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Sandman, vol. 3, de Neil Gaiman

Publié le par Nébal

Sandman, vol. 3, de Neil Gaiman

GAIMAN (Neil), Sandman, volume 3, [Sandman #29-39, The Absolute Sandman Volume 2, Sandman Midnight Theater #1, The Sandman Companion], illustré par Stan Woch, Bryan Talbot, Shawn McManus, Colleen Doran, Duncan Eagleson, John Watkiss & Teddy H. Christiansen, préface d’Alisa Kwitney, traduction [de l’anglais] de Patrick Marcel, [s.l.], Urban Comics, coll. Vertigo Essentiels, [1991-1992, 2007] 2013, 432 p.

 

Retour à Sandman, une des plus grandes BD de tous les temps, et clairement ce que Neil Gaiman a fait de mieux (oui, je sais, je le répète à chaque compte rendu, mais voilà, quoi). Dans la réédition Urban Comics, bénéficiant d’une vraie bonne traduction de Patrick Marcel, nécessaire, et débordant de matos complémentaire…

 

Le présent volume est construit autour de l’arc en six épisodes Le Jeu de soi, entouré par cinq récits courts tenant en un seul épisode chacun et adoptant un cadre historique – il est enfin prolongé, hors bonus, par un long épisode du Sandman Midnight Theater que je ne connaissais pas du tout…

 

Commençons par l’arc. Dans une très intéressante interview en fin de volume (tirée du Sandman Companion), tant Neil Gaiman que celui qui l’interroge tombent d’accord pour dire que Le Jeu de soi est probablement le récit long de Sandman le moins apprécié des lecteurs… même si Gaiman avance que c’est peut-être son préféré pour sa part. Ce rejet supposé me laisse un peu perplexe, tant le matériau est excellent, mûrement réfléchi et émouvant. Cela dit, maintenant que j’y repense, il n’est pas exclu que ma réaction lors de ma première lecture – il y a pas mal de temps de cela, et tout d’abord en anglais – ait été somme toute mitigée, oui… Là où, aujourd’hui, je n’ai plus la moindre prévention à cet égard, et admire la pertinence et la justesse du propos.

 

Gaiman parle, pour l’ensemble de Sandman, d’une alternance de récits « masculins » (où, accessoirement, le Sandman est bien davantage au centre de l’intrigue) et de récits « féminins » (où il se fait plus rare). Aux récits « masculins » de Préludes & Nocturnes et La Saison des Brumes (centrés sur Morphée) répondent donc les récits « féminins » La Maison de poupées et Le Jeu de soi… Je ne sais pas (ou plus) si cette grille d’analyse est pertinente sur la durée, ni si elle permet d’expliquer vraiment quoi que ce soit – même si une saynète dans un magasin de comics, ici, témoigne des difficultés du geek mâle de base à admettre qu’une femelle puisse lire des BD, voire avoir une âme… au point de se montrer bêtement lourd. Peut-être… On a souvent dit, par ailleurs, que Sandman avait attiré un public féminin assez conséquent, sauf erreur – mais sans doute ne faudrait-il pas en tirer de conclusions hâtives ?

 

Le Jeu de soi (où Morphée n’apparaît donc guère, finalement) est en tout cas effectivement centré autour des femmes, et questionne bien la féminité dans ses attributs réels ou supposés (fantasmes inclus, ou rêves si vous préférez, comme de juste). Nous sommes tout d’abord dans un immeuble new-yorkais, entièrement habité par des femmes (George est la seule vraie exception, mais il est sans doute « glauque » avant d’être un homme – si l’on peut même en parler comme d’un homme ; quant à Wanda, elle est peut-être née Alvin, et a toujours son « machin » entre les jambes, mais elle n’en est pas moins Wanda – quoi qu’en disent les pénibles, quoi qu’en dise aussi la lune…). On y croise ainsi un couple de lesbiennes, Hazel et Foxglove (cette dernière en rapport avec la Judy du traumatisant épisode de la cafeteria dans Préludes & Nocturnes), une mystérieuse petite demoiselle coincée derrière ses grosses lunettes, Thessaly, et – surtout, elle est au cœur de l’histoire, même si tous ces personnages secondaires sont admirablement conçus et rendus, et contribuent énormément à la justesse du propos de cet arc – on retrouve ici Barbie, entraperçue dans La Maison de poupées, du temps où elle était en couple avec Ken (forcément) ; elle donnait alors l’image d’une dinde superficielle au possible – image qu’entend dynamiter Le Jeu de soi, dont un des thèmes essentiels est que personne n’est un stéréotype ; et Barbie a effectivement une âme, au-delà de ses seules marottes un tantinet punk – son utilisation inventive et excentrique du maquillage, par exemple : elle se peint littéralement le visage –, tranchant déjà sur la façade lisse de la poupée normée qu’elle était censée être au premier abord.

