Akira, t. 1, de Katsuhiro Ōtomo
ŌTOMO (Katsuhiro), Akira, t. 1, original artwork reversed for the French edition, traduction de Sylvain Chollet, Grenoble, Glénat, [1984, 1999] 2015, 359 p.
Je ne peux pas prétendre être un fan, ni même un amateur, en matière de mangas. J’étais pourtant pile-poil dans la génération affectée par la grande vague, j’imagine – celle qui, après avoir zyeuté avidement nombre de japoniaiseries au Club Dorothée, s’est pris en pleine poire des traductions à foison dans les années 1990, développant en France une culture particulière qui y était peu ou prou inconnue jusqu’alors, et a acquis depuis l’importance que l’on sait. J’en ai lu, forcément – mais n’en ai finalement pas retenu grand-chose, et suis largement passé à côté de l’engouement généralisé de ces années-là, passant d’abord par la publication d’un peu tout et n’importe quoi, n’importe comment, avant de se montrer plus cohérent et intéressant, sans doute… Mais au fond, je n’y connais rien. Ce qui n’implique pas le moindre jugement de valeur : ce n’est pas que je n’aime pas ou trouve ça mauvais – une telle attitude englobante serait absurde –, c’est juste que je suis inculte en la matière, pour tout un tas de mauvaises raisons (c’est d’autant plus étrange que je me suis ultérieurement pris de passion pour le Japon, par périodes – m’intéressant notamment au cinéma et à la littérature, mais toujours guère aux mangas et animes, donc…)
Il y a quand même eu des exceptions, et au premier chef Akira – la BD puis le film qui ont tout changé, à maints égards. Il semble légitime de dire que l’œuvre culte de Katsuhiro Ōtomo a joué un rôle déterminant dans la transmission en Occident et notamment en France de cette culture jusqu’alors méconnue, et en même temps, d’emblée en fait, elle malmenait pourtant considérablement les codes hérités d’un Tezuka. Du jour au lendemain ou presque, en France, on est donc passé de la japoniaiserie dorothéenne d’une animation souvent rudimentaire, à la perfection technique d’une œuvre rude bien davantage tournée vers un public adulte (ou du moins plus âgé…), et prisant volontiers une certaine ultra-violence – qu’on a peu ou prou systématiquement accolée au « genre » (s’il est bien légitime d’employer ce terme pour recouvrir une réalité aussi complexe et variée, on est en droit d’en douter) pendant quelques années. Souvenir ému du générique promotionnel de Manga Vidéo, je crois, avec du Sepultura en fond sonore, ça tranchait quelque peu…
Cela dit, justement pour cette raison, j’ai découvert Akira avec un petit décalage. Le film, tout en étant loué pour sa réalisation parfaite, avait si je ne m’abuse choqué quelques bonnes âmes à l’époque de sa diffusion en France – des gens malins, qui n’arrivaient pas à concevoir qu’un dessin animé (donc un truc pour les pitinenfants, hein) pouvait être violent, cru et amoral… Il m’a donc fallu attendre encore quelques années pour le visionner et m’en régaler (ça reste un de mes dessins animés préférés, de très très loin, encore aujourd’hui – et un film que je ne peux m’empêcher de trouver unique en son genre, à l’instar de sa phénoménale bande originale signée Geinoh Yamashirogumi).
Cependant, Akira, avant d’être un film, était une BD – dans les deux cas de Katsuhiro Ōtomo, un grand nom du manga, entraperçu en France à l’époque avec sa précédente BD, Dōmu, ou Rêves d’enfants, qui préparait déjà pas mal le terrain (à vue de nez, j’ai l’impression que les publications françaises des deux BD et la diffusion du film ont été plus ou moins concomitantes – se renforçant sans doute mutuellement). Ōtomo avec son studio, MASH.ROOM – sans doute indispensable pour gérer une œuvre de cette ampleur. Et si la polémique, à l’époque, ne me facilitait guère le visionnage du film tout en aiguisant ma curiosité perverse de gamin pressé de grandir, la BD a probablement moins choqué le bourgeois, qui n’y a peut-être pas autant prêté attention – alors qu’elle était un bon million de fois plus violente et rude. Du coup, j’ai lu la BD (mais dans le désordre et de manière incomplète, c’est bien ce à quoi j’entends remédier avec cette relecture) avant de regarder le film.
