Prosopopée
Prosopopée, Poitiers, Frédéric Sintes – Lymbic Systems, 2012, 84 p.
Sauf erreur, j’avais dû entendre parler pour la première fois de Prosopopée (ce nom, mazette ! désigne une figure de rhétorique qui peut faire sens dans le cadre du jeu, même si euh) dans une pub à la fin de Monostatos – mon premier contact sans doute avec ces jeux « de rôle » (c’est peut-être à débattre, notamment dans le cas présent trouvé-je, mais ce débat peut vite devenir assez chiant et bien trop pinailleur, sans doute) affichant leur indépendance, et plus ou moins « forgiens » si vous y tenez, autant dire désireux de casser les codes de la pratique rôlistique telle qu’elle s’est développée depuis le vieux Donjons & Dragons, en passant par un paquet de choses différentes entretemps. Or ce premier contact s’était avéré guère convaincant… Je restais néanmoins curieux – sans m’investir plus que ça dans cette tendance – et, quelque temps plus tard, j’ai lu Inflorenza, et y ai quelque peu joué, et ça m’a paru bien autrement intéressant et mieux conçu. Ce n’est toutefois pas un hasard si je recite le jeu de Thomas Munier ici, tant celui, antérieur, de Frédéric Sintes qui nous occupe aujourd’hui, en dépit d’une approche radicalement différente sur certains points (le background notamment), m’a paru étonnamment (ou pas) proche dans ses principes généraux – mais, peut-être, pour le coup, moins convaincant…
Prosopopée est un jeu à narration partagée – cette désignation est probablement la plus juste. Il n’évacue pas totalement la fonction honnie du maître de jeu, mais la disperse un brin, plutôt. Les joueurs sont censément des dieux, dits les Peintres ; ceux-ci se distinguent alors en deux groupes, d’une part les Médiums – des dieux qui s’incarnent en humains, des vagabonds mystérieux qui sont là pour rétablir l’harmonie (j’y reviens) –, et d’autre part les Nuances – qui, grosso merdo, décrivent le monde au-delà des Médiums, on va dire. Mais l’histoire n’est pas le fait des seules Nuances (pour jouer, il faut au moins un Médium, au plus trois, et au moins une Nuance, au plus deux) : le Tableau, puisque c’est de cela qu’il s’agit, est construit en collaboration, au fur et à mesure que l’histoire se déploie, et chacun y contribue (même s’il n’y a pas ici de « tour », à la manière d’Inflorenza – l’échange dans ces « narrations libres » est semble-t-il plus dynamique, voire anarchique en dehors de quelques règles tenant plus ou moins de la courtoisie). Il n’y a donc pas de « scénario » préparé à l’avance dans Prosopopée – la préparation générale est en outre très rapide : les Médiums, très vite, essentiellement peut-être pour leurs noms (j’y reviens) ; une saison à choisir ; un « Paradigme » (comme un objet, une mélodie, etc.) qui fournira la base : le Tableau, ensuite, évoluera en fonction des éléments de narration apportés par tout un chacun, et notamment des Problèmes qui seront soulevés – des perturbations de l’harmonie du Tableau, que les Médiums sont chargés de réparer.
Cette idée d’harmonie, essentielle, donne un peu le ton souhaité du jeu, dit « zen », peut-être improprement d’ailleurs (question compliquée, il n’est sans doute guère dans mes cordes de la développer ici) – on peut aussi y voir une sorte de mystique vaguement « new age », ce qui est pour le coup un brin effrayant… Cela peut cependant déboucher sur des aspects intéressants, dans l’absolu – ainsi une dimension globale a priori non conflictuelle, on ne saurait faire plus éloigné du porte-monstre-trésor…
L’univers, en dehors de ces quelques principes et d’influences avouées (japonisantes notamment, avec par exemple une dose de Miyazaki), n’est cependant en rien développé, et sera construit en même temps que l’histoire par les joueurs, Médiums comme Nuances. Tout au plus a-t-on quelques indications de portée générale : ainsi, le jeu impose un cadre préindustriel, tout en restant dans l’optique de la civilisation ; l’action concerne des communautés humaines éparses, dans ce cadre ; enfin (et surtout ?), il s’agit d’un « monde sans nom », ce qui va plus loin qu’on pourrait le croire : c’est en fait l’ensemble des noms propres qui est banni du jeu (à la lecture, ça m’a paru bien gadget, et faire partie de l’aspect « ritualisé » qui est proposé dans la mise en place de la partie, dont la raison d’être me laisse pour le moins perplexe ; mais peut-être cela a-t-il une vraie résonnance – et même, soyons fous, une résonnance intéressante – sur la partie, je ne sais pas…). Tout cela débouche sur un monde a priori passablement abstrait, et peut-être trop, pour le coup ; quand j’avais lu Inflorenza, je m’étais montré sceptique sur l’utilité du background dans pareil contexte ludique, mais, en définitive…
C’est en tout cas supposé inciter à « décrire plutôt que nommer », mais a des conséquences plus ou moins inattendues, ainsi sur la désignation des personnages – des Médiums, plus exactement –, qui se rapporte à leur « Attribut étrange », plus ou moins surnaturel (leur outil pour remédier aux Problèmes) : oubliez votre bon vieux Farikar Ghulkzonnen III, votre bonne vieille Taestra Brisenuque Spacerunner, vous serez ici, par exemple, je sais pas, moi, « Celui qui lit des chroniques plus ou moins pertinentes », ou « Celle qui parle aux licornes dans son sommeil »… (Les exemples de jeu dans le bouquin renvoient par ailleurs tous ou presque à une narration à la troisième personne, même si rien n’interdit en principe de jouer à la première personne ou d’alterner entre les deux ; ça peut paraître anodin, mais il n’en reste pas moins que ça me fait redouter quelques difficultés, à partir de ces principes abstraits, pour intégrer et incarner les personnages, mais c’est peut-être une idée que je me fais.) Les Médiums sont donc pour une bonne part définis par ce nom-qui-n’en-est-pas-un, mais il reste encore quelques brèves touches à définir. Cet Attribut étrange implique en effet une Affinité particulière avec une des six Couleurs du monde (Vide, Harmonie, Éléments, Végétaux, Animaux, Objets), tenant plus ou moins de la sphère d’influence (les Problèmes eux aussi étant liés à des Couleurs) ; reste enfin à déterminer les Médiations, c’est-à-dire les moyens concrets de remédier aux Problèmes (Sensibilité, Sagesse, Perception, Science et Savoir-faire) : trois se verront attribuer un score, les deux autres seront inutilisables.