 

Barbie, surtout, a de l’imagination. Ou en avait ? Fut un temps où elle arpentait sans cesse le même royaume onirique, dans une séquence de rêves à la façon d’une série. Là-bas, la fillette était une princesse – forcément ? Elle y avait en tout cas nombre de camarades, plus ou moins animaliers, qui peuplaient un monde de fantasy empruntant énormément à Oz comme à Narnia, même si on y trouve d’autres allusions en prime. Mais c’est le passé, tout cela… Et son royaume sombre dans un hiver perpétuel, ses vieux camarades sont en proie à la tyrannie du mystérieux et inquiétant Coucou…

 

Barbie n’en a pas conscience. Elle dit d’ailleurs ne plus rêver. Elle conserve bien quelques souvenirs de ce déferlement d’imagination enfantine, qui la caractérisait alors en partie et a sans doute contribué à la former telle qu’elle est, mais, non, elle n’en rêve plus – depuis sa liaison avec Ken, peut-être ? Ou encore avant ? Peu importe : le fait est que la domination du Coucou a mué le rêve en cauchemar… Et si elle ne rêve pas, alors le rêve doit revenir à elle – et c’est ainsi que le colossal Martin Dix-Os (un « gros chien », vraiment ?) fait son apparition à New York, tandis que les serviteurs du Coucou sèment le cauchemar dans l’immeuble de Barbie ; ce qui déplait fortement à Thessaly, elle aussi bien loin en définitive de son stéréotype de femmelette timide aux lunettes qui lui mangent le minois…

 

L’alternance entre le récit dans le Rêve et celui qui se déroule au sein de l’immeuble new-yorkais est menée avec une grande astuce par Neil Gaiman, qui sait enrichir chaque versant des apports de l’autre, les deux lignes narratives étant ainsi joliment intriquées pour appuyer un propos global d’une grande finesse. L’auteur y questionne la féminité autant que le rêve, et broie donc les stéréotypes d’une manière ô combien réjouissante. Les scènes frappantes ne manquent pas – j’ai bien entendu mes favorites, qui impliquent surtout Thessaly, excellent personnage autorisant quelques délicieuses cruautés baignant dans l’humour noir et le gore. Et puis il y a Wanda, bien sûr… Un très beau personnage que cette transsexuelle redoutant l’opération finale – là encore, Gaiman anéantit les clichés et développe une figure complexe et humaine, jusqu’à l’apothéose du dernier épisode de l’arc, ô combien émouvant et, d’une certaine manière, « politique » (ce qui était sans doute bien plus audacieux alors qu’aujourd’hui, où ces questionnements se sont quelque peu banalisés, même si la route est encore longue).

 

Au-delà, l’intrigue du « Pays » onirique ne manque pas d’intérêt non plus. L’imagination de Gaiman tourne à plein régime, versant tantôt dans l’hommage assumé, tantôt dans des inventions plus personnelles, avec une égale justesse. On y appréciera tout particulièrement les compagnons de la princesse Barbara – Wilkinson, par exemple, la musaraigne en trench-coat de détective privé… L’atmosphère amère qui envahit ce royaume idéal ne manque pas de toucher profondément, par ailleurs – et la confrontation avec le Coucou est très marquante, et là encore d’une grande astuce, en jouant habilement des préconçus et autres suppositions du lecteur pour mieux les tordre le cas échéant, ou, paradoxalement peut-être, surprendre justement en les affichant.

 

Le Jeu de soi est donc une vraie réussite – et peut-être un des moments les plus émouvants de Sandman. C’est probablement aussi un arc qui gagne à être relu – sans doute sa subtilité essentielle ne peut-elle guère être appréhendée, ou pas totalement du moins, au premier coup d’œil.

 

Les récits « historiques » qui entourent cet arc sont globalement bons à très bons… même si j’ai à vrai dire du mal avec « Thermidor », qui ouvre le volume, et est probablement un des récits de Sandman que j’aime le moins (voire celui que j’aime le moins ?) ; l’idée de base n’est pas mauvaise, loin de là – avec Lady Constantine, ancêtre de John, qui se voit confier une dangereuse mission par Morphée, qui la conduira dans la France en pleine Terreur… Le problème est à mon sens la représentation de cette Terreur – qui est complètement fantasmée. Oui, nous sommes dans Sandman, les fantasmes sont à propos… Mais là je trouve que ça ne marche pas, à force d’excès. Les figures cauchemardesques et unilatéralement haïssables de Robespierre et plus encore Saint-Just m’agacent plus qu’autre chose. Vague réflexe de Franchouillard qui s’est un temps intéressé à l’histoire de la Révolution française ? C’est très, très possible – et ce quand bien même je ne porte guère ces personnages dans mon cœur, au fond (tout en avouant une certaine fascination pour Saint-Just). Les dernières planches ont beau être très réussies, ce qui précède m’empêche d’adhérer au propos – bêtement, peut-être…