Je m’en souviens encore : j’avais commencé naïvement (sans me douter un seul instant qu’il s’agissait d’une série à lire dans l’ordre, habitué que j’étais alors des histoires indépendantes…) par le sixième tome de l’édition cartonnée et, hélas, colorisée (on y a remédié aujourd’hui, ouf, mais la présente édition conserve cependant le sens de lecture occidental, impliquant l’inversion des planches, ce que l’on peut toujours regretter) ; j’étais donc passé totalement à côté de l’histoire, et je me prenais dans la face, sans préparation, une trentaine de pages dénuées de texte sur la destruction de Néo-Tokyo, puis l’amorce d’un cycle dans le cycle, sur « Akira, Empereur du Chaos », dont les implications m’échappaient totalement, tandis que le gore systématique me sautait à la gueule et me vrillait l’estomac – j’étais un petit être fragile, alors…
Cela dit, j’étais fasciné : je ne savais pas, alors, qu’une BD pouvait faire ça… J’en ai lu d’autres volumes, du coup – mais comme je les trouvais, ce qui ne me facilitait pas la tâche. Et puis j’ai enfin vu le film, brillant, parfait – mais aussi extrêmement condensé, à tel point qu’on était là vraiment en face d’œuvres très différentes en définitive.
Mais je n’ai toujours pas lu Akira dans l’ordre et en noir et blanc – sans la colorisation moche : le noir et blanc originel sert bien mieux les planches, notamment en accentuant leur dynamisme époustouflant. J’avais depuis très longtemps envie de m’y mettre – la récompense bien tardive de Katsuhiro Ōtomo lors de la précédente édition du Festival d’Angoulême m’ayant remis ce projet en tête. Je ne m’y mets pourtant qu’aujourd’hui, un an plus tard – je me suis procuré les deux premiers tomes sur six, voulant m’assurer que ce début me séduirait assez pour poursuivre le moment venu.
Et putain OUI !!!
Bon sang, je me suis pris une baffe monumentale, là. Avec le passage des années, et pour seul souvenir mon expérience tortueuse avec la vieille édition colorisée et lue dans le désordre, j’avais totalement oublié à quel point cette BD était brillante. Elle fait bel et bien partie des monuments du neuvième art – ayant conservé encore aujourd’hui toute sa singularité et son brio.
À simplement feuilleter ce premier tome, on est déjà saisi par la puissance du dessin : j’avais évoqué son dynamisme, tout particulièrement bluffant lors des scènes d’action et au premier chef – images inoubliables – lors des séquences de moto, où l’on frémit de bonheur devant cette incroyable sensation de vitesse pure, au moins autant que les protagonistes… Mais il s’accorde toujours avec un sens du cadrage proprement cinématographique, et d’autres effets semblablement connotés. Ōtomo n’est certes pas le seul auteur de BD à avoir usé de ce dispositif souvent casse-gueule, mais la réussite d’Akira sous cet angle est exemplaire. Je ne crois pas avoir jamais lu de BD aussi « mobile », au « montage » aussi vif, inventif et en même temps stupéfiant d’efficacité – amateur de comics, j’aurais pu mettre en avant mon goût des meilleures super-héroïqueries en la matière, mais, non, désolé, je n’en retiens rien qui approche de cette efficacité-là (sauf peut-être chez un Frank Miller, à l’occasion). Ceci étant, les comics ont peut-être en partie inspiré Ōtomo, au moins autant que le cinéma notamment d’action ; on peut supposer qu’il en va de même pour Mœbius, par exemple… Des infidélités relatives à la tradition du manga – même s’il en a probablement conservé un certain expressionisme. Mais tout cela contribue sans doute au caractère universel d’Akira. Et c’est parfait.