La partie s’engage sur une vague description proposée par une Nuance, et chacun intervient ensuite, plus ou moins quand il le souhaite, pour développer le Tableau, et, notamment, définir les Problèmes : ceux-ci se voient alors attribuer un dé, indiquant une valeur permettant ultérieurement de déterminer comment les Médiums se débrouillent pour y mettre un terme et restaurer le sacro-saint équilibre. Pour ce faire, les Médiums useront certes de leurs Attribut étrange, Couleur et Médiations, mais ils auront aussi à leur tour besoin de dés – dits « dés d’Offrande » pour les distinguer des « dés de Problème » (au passage, le jeu recommande de se munir d’une trentaine de dés en tout, vingt d’une couleur pour les Offrandes, dix d’une autre pour les Problèmes, ce qui me parait un peu… euh ?). Ces dés d’Offrande tiennent de la récompense : ils sont attribués aux joueurs qui narrent par ceux qui écoutent, quand ces derniers aiment le récit développé par les premiers, pour faire simple (mais l’exemple de partie en fin de volume, guère palpitant de manière générale, montre des joueurs trèèèèèèèèèèèèès généreux quant à la détermination de ce qui est « intéressant »…).
Quand viendra le moment de résoudre les problèmes, tous ces éléments entreront en compte. On désigne le dé de Problème à équilibrer, on invente une cause possible du Problème, on choisit la Médiation que l’on compte utiliser, on narre l’action (of course), on choisit le nombre de dés d’Offrande que l’on lance, et on compte les succès (valeur inférieure ou égale à la Médiation employée). La réussite parfaite est obtenue quand on a pile poil le bon nombre de succès (par exemple, cinq succès pour un Problème de valeur 5) ; en dessous, c’est un échec, et au-dessus, une réussite partielle – interviennent alors des règles (peut-être un brin complexes) aiguillant la narration pour déterminer ce qui s’est passé au juste (et qui le raconte), ainsi que les conséquences, sur le Tableau ou sur les personnages (leur Attribut étrange, par exemple, qui peut se complexifier à mesure qu’il devient plus puissant), lesquels se voient ainsi offrir une possibilité d’évolution, pouvant à terme les conduire à la Transcendance.
Cela dit, je me montre quelque peu sceptique sur cette évolution… Quoi qu’on en dise, Prosopopée n’est clairement pas un jeu à campagne à mes yeux, et ne trouve sans doute sa raison d’être que dans des parties relativement brèves et épisodiques – enfin, je dis ça, mais j’ai pu jouer à Inflorenza sur des formats plus longs, en même temps ; je peux donc me tromper, oui…
Cela dit, là où le jeu postérieur de Thomas Munier m’avait séduit à la lecture et convaincu quand j’ai eu l’occasion de le tester, celui de Frédéric Sintes me laisse toujours un peu sceptique au final après ce simple survol – même si je ne suis pas certain d’être en mesure de dire pourquoi au juste… Disons toutefois que l’exemple de partie en fin de volume ne m’a vraiment pas emballé. Peut-être est-ce que je redoute une trop grande tendance à la répétition ; ou que l’absence de background me détourne du sens du jeu et de son véritable intérêt en tant que modèle « abstrait » ; il y a peut-être aussi ce problème plus général, ce vague sentiment que j’ai pu parfois ressentir, peut-être à tort, lors de mes quelques (et plutôt rares, oui) lectures en la matière, cette impression que le désir iconoclaste de chambouler les vieux principes rôlistiques (et ça, pourquoi pas, hein – tant mieux, sans doute) débouche en définitive sur des artifices guère pertinents (Les Concepts Majuscules, le rituel, le monde sans nom peut-être…), et sacrifie éventuellement le plaisir, via la spontanéité notamment, sur l’autel de la sacro-sainte différence…
Je ne sais pas. Il faudrait probablement que je teste quand même la chose, je n’exclue pas une bonne surprise… Mais je n’en ferai pas une priorité.
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