue guère en sa faveur.
Et bonne année, hein.
Commenter cet article