Boulevard du Crépuscule, de Billy Wilder
Réalisateur : Billy Wilder
Titre original : Sunset Boulevard
Année : 1950
Pays : États-Unis
Durée : 110 min.
Acteurs principaux : William Holden, Gloria Swanson, Erich Von Stroheim, Nancy Olson
Une bien bonne idée que cette rediffusion hier soir sur Arte de cet immense chef-d’œuvre qu’est Boulevard du Crépuscule (ou Sunset Boulevard, comme vous voulez) de Billy Wilder – probablement un de ses plus grands films, et peut-être même le meilleur, même si je manque du bagage pour pouvoir pleinement en juger. Il est vrai que sous la pression bienvenue d’un mien camarade canard, j’en ai vu quelques-uns, mais il y a de la marge – j’ai surtout vu, d’ailleurs, de ses comédies, souvent délicieusement transgressives ; je l’ai sans doute nettement moins pratiqué dans d’autres registres, et notamment dans celui du film noir, dont il fut pourtant un des maîtres.
Mais, à vrai dire, classer Boulevard du Crépuscule dans une catégorie précise s’avère difficile. Je ne sais pas si ce monument peut être définitivement rangé dans tel ou tel genre – j’en doute. Il y a indéniablement du noir dans ce film – l’esthétique est assez éloquente, et l’introduction sur le cadavre participe de cette atmosphère – et, oui, à l’occasion, on rit… Mais d’un rire gêné, douloureux, tant ce qui se déroule à l’écran est sordide et même, disons-le et j’y reviendrai, pervers… Il y a du drame, du coup – aucun doute à cet égard. Il y a peut-être même des choses encore plus inattendues – en fouinant sur le ouèbe, je suis tombé sur l’hypothèse d’un critique rapprochant le film, d’une certaine manière, du cinéma d’horreur ; dit comme ça, c’est sans doute excessif, mais il y a peut-être quelque chose de vrai là-dedans – dans la voix-off du narrateur cadavre, dans le délire gothique dégoulinant de la demeure de Norma Desmond, par ailleurs quelque peu vampirique (yeux hypnotiques et dents grinçantes), avec aussi son fidèle valet Max jouant de l’orgue à la manière d’un inquiétant fantôme de l’opéra…
Mais bon : on en retiendra que Boulevard du Crépuscule est avant tout un film à part. Il a peut-être même, à sa manière iconoclaste, suscité paradoxalement un quasi-genre, du moins l’exploitation d’un thème, qui a pu donner plus tard d’autres choses fort recommandables – en tête, là, j’ai The Player de Robert Altman, ou encore Mullholland Drive de David Lynch.
Car le film de Billy Wilder tire sa force de son sujet fascinant mais ô combien casse-gueule, heureusement géré avec un brio fantastique : l’histoire d’Hollywood, mais celle d’après les paillettes, quand la gloire et le scandale s’amenuisent, ne laissant plus, à l’état de ruines que l’on évite instinctivement, que des anachronismes confits dans leur splendeur passée. C’est un film hollywoodien qui traite d’Hollywood, et ne s’embarrasse pas de prendre des gants, et encore moins d’édulcorer le propos en mettant en avant une sorte de glamour éternel ; dans Boulevard du Crépuscule, la légende est d’emblée fanée – et c’est ce processus cruel de décomposition qui imprime l’écran, fascinant, avec quelque chose que les critiques du temps ont pu qualifier de « cynique » (mais je ne suis pas sûr, au fond, que ce soit là le terme le plus approprié).
