Karpath, n° 3/4 : Hommage à H.P. Lovecraft
Karpath, n° 3/4 : Hommage à H.P. Lovecraft, Vouziers, De Vermis Mysteriis, 1990, 2 vol., 74 + 73 p.
L’étonnant objet que voilà… Karpath était un très éphémère (1989-1990) fanzine traitant de fantastique au sens large, sous la houlette notamment de Florian Brion ; dès le départ, il a louché sur Lovecraft et les lovecraftiens, ce qui a cependant culminé avec ce numéro double conçu en 1990 (pour le centenaire de l’auteur), entreprise étonnamment ambitieuse qui n’a cependant pas eu de suite : ce bel ouvrage est la dernière occurrence de Karpath… Mais, oui, entreprise ambitieuse, assurément : d’emblée, on est d’ailleurs étonné, et ravi, par le côté étrangement luxueux de l’objet – tranchant sans doute sur la conception habituelle des fanzines ; les deux volumes le composant, de 74 pages chacun, sont rassemblés dans une sorte de petit coffret, ou de chemise peut-être, en carton très (trop ?) fin, joliment illustré par Guillaume Sorel, un habitué de la revue ; ces deux volumes sont d’ailleurs très abondamment illustrés par ledit Guillaume Sorel (et quelques autres à l’occasion… généralement bien moins doués), qui livre un travail parfaitement admirable et ô combien dans le ton – à ce stade, on s’étonne en fait que la mise en page des articles fasse autant ressortir un certain côté « artisanal », qui, pour le coup, tranche un peu. Autre belle surprise à la découverte de ce curieux objet : il y a du beau monde à l’affiche, ainsi qu’en témoignera ce compte rendu par la suite – du beau monde français, mais aussi anglo-saxon ; tout le matériau n’est certes pas inédit, d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique, mais c’est bien le cas de la majeure partie des communications – et les reprises proviennent essentiellement de publications au moins aussi confidentielles que le présent fanzine, aussi n’a-t-on pas à s’en plaindre.
Certes, on y trouve un peu de tout. Des choses excellentes (dues par exemple à Gilles Menegaldo, Michel Meurger, Joseph Altairac, Jean-Luc Buard ou encore Robert Bloch), d’autres assez consternantes hélas (le pompon revient sans doute à l’indicible Brian Lumley, mais la hideuse bande dessinée de Patrick Van Langhenhoven et Pascal Bresson se défend bien dans la catégorie blasphématoire), et, entre les deux, du bon, du moins bon, de l’anecdotique souvent, du médiocre parfois…
Voyons donc ce que ça donne au fil de la revue. Jacques Goimard, dans « Atypique », livre une brève réminiscence, pas toujours très tendre pour Lovecraft d’ailleurs, surtout éclairante sur la perception de l’auteur à l’époque de sa découverte en France – et, déjà, la lutte entre amateurs de fantastique et amateurs de science-fiction…
Jacques Finné livre alors une communication intitulée « Conception du fantastique chez H.P. Lovecraft », d’ailleurs : c’est que ce vieux débat s’est prolongé (le colloque de Cerisy en a encore témoigné un peu plus récemment, par exemple) ; j’avoue, pour ma part, rapprocher surtout Lovecraft de la SF, instinctivement, même si je ne vois pas vraiment de raison de partir en croisade à ce sujet – mais, dès lors, les articles appuyant sur sa dimension fantastique me paraissent plus ou moins pertinents… En fait, j’en retiens surtout, là encore, que l’intérêt pour Lovecraft et son œuvre révolutionnaire n’implique pas nécessairement un fanisme de tous les instants : une fois de plus, l’auteur peut, à bon droit sans doute, se montrer quelque peu sévère pour son sujet – ce qui reviendra dans d’autres articles par la suite.