 

« Auguste » – sur l’Empereur romain, donc – est un récit plus fin, même si, pour le coup, il joue des stéréotypes. Le fin mot de l’histoire intéressera plus ou moins… Mais cette conversation entre l’Empereur vieillissant et un comédien nain, tous deux grimés en mendiants pour prendre incognito le pouls de Rome, a ses beaux moments et ne manque sans doute pas de pertinence.

 

De ces récits « historiques », mon préféré est cependant, et de loin, « Trois Septembres et un janvier ». Les jumeaux Désespoir et Désir y font un pari avec le Sandman, portant sur l’appartenance d’un homme à tel ou tel de ces Infinis ; l’homme en question n’est autre que Norton Ier, seul et unique empereur des États-Unis… Un récit touchant et stimulant, sur l’importance d’avoir un rêve – comme barrière ultime à l’autodestruction. Très fort et très juste.

 

Les deux épisodes historiques restants se trouvent après Le Jeu de soi. « La Chasse » (qui, dans mon exemplaire, souffre de fâcheux défauts d’impression, je ne sais pas si c’est généralisé…), récit d’un grand-père bougon à sa petite-fille téléphage, évoque un « peuple » russe qu’on devine bien vite lycanthrope, au travers d’un joli conte à la puissance d’évocation certaine (qui m’a fait penser, à certains égards encore que de manière nettement moins drôle, au chouette roman estonien L’Homme qui savait la langue des serpents). Très bien amené, et efficace.

 

J’y ai cependant préféré « Zones floues », complexe récit à la structure et aux implications vertigineuses, sur le temps et le rêve qui s’entremêlent sans cesse, autour de la figure du jeune Marco Polo – qui rencontre dans cet entre-deux rêves et fantômes, et un homme qui connaît déjà ce que Marco n’est toujours pas en mesure de raconter, pour la simple raison qu’il ne l’a pas encore vécu. Très malin, vraiment.

 

J’avais déjà lu tout cela – même si c’était il y a longtemps. « Le Théâtre de Minuit », par contre, m’était totalement inconnu (c’est un hors-série, ne figurant pas dans Sandman à proprement parler). Ce récit, co-scénarisé par Neil Gaiman et Matt Wagner, et très joliment illustré par Teddy H. Christiansen (son style très « peinture » tranche agréablement sur celui, plus commun et pas toujours irréprochable à mon sens, des nombreux dessinateurs qui se sont succédé sur la série – on y trouve de tout, en fait), est aussi futé qu’enthousiasmant – et délicieusement pervers à certains égards. Nous sommes dans l’entre-deux-guerres, alors que le Sandman est toujours captif d’un sous-Aleister Crowley (voir Préludes & Nocturnes). Enfin, « le Sandman »… Oui, le « vrai », le « nôtre » ! Mais les auteurs mettent ici en scène le Sandman originel – le super-héros masqué, qui endort ses adversaires… Wesley Dodds, de son vrai nom, se rend en Angleterre, en quête de justice, ou peut-être en quête de son ex-compagne. Tous deux, et bien d’autres encore, seront amenés à se mêler à la foule perverse et un brin ridicule conviée à une célébration ésotérique à la noix – la peinture de ce milieu, impitoyable, suscite quelques très beaux moments, parfois délicieusement malsains ; mais c’est aussi un théâtre de choix pour que les personnages révèlent leurs talents cachés : nombreux sont en effet ceux qui ont quelque chose à dissimuler, et l’on dissimule bien des choses dans cet intriguant manoir – dont le Sandman, le « vrai »… Le récit, brillamment écrit et bénéficiant d’une belle galerie de personnages hauts en couleurs, a en outre quelque chose de très anglais, et en même temps de très pulp, qui le rend particulièrement savoureux. Très chouette.

 

Restent encore de nombreuses annexes, dans lesquelles on retiendra surtout le long entretien avec Neil Gaiman décortiquant Le Jeu de soi. Et éventuellement une brève mais jolie histoire tournant autour du Désir…

 

Ce troisième volume est donc à nouveau excellent, riche de grands moments, confirmant que Sandman est une série immense et indispensable – et qui gagne probablement encore à être relue. Suite bientôt avec le quatrième volume…

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E
On est d'accord mais tu en parles bien et mieux que moi.
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N
Tsk...