Résumons un brin, au cas où. Joe Gillis (William Holden) est un scénariste d’un talent plus ou moins douteux – ex-journaliste, il est monté à Hollywood, comme beaucoup d’autres, en quête de gloire, tout en étant bien conscient que son poste, derrière la caméra, n’est pas vraiment à même d’en faire une star : on retient les acteurs, qui s’intéresse aux scénaristes ? Mais il a des problèmes bien plus pressants : financièrement, il est aux abois, et a besoin de 300 dollars tout de suite, là, maintenant – les huissiers sont passés saisir sa voiture, qu’il avait dissimulée, mais ça ne durera pas éternellement… C’est d’ailleurs en fuyant ces derniers qu’il atterrit dans une de ces fastueuses et excentriques demeures de stars qui avaient poussé comme des champignons sur Sunset Boulevard, à l’âge d’or d’Hollywood (il y a toujours un prétendu « âge d’or », nécessairement antérieur…), c’est-à-dire l’âge du muet. La bâtisse arrogante est décrépite, et Gillis la suppose abandonnée – comme bien d’autres. Ce n’est pourtant pas le cas, et un invraisemblable quiproquo va l’amener à faire la connaissance de la vieille gloire qui hante ces ruines ; il la reconnaît, en bon cinéphile : il s’agit de Norma Desmond (Gloria Swanson), star du muet n’ayant pu s’adapter au cinéma parlant, oubliée de tous ou presque – voire supposée morte. La diva, imbue d’elle-même (c’est peu dire), prépare pourtant son grand et nécessaire retour : elle qui a fait les studios Paramount (par ailleurs producteurs du film de Wilder…), elle qui a tourné pour les meilleurs et au premier chef Cecil B. DeMille, entend bien imposer, du haut de sa splendeur éternelle (réplique célèbre : elle est grande, ce sont les films qui sont devenus petits…), un scénario hasardeux et prétentieux tout à son prestige – la vieille peau se rêve encore en Salomé… Elle coince ainsi le jeune scénariste, lui offrant contre rémunération invraisemblable de travailler son script (sans rien en couper !) ; Gillis, guère farouche et cupide par nécessité, tombe ainsi dans un piège arachnéen – la star d’antan le kidnappe peu ou prou, l’installant de force chez elle, et, de simple collaborateur sur un plan strictement professionnel qu’il était en principe, le scénariste se fait bientôt gigolo… Et tout ceci, nécessairement, finira mal : le film, après tout, s’ouvre sur le cadavre de Gillis, pourtant narrateur, flottant dans une piscine…
Le film est irréprochable de bout en bout : la réalisation parfaite, dynamique et évocatrice, bien servie par une photographie splendide, illustre à merveille un scénario minutieusement conçu, d’une adresse et d’une justesse exemplaires. Les acteurs sont brillants et brillamment dirigés – William Holden en mâle beauté se partageant entre un cynisme de façade et une sensibilité contenue mais bien réelle, avant tout Gloria Swanson, bien sûr, fascinante dans son outrance inquiétante d’à-propos ; du côté des seconds rôles, Erich Von Stroheim campe un Max d’abord intimidant, plus tard touchant, tandis que la charmante Nancy Olson offre un contrepoint plus subtil qu’il n’en a l’air, ambigu à vrai dire, à la diva du muet – de jeune première préférant finalement rester derrière les caméras quand elle avait à peu près tout pour être une énième starlette (les caprices absurdes des studios ne l’ayant cependant pas épargnée).
Le script est semé d’anecdotes et références à Hollywood, celui de jadis comme le contemporain – avec un name-dropping conséquent. Mais c’est pourtant sa cruauté, sa perversité aurais-je donc envie de dire, qui lui confère en définitive un statut résolument à part – et qui a pu choquer, à l’époque de sa sortie, même si, globalement, le film a été bien vite reconnu pour être un chef-d’œuvre. Ceci au travers d’une mise en abyme glaçante autant qu’audacieuse – qui aurait pu être fatale au film, mais s’avère en définitive une force essentielle. Car les auteurs, d’une certaine manière, empoignent Hollywood par le col, pour l’obliger à se regarder dans un miroir – lequel, bien loin de le mettre en valeur, exacerbe ses traits les plus saillants pour les révéler dans toute leur laideur. En ressort l’image vaguement répugnante d’une machine à produire des gloires factices, tout aussi prompte à révéler des talents supposés et à les auréoler d’un prestige de pacotille, lourd de fallacieuses promesses d’éternité, qu’à reléguer dans des placards oubliés et malodorants celles et ceux qui, pour une raison ou une autre, ne parviennent pas à perdurer.
Question d’adaptation pour Norma Desmond – elle n’a pu se faire, elle la star du muet, à la diabolique évolution du cinéma parlant. Elle aura beau vanter, dans une triste illusion, les merveilles produites par l’expressivité des acteurs de son temps, leur permettant assurément de se passer de quelque chose d’aussi vain et irritant que des dialogues, le fait n’en est pas moins certain : elle est une relique du passé, et s’y complait bien trop pour s’en dégager.
Or c’était là le sort d’authentiques actrices et acteurs. La perversité, dès lors, consistait à offrir ce rôle à quelqu’un qui, pour le coup, ne ferait pas exactement dans la composition, mais jouerait bien volontiers de ses propres fantasmes et névroses. Même si Gloria Swanson avait semble-t-il su faire la part des choses, à la différence de certaines de ses rivales correspondant dès lors bien davantage à Norma Desmond (et qui avaient été approchées en premier lieu, mais avaient refusé le rôle…), il n’en reste pas moins qu’elle incarne le personnage avec un brio d’autant plus fascinant que sa performance a quelque chose de masochiste. Elle est une diva parfaite, et sa collection personnelle d’innombrables photos tout à sa gloire s’insère parfaitement dans le décor étouffant d’une fastueuse demeure qu’elle aurait très bien pu habiter – elle s’approprie ainsi le personnage au sens le plus fort : elle est littéralement elle-même.