Jean Marigny poursuit d’une certaine manière dans cette voie, tout en raccrochant l’étude à son propre dada, avec un article intitulé « Le Vampirisme dans l’œuvre de Lovecraft », concluant bien vite que le gentleman de Providence, si désireux de débarrasser le genre horrifique de ses croquemitaines traditionnels, n’a pas vraiment eu recours à cette figure classique, si ce n’est de manière très détournée et plus « matérialiste » (on évoque forcément « La Maison maudite », sans doute son récit le plus ouvertement vampirique quand bien même c’est à sa manière très personnelle, mais aussi « La Couleur tombée du ciel » ou L’Affaire Charles Dexter Ward…) ; article un peu lapidaire, et qui n’apprend pas forcément grand-chose.
On arrive à quelque chose de bien autrement intéressant avec « Le Monstre dans l’œuvre de H.P. Lovecraft », article de Gilles Menegaldo plus consistant, détaillant les diverses implications de l’usage du monstrueux chez Grandpa Theobald, sujet complexe tant ses usages sont variés, de la simple répugnance instinctive, effet d’horreur immédiat, à la suggestion outrée d’altérité prenant des dimensions cosmiques (voire métaphysiques ?). Très bien fait.
Louis Vax, dans « Des infra-caves aux ultra-greniers », reprend et critique la notion développée par Maurice Lévy dans son Lovecraft, ou du fantastique, de « verticalité de l’horreur », mais entendue avant tout dans le sens de la profondeur ; l’auteur complète cette perception première en s’intéressant aux connotations tout autres, mais non moins présentes dans l’horreur lovecraftienne, de la hauteur, fouillant les greniers qui répondent aux caves (à grand renfort de Bachelard et quelques autres). L’idée est sans aucun doute juste, mais j’ai l’impression qu’elle ne débouche pas sur grand-chose de palpitant, là où il y aurait eu sans doute de la matière – et le ton vaguement pédant et volontiers redondant de l’article ne m’a pas vraiment incité à approfondir (euh…) le sujet, dommage…
Roger Bozzetto traite alors de « L’Indicible et son portrait : Le Modèle de Pickman », texte qui ne m’a hélas guère convaincu : il est un brin lourd de paraphrase du petit conte lovecraftien, et son style très pénible n’arrange en rien les choses, ne donnant guère envie de s’attarder à développer plus hardiment les implications de l’usage des tableaux et des descriptions dans cette nouvelle, là où il y aurait eu indéniablement de quoi faire…
Puis arrive heureusement mon chouchou, Michel Meurger, avec « De l’homme au singe. Dévolution et bestialité chez Howard Phillips Lovecraft », superbe article s’intéressant au contexte comme au contenu de la nouvelle « Arthur Jermyn » (ouvrant des voies à d’autres textes plus consistants, « Le Cauchemar d’Innsmouth » au premier chef). À l’instar de ses brillants « Cahiers d’études lovecraftiennes » consacrés à Lovecraft et la SF (hop, et hop ; le deuxième reprendra d'ailleurs cet article), mais aussi de ses fascinants dossiers pour la revue Le Visage Vert, c’est bluffant d’érudition mais sans épate, et toujours d’une extrême pertinence ; des anecdotes sur les phénomènes de foire aux polémiques darwiniennes, avec au cœur la quête du « chainon manquant » entre l’homme et le singe, et des conséquences variables (mais racistes et pessimistes chez Lovecraft), c’est passionnant de bout en bout et remarquablement bien fait.
