Providence, t. 1 : La Peur qui rôde, d'Alan Moore & Jacen Burrows
MOORE (Alan) & BURROWS (Jacen), Providence, t. 1 : La Peur qui rôde, [Providence #1-4], couleurs de Juan Rodriguez, traduction [de l’anglais] par Thomas Davier, Nice, Panini France, coll. Best Of Fusion Comics, [2015] 2016, [n.p.]
Alan Moore est sans doute moins présent dans le monde de la BD ces dernières années – il faut dire qu’il a eu et a encore bien d’autres projets, dont son titanesque roman Jérusalem –, mais cela ne signifie pas qu’il n’y œuvre plus pour autant. J’ai l’impression que, dans le domaine des comics, il s’est essentiellement attelé à deux entreprises ces dernières années (en favorisant l’indépendance) : des suites/déclinaisons tordues de La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, et des récits qui sont autant de variations autour de Lovecraft ; c’est bien sûr le dernier pan de cette œuvre récente qu’illustre ce premier tome de Providence, reprenant les épisodes #1-4 de la série originale – en cours de publication aux États-Unis, et illustrée par Jacen Burrows, dessinateur attitré d’Avatar Press (comme pour Neonomicon, d’ailleurs).
Je voue un véritable culte à Alan Moore – c’est de très loin mon scénariste fétiche, le meilleur, l’inégalable. Je l’ai probablement découvert avec From Hell, puis suis remonté en arrière, notamment bien sûr pour V pour Vendetta et surtout Watchmen (la meilleure BD du monde et de tous les temps, ah mais !). On aurait cependant bien tort de s’en tenir à ces seuls gros volumes (auxquels il faudrait sans doute rajouter le plus récent Filles perdues – sauf erreur la dernière publication française de l’auteur à m’avoir complètement retourné) : Moore a arpenté bien des domaines avec une constante réussite. Dans un registre un peu plus classique, on pourrait remonter encore plus haut, avec Swamp Thing par exemple, ou, plus récemment, au tournant du millénaire, baver d’admiration devant l’ambition délicieusement fun de la période où l’auteur hyperactif nous a régalés de ses « America’s Best Comics » (en toute humilité – au passage, je viens d’acquérir l’intégrale de Top 10, donc je vous en causerai probablement très vite). D’autres choses, aussi, en parallèle, comme Suprême…
Ces dernières années, Moore s’est donc essentiellement consacré à d’autres domaines. Mais il est à l’occasion revenu à la BD, et notamment pour faire dans la lovecrafterie. Fan de Moore comme de Lovecraft (autour duquel le premier tournait de toute façon régulièrement depuis longtemps), j’étais très curieux de voir ce que cette étonnante association (ou peut-être pas si étonnante que ça, au fond) allait bien pouvoir donner…
Après The Courtyard, il y eut donc Neonomicon, qui a cependant été une déception… Ce n’est pas que j’ai trouvé cette BD « mauvaise » ; non, c’est simplement qu’elle ne m’a laissé absolument aucun souvenir – ce qui est pour le moins inacceptable dans le cas d’une BD d’Alan Moore (seuls ses quelques épisodes de Wildcats m’avaient auparavant fait le même effet, mais c’était clairement un travail mineur, fait pour s’amuser avec les copains). Je crois me rappeler qu’il y avait pas mal de cul, oui – mais au-delà, je ne sais tout simplement plus ce qu’il y avait dans cette BD tant attendue… Il faut dire que je l’avais probablement lue à une mauvaise période, ça pourrait valoir le coup de retenter l’expérience.
Depuis, cependant, il y a donc eu Providence. J’ai donc fait l’acquisition de ce tout récent premier tome français (sorti peu ou prou dans la foulée des épisodes américains !), pour redonner une chance à la lovecrafterie mooresque.
Et… Je ne sais pas vraiment quoi en penser. Je ne sais pas si c’est bon, pas davantage si c’est mauvais. Je me doute bien que c’est exécuté avec l’intelligence et le sérieux qu’on est en droit d’attendre de Moore (et tout autant probablement du dessinateur Jacen Burrows, dont le style assez conventionnel me laisse plutôt froid mais qui a clairement mis la documentation en avant, et ça fourmille de détails). Mais ai-je aimé Providence ? Je ne sais pas…
Évidemment, partir sur des bases pareilles pour livrer une chronique de cette BD est quelque peu problématique… Essayons cependant de voir le contenu d’une manière relativement « objective », ce qui pourra clarifier quelque peu les idées.