Mais la perversité va plus loin. Avec notamment Erich Von Stroheim, dans le rôle de Max, le domestique – dont on comprend bien vite qu’il fut en son temps un réalisateur notoire et acclamé, qui avait lui-même fait tourner Norma Desmond (on en apprendra encore davantage sur son compte ultérieurement, le personnage en devenant étrangement touchant…). Or Erich Von Stroheim fut bel et bien ce réalisateur lui-même… et avait justement fait tourner Gloria Swanson ! La scène où Joe Gillis, Norma Desmond et Max regardent, dans le cinéma privé de la diva, un témoignage de sa gloire passée – c’est-à-dire bel et bien un film d’Erich Von Stroheim avec Gloria Swanson dans le rôle principal – n’en est que plus glaçante…
Et il y a d’autres « apparitions ». Ainsi celles des « figures de cire », ces autres stars d’antan qui jouent régulièrement au bridge avec Norma – autant d’acteurs jouant là encore leur propre rôle, et sans la moindre ambiguïté cette fois (contrairement aux personnages « refaits » de Norma et Max) : parmi eux, on reconnaît par exemple Buster Keaton, qui est bien appelé ainsi… Plus tard, lors d’une des scènes les plus émouvantes du film, ce sera au tour de Cecil B. DeMille d’apparaître dans le champ, et dans son propre rôle, pour plonger le film dans une nouvelle spirale d’autoréférence : le célèbre réalisateur, en plein tournage, accueille quelque peu gêné (mais tendre aussi, d’une certaine manière) Norma Desmond venue forcer l’entrée des studios de la Paramount pour imposer son script indigeste de Salomé ; or Cecil B. DeMille, présenté ici comme le principal réalisateur associé à Norma Desmond, était bel et bien celui qui avait révélé, dans la « vraie vie », Gloria Swanson… L’actrice, dans son rôle, y subit une scène aussi touchante qu’effroyable, quand les employés du studio la reconnaissent pour ce qu’elle était – dès lors que les spots sont braqués sur elle par un vieux camarade (et tant pis si un micro malencontreux l’agresse au passage)… Ce semblant de gloire ressurgissant de manière impromptue la conforte dans ses illusions de grandeur – et c’est ainsi cet ersatz ambigu de cinéma-vérité qui s’avère, au fond, le plus factice.
C’est probablement, à mes yeux en tout cas, une particularité étrange de ce film à part : pris en tant que tel, il est excellent ; mais réinséré dans son contexte, dans tout ce qui l’environne, dans ce qu’il implique et comment, dans du méta-machin si vous y tenez, il est encore plus fort. Il ne s’agit en effet pas de gloser ici sur de simples anecdotes de tournage, ou de s’en tenir à l’évocation amusée de tel ou tel caméo – on dépasse le simple gag ou clin d’œil pour découvrir une autre couche de ce qui fait le film, de ce qui contribue à son essence même.
Ce en quoi je tends à qualifier ce film de « pervers » – dans son audace initiale, dans son rapport à son sujet, dans son rapport aux spectateurs avides de sordide aussi. Le cynisme supposé du film, auquel on renvoie souvent, me paraît plus contestable – peut-être faut-il une bonne dose de cynisme pour se lancer dans un projet pareil, oui, mais le tableau final n’a à mon sens rien de cynique ; peut-être aussi dans la mesure où le personnage de Joe, qui se présente de lui-même comme étant volontiers cynique au départ, connaît une métamorphose au fil des séquences – métamorphose douloureuse, sans doute, mais révélant chez lui une sensibilité certaine, qui, pour n’avoir rien de commun avec une sensiblerie d’ailleurs hollywoodienne pour le coup, n’en crève pas moins l’écran à sa manière autrement fine.
Le résultat est fascinant – et étrangement intemporel, pour un film si marqué dans son époque, et traitant des conséquences qui lui étaient contemporaines du faste des décennies tout juste précédentes ; on aurait pu croire que la disparition de tous ces « acteurs » (au sens large, bien sûr) ferait à son tour du film de Billy Wilder un artefact dépassé, autant dire une relique, mais ce n’est certainement pas le cas. Il reste à ce jour une des plus belles paraboles de l’industrie du spectacle, et son traitement des gloires éphémères reste d’une actualité vaguement dérangeante, lui assurant pour quelque temps encore la perpétuation de son statut de chef-d’œuvre. Le procédé casse-gueule de la mise en abyme n’a jamais été aussi bien servi, après tout…
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