De ceci je ne doutais guère en entamant cette relecture. Ma crainte, si crainte il devait y avoir, portait plutôt sur le scénario… et s’est vite avérée totalement infondée, dans la mesure où, là encore, en tout cas pour ce premier tome, Akira ne se contente pas d’être irréprochable, mais se révèle bien vite brillante – en adoptant un dispositif très « série TV », déployant une grande intrigue aux ramifications innombrables, autorisant cependant nombre d’apartés et autres scènes de caractérisation toujours bien vues. Pour un résultat extrêmement palpitant – complexe, mais juste, intriguant mais remarquablement bien amené : on touche là encore à la perfection. Tout au plus pourrait-on relever l’accumulation des « coïncidences », qui amènent les personnages principaux à se croiser sans cesse dans la mégalopole de Néo-Tokyo, mais elles participent sans doute de l’atmosphère de la BD…
Les personnages y sont pour beaucoup – a fortiori en raison de leur approche tout sauf manichéenne, pour le moment en tout cas. Si un personnage, ici, pouvait prétendre au rôle de héros, ce serait probablement Kaneda ; or Kaneda est un infect petit con : macho, égoïste, autoritaire, violent – un chef parfait pour sa bande d’ados en déshérence et globalement défoncés qui écume les artères de Néo-Tokyo en moto (enfin, une de ces bandes, il y en a bien d’autres…). « No future » comme c’est pas permis (ou plutôt comme si le futur dans lequel ces gamins vivent, en 2019, était déjà une imposture, suite à l’explosion atomique de 1982 qui a plongé le monde dans la Troisième Guerre mondiale – annonçant le thème post-apocalyptique qui prendra cependant de tout autres dimensions par la suite ; mais la visite, d’emblée, du cratère originel, site théorique de futures Olympiades, abritant cependant bien des secrets dans ses souterrains, n’a à cet égard rien d’innocent).
Face à lui – enfin, d’abord à ses côtés, puis face à lui… –, Tetsuo est une figure tragique, un laissé pour compte (au sens le plus strict, d’ailleurs), qui doit sans doute tellement à Kaneda qu’il ne peut plus, à terme, que le haïr, laissant enfin s’exprimer sa jalousie et sa rancœur, contenues dans sa faiblesse antérieure, irrépressibles dès lors que sa rencontre (pour le moins brutale) avec Takashi, le gamin psychique à tête de petit vieux, réveille en lui un potentiel insoupçonné et incontrôlable… Si Tetsuo, dans sa soif inextinguible et gamine de vengeance et de domination, commet bien des horreurs, il parvient cependant toujours à émouvoir – sa condition de victime originelle ressort à l’occasion, et, à certains égards, si on ne va probablement pas jusqu’à l’excuser, du moins peut-on le comprendre…
Le duel entre Kaneda et Tetsuo, au cœur de l’histoire, ne doit cependant pas amener à négliger les autres personnages. Certains sont essentiels, et tout d’abord le Colonel : ce militaire intransigeant, bâti comme une montagne et constant dans ses gueulantes, a sans doute, dans ce premier tome, quelque chose d’un « méchant », d’autant que l’on se trouve encore dans une optique conspirationniste – mais le flou quant à l’objet exact de cette conspiration militaire (on mentionne bien Akira, mais sans savoir de quoi il s’agit ; on ne dispose guère pour le moment que de ces étranges aperçus de « mutants » à la peau blanche et fripée…) laisse entrevoir bien des possibilités quant à l’avenir ; et, au-delà du cliché quelque peu fascisant que l’on tend instinctivement à accoler au Colonel, on est d’ores et déjà en droit de se demander si, au fond, il n’avait pas raison, en fait, ce salopard – ne serait-ce que dans la mesure où, contrairement à tous les autres, il semble comprendre un minimum ce qui se passe autour de lui…
Il faut dire qu’on l’oppose ici à une sorte de « Résistance » dont les motivations sont au moins aussi floues que les siennes – une faction bien informée à certains égards, pourtant pas à l’abri de fâcheuses boulettes (ainsi quand elle se démène à exfiltrer Takashi en le prenant pour Akira, ce qui est peu ou prou la base…). Le lecteur a un réflexe, sans doute : dans un cadre tel que celui d’Akira, on prend instantanément le parti de la « Résistance », a fortiori si l’opposition a donc quelque chose de totalitaire, au moins en germe, comme ici. Alors on suit le sévère Ryû et, plus encore, la séduisante Kei… mais le secret, bien légitime, les entourant, en dissimulant totalement leurs objectifs, peut en définitive susciter un semblant de malaise – au moins autant que leur amateurisme occasionnel.
On ne sait toujours guère que penser de tout cela à la fin de ce premier tome – se concluant sur l’image improbable et lourde de menaces d’un Colonel souriant et accueillant… Mais on est pris, on a envie d’en savoir plus. Ça marche remarquablement bien, et l’accoutumance, bien vite, est délicieuse. Je ne tarderai pas à lire le tome 2…
En l’état, cependant, confirmation qu’Akira est à sa manière un monument, une BD affichant fièrement et à bon droit sa singularité et sa perfection. Un chef-d’œuvre, oui.
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