Nous sommes en 1919 – à New York tout d’abord. Robert Black (nom dérivé sans doute de Robert Blake, personnage de Lovecraft – dans « The Haunter of the Dark » – et référence limpide à son jeune disciple Robert Bloch – je ne reviens pas sur le jeu littéraire entre les deux, ce n’est sans doute pas le propos, pour le moment du moins) est un jeune journaliste et avant tout (encore que sa vie sexuelle soit régulièrement au premier plan elle aussi) un écrivain quelque peu frustré, à la recherche d’un sujet intéressant. La curiosité morbide de journaleux en manque de fait-divers sordides l’amène à se pencher sur des « livres qui rendent fous », voire poussent au suicide, à en croire leurs apôtres – notamment Sous le monde, roman décadent français qui aurait inspiré Robert W. Chambers pour Le Roi en Jaune. Sa petite enquête – auprès d’un personnage fascinant tout droit sorti de « Cool Air » de Lovecraft – l’amène à questionner la possibilité d’une Amérique occulte, où le savoir alchimique ou plus largement ésotérique aurait toujours ses sectateurs dans l’ombre. Il laissera alors tomber le journalisme à proprement parler pour écumer la Nouvelle-Angleterre, à la recherche d’un vieux grimoire arabe (un ersatz du Necronomicon qui s’inscrit davantage dans le réel) et de sujets littéraires macabres et décadents – dans la veine d’un Poe ou peut-être aussi d’un Hawthorne. L’occasion de rencontrer bien des personnages étranges…
Alan Moore déforme très légèrement les noms des protagonistes des nouvelles de Lovecraft, de manière cependant généralement tout à fait transparente (par exemple, nous avons un Willard Wheatley pour Wilbur Whateley, ce genre de choses) – procédé dont la raison d’être m’échappe quelque peu, mais admettons. Chacun de ces quatre épisodes est en tout cas centré essentiellement sur un récit de Lovecraft (ce qui ne prohibe pas des allusions à d’autres œuvres encore) : le premier a beau être titré « The Yellow Sign » (allusion à Chambers, donc), il renvoie pour l’essentiel à « Cool Air », comme dit plus haut ; « The Hook » évoque bel et bien « The Horror at Red Hook » (avec son flic viril et raciste) ; « A Lurking Fear » ne porte pas sur la nouvelle quasi éponyme, mais sur « The Shadow over Innsmouth » ; enfin, « White Apes » (le plus réussi à mon sens) repose clairement pour l’essentiel sur « The Dunwich Horror », en dépit des allusions du titre qui renverraient plutôt à
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Je ne suis pas certain de bien comprendre le projet de Moore dans Providence, notamment donc dans son traitement de ces récits lovecraftiens classiques, avec ce léger travestissement des noms propres… Pour le moment, j’en retiens peut-être surtout l’impression d’une tentative ambitieuse d’établir un semblant de cohérence dans des récits lovecraftiens qui n’y prétendaient pas forcément (on sait ce qu’il en est depuis que le « Mythe de Cthulhu » façon Derleth a été quelque peu déconstruit) ; à intriquer ainsi les nouvelles, celles clairement au centre de chaque épisode ou d’autres simplement évoquées au passage, Moore parvient effectivement à obtenir un regard global sur cette Amérique occulte qui fascine tant le jeune héros. Procédé qui n’a sans doute rien de gratuit, en tout cas ainsi qu’il se déploie dans ces quatre premiers épisodes : il s’agit bel et bien, au fur et à mesure des découvertes ambiguës et étonnantes de Robert Black, de soulever le pan du réel pour dévoiler l’horreur cosmique sous-jacente dans tout ce qu’elle a de plus tétanisant – fascinant et terrible à la fois.
Il me paraît clair, d’ailleurs, que c’est dans les passages où la sensation de peur est au premier plan que Moore se montre le plus habile, et déploie sa finesse coutumière. La simple enquête riche d’allusions transparentes – pas besoin d’être un grand exégète lovecraftien pour les comprendre – est plus ou moins palpitante en tant que telle, mais quand « l’investigateur » (ben oui) pénètre une grotte cyclopéenne donnant sur un gigantesque océan souterrain, quand il se perd dans ses rêves malsains – et d’un contenu prophétique douloureux pour le lecteur, j’y reviens – ou même, avec un brio cette fois tout à fait remarquable, quand il ne fait qu’entrevoir le quotidien sordide des Wheatley, subissant la haine instinctive de l’inquiétant Willard sans comprendre le moins du monde ce qui se passe vraiment autour de lui (au-delà de la seule déduction d’un inceste évident…), tandis que le lecteur dispose pour sa part des clés qui lui manquent, là oui, ça marche, et très bien, même.
Sans doute est-ce dans cette optique également qu’il faut inscrire la volonté de Moore d’introduire d’autres sujets dans son récit – par exemple la sexualité oppressante de Robert Black, mais tout autant de ceux qu’il interroge (nécrophilie, bestialité, inceste… L’outrance, ici, se justifie peut-être d’autant plus par l’homosexualité du héros – avec les connotations qu’elle pouvait impliquer dans l’Amérique de 1919), qui amène à questionner la présence ou l’absence de ce thème dans les récits de Lovecraft (sujet à débattre, hein).
On peut sans doute évoquer, pour les mêmes raisons, les nombreux renvois à l’actualité de 1919, témoignages d’une érudition coutumière, peut-être même un brin m’as-tu-vu, mais qui peuvent à terme déboucher sur des choses intéressantes, sait-on jamais – ainsi par exemple de la signature du Traité de Versailles, du vote de la Prohibition ou de la grève des acteurs, peut-être aussi de l’immigration via Ellis Island, ce genre de choses.
Ça va même parfois plus loin : Moore, en se posant en 1919, traite d’un monde où le nazisme et la Shoah ne sont peu ou prou même pas envisageables, aussi ses allusions plus ou moins discrètes à ce que l’avenir allait réserver sous peu se montrent-elles particulièrement glaçantes pour le lecteur. Ça commence avec les institutions de suicide/euthanasie du premier épisode, tirées du Roi en Jaune, et évoquant clairement des chambres à gaz. Plus tard, surtout, dans l’équivalent mooresque d’Innsmouth (Salem ?), la purge des hybrides est envisagée au travers d’un cauchemar tenant peu ou prou de l’épiphanie, avec esquisses de camps de concentration et chambres à gaz là encore à peine entrevues. Mais, très concrètement, Black et son guide tombent aussi en cours de visite sur le « signe des anciens » tel qu’il avait été défini par Lovecraft dans « The Shadow over Innsmouth » (avant que Derleth ne fasse le ménage, donc), témoignant de la haine des puritains contre les métis dégénérés du front de mer : ledit signe est bien évidemment une swastika, symbole peu ou prou inconnu alors, car libre des connotations qui en deviendront ultérieurement indissociables, et que le guide, marqué dans son physique par son ascendance trouble, qualifie de « croix gommée » sans que Black soit en mesure de relever l’erreur. Ce qui m’a paru plutôt bien vu, pour le coup.
Un autre aspect est à signaler, qui n’a sans doute rien de surprenant chez Moore en tant que tel (il figurait déjà dans Watchmen, par exemple, et est devenu de plus en plus fréquent depuis Black Dossier) : chaque épisode se voit compléter par des « documents » textuels, de plusieurs sortes. Le principal, systématique, consiste en une sorte de « journal intime » de Robert Black – même s’il s’agissait à la base d’un cahier de notes, où rassembler phrases, thèmes et idées à travailler le cas échéant dans le cadre d’une nouvelle ou d’un roman. Ce dernier emploi a bien son importance, et nous vaut un intéressant travail sur l’inspiration et l’écriture, où les bonnes idées ne manquent pas (et peut-être tout autant les mauvaises, mais délibérément). L’aspect « journal intime » n’est cependant pas à négliger, et se révèle plutôt une bonne idée : si Alan Moore peut introduire ici des éléments complémentaires, ne figurant pas dans l’épisode à proprement parler ou tout juste esquissés (ainsi de la sexualité dévorante de Robert Black), c’est en fait surtout l’occasion de revenir sur les éléments narrés précédemment, cette fois en imposant un point de vue distinct de celui du lecteur, permettant dès lors d’envisager le récit d’une manière subtilement différente. Ce qui pourrait être laborieux, dit comme ça, mais s’avère en définitive étrangement pertinent – en participant là encore d’une sorte de mise en abyme, de la création littéraire en général comme de l’horreur lovecraftienne en particulier. Et il faut donc y ajouter des documents rassemblés au hasard par Robert Black, brochure ésotérique destinée à un public confidentiel, bulletin paroissial pas très chrétien, dessins lourdement évocateurs de la simplette Wheatley à jamais traumatisée… C’est toujours bien vu.
…
Bon, finalement, il y avait des choses à dire, hein. Au sortir de ce compte rendu, je ne peux que constater qu’il y a bel et bien des trucs très intéressants dans ce premier tome de Providence – des choses qui ne m’étaient peut-être pas apparues au premier coup d’œil, confirmant que cette nouvelle œuvre d’Alan Moore, comme bon nombre de celles qui l’ont précédée, demande à être creusée, approfondie, pour révéler tout son intérêt. Il y a sans doute encore de la marge, du coup. C’est juste que la première impression n’est pas aussi systématiquement bluffante que dans les grandes œuvres d’antan, alors ? Possible… La magie opèrerait-elle encore malgré tout ? C’est à voir – j’en doutais un peu à la première lecture, même si le quatrième épisode m’a bien davantage convaincu que les précédents (il est délicieusement pervers et authentiquement flippant), mais il me faudra probablement poursuivre l’expérience, oui. Et éventuellement relire ce premier tome avec un peu plus de distance – avec Moore, ça se révèle souvent payant.
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