Autre très bel article admirable d’érudition, même si plus léger à certains égards, peut-être, on vantera « De L’Antarctique aux Montagnes Hallucinées, ou pour en finir avec la nostalgie des origines », de Joseph Altairac, comparant pour l’essentiel le célèbre roman de Lovecraft avec un roman français peu connu, L’Antarctique, de Dominique Sévriat (1923) ; il ne s’agit bien sûr pas de déterminer ici une influence, mais de se pencher sur les implications philosophiques, et les divergences en définitive, de ces deux récits polaires assez proches en apparence, et piochant parfois aux mêmes sources (dans le rapport à l’Arthur Gordon Pym de Poe, mais aussi bien au-delà). Or, là où le récit lovecraftien, un de ses plus ambitieux, appuie sur la dimension scientifique pour affirmer en définitive l’horreur cosmique, corrélative au sentiment d’insignifiance de l’homme dans un univers indifférent, le roman de Sévriat sombre à terme dans l’ésotérisme de foire et plus encore la religion « pop », à mille lieues des préoccupations du gentleman de Providence, et pour un effet semble-t-il incomparablement moins convaincant, voire tout bonnement ridicule. Au-delà, cependant, on appréciera les considérations sur les thèmes en vogue à l’époque, et leur utilisation commune et pourtant on ne peut plus différente par les deux auteurs (ainsi des théories de Wegener, très discutées alors, sur la dérive des continents – et dont l’usage par Sévriat est pour le moins cocasse). En fin de compte, cette comparaison, autrement plus favorable au chef-d’œuvre lovecraftien qu’à la naïve rêverie atlante du Français, débouche sur une critique des vaines quêtes d’un « âge d’or » où l’humanité, plus proche de Dieu, était incomparablement « supérieure » aux pathétiques ersatz du XXe siècle avec leurs tristes gesticulations matérialistes – tout en plaçant l’homme, de manière globale, au centre d’une création conçue spécifiquement pour lui ; thème cependant un peu trop vite expédié à mon goût, peut-être – il y a sans doute bien des choses à dire à ce sujet…
Ce premier volume s’achève sur un autre article tout à fait intéressant, et bien moins anecdotique qu’il en a l’air : dans « Lovecraft et Larousse », Jean-Luc Buard se penche sur les notices biographiques du gentleman de Providence dans les dictionnaires français, la première datant de 1966 – qui fait de Lovecraft un pionnier : il est le premier auteur de SF américain à avoir droit à cette reconnaissance. On s’amusera des imprécisions, voire des erreurs pures et simples, de ces notices – à caractère peut-être en partie publicitaire ? –, mais, au-delà, l’auteur dresse une généalogie complexe des innovations et emprunts en la matière, avec tout ce qu’ils pouvaient impliquer. Très intéressant (et ça m’aurait sans doute été très utile pour le Bifrost 73…).
On passe alors au deuxième volume, s’affichant globalement plus « subjectif ». Il s’ouvre sur plusieurs brèves remémorations d’un intérêt très variable (le machin de François Truchaud est hors-concours) : le « Lovecraft » de (John) Ramsey Campbell est assez étonnant ; j’ai cru comprendre que l’auteur anglais avait considérablement évolué dans son rapport à Lovecraft et aux lovecrafteries, au fil du temps – de l’admiration inconditionnelle et naïve et la haine pure et simple ; ici, en tout cas, il livre un article plutôt lucide sur l’œuvre initiale et la contribution des pasticheurs, dont lui-même, via Derleth – mais le tout sans rancœur et de manière finalement juste.
Richard D. Nolane, dans le bref article « L’Importance de Lovecraft ? », est sans doute nettement moins juste – d’autant sans doute qu’il y glisse un éloge de la biographie contestable de Lyon Sprague de Camp, qu’il avait traduite il est vrai (et qui était sans doute une avancée à l'époque)… On remonte le niveau avec « Présence de Lovecraft » de Patrick Marcel, bien trop bref sans doute, mais plus assuré (et justement sévère pour les derletheries et compagnie). Niveau qui retombe aussitôt avec Jacques Baudou pour « Je me souviens de Kadath », brève encore réminiscence consacrée à Démons et merveilles, fantasmes de Jacques Bergier compris – j’imagine qu’on peut juger ça amusant, à la limite… Quant à Stéphane Bourgoin, dans « À Robert Bloc(h) pour H.P.L. », il est hors-sujet, et se la pète peut-être un peu…
Or le texte suivant, justement, est dû à Robert Bloch – et ce « De Lovecraft Mysteriis » est clairement à mes yeux le plus beau, le plus juste, le plus touchant de ces divers hommages, et de très loin. Un très joli texte, qui vibre d’émotion et de reconnaissance pour cet aimable modèle, jamais rencontré, mais d’une sympathie et d’une attention rares ; l’auteur y joue, ainsi que Stéphane Bourgoin juste avant par rapport à lui-même, de sa correspondance timide de débutant avec le Maître, mais l’effet est tout autre – et, cette fois, c’est l’humilité qui prend le dessus…
L’article de Jacques Van Herp, « Mes découvertes de H.P. Lovecraft », est assez déconcertant. Mais je lui trouve un côté ludique, et assez malin, dans ses considérations mathématiques, et dans son exploration des hypothèses de « Blancs sauvages » américains, sur de minuscules territoires censément inexplorés, au cœur même de la Nouvelle-Angleterre… Au-delà, je ne suis à vrai dire pas certain de ce que je pense au juste de cet article étrange, ni de ce que l’auteur pense au fond de Lovecraft…
Suit une horreur indicible, avec l’indicible Brian Lumley. Son article intitulé « Arkham, Derleth, Lovecraft » m’a fait l’effet de ne clairement pas être à sa place ici – je n’ai appris que plus tard, dans l’ours de la revue un peu planqué quelques pages plus loin, qu’il s’agit en fait de la préface à son roman Beneath the Moors, paru chez Arkham House, ce qui explique bien des choses… Celui qui a commis les terribles « Titus Crow » n’y cause finalement guère de Lovecraft, mais se livre à un éloge malvenu d’August Derleth, de ses pastiches fort réussis (…) et de son activité éditoriale essentielle au sein d’Arkham House (ça tombe bien), débouchant finalement sur sa propre apologie (après quelques rares concessions concernant la médiocrité de ses tout premiers textes). Je ne sais pas si c’est avant tout consternant ou édifiant – probablement les deux à la fois, en fait.
On passe alors brièvement au personnel du fanzine : David Neiss (du comité de rédaction) livre un « Les Rejetons de Cthulhu » passablement confus, dont il me paraît difficile de retenir quoi que ce soit. Passé un consternant dessin « humoristique » (oh, oh, oh) de Jean-Pierre Andrevon, le rédacteur en chef Florian Brion, dans « Something About Cats and Other Piece », traite de Lovecraft et des chats (notamment de ceux d’Ulthar, comme de juste) avec un enthousiasme plutôt communicatif, même si sans doute pas plus constructif que ça.
Retour à l’exégèse de pointe, encore que de manière plus légère que dans le premier volume, avec Gilles Menegaldo, pour un compte rendu de la « Conférence du Centenaire » à Providence (où il représentait la critique française avec Maurice Lévy) ; ce résumé assume à bon droit sa subjectivité, faisant état des divers panels avec ce qu’ils avaient d’intéressant comme de douteux (notamment une communication visiblement très étrange sur « La Couleur tombée du ciel » – et quelques remarques sur Donald R. Burleson pas toujours facile à suivre dans l’exposé de sa « déconstruction » façon Derrida de Lovecraft, tu m’étonnes…), mais aussi de quelques séquences émouvantes (l’arrivée impromptue de Frank Belknap Long, en chaise roulante ainsi que son épouse, ou les visites guidées de Providence culminant par des cérémonies plus ou moins formelles sur la tombe de l’auteur). Intéressant – d’autant qu’il s’agit d’un cliché appréciable de l’état de la recherche en 1990.
Marc Thomas, dans « Atmosphère… Atmosphère », évoque le tournage de son court-métrage de fin d’études, La Transition d’Ulrich Zann (1988), s’étendant sur les difficultés propres à l’adaptation des récits du Maître. J’avoue ne pas vraiment partager son opinion, bien souvent – y compris le relatif mépris dans lequel il semble tenir son matériau de base, « La Musique d’Erich Zann » (alors qu’il s’agit pour moi d’un des meilleurs contes fantastiques de l’auteur, avant ses « grands récits » ; Marc Thomas lui préfère notamment « Le Témoignage de Randolph Carter », dont il a joué dans ladite adaptation libre et sur lequel il est revenu ultérieurement, alors que j’ai toujours trouvé ce récit – inspiré d’un rêve certes troublant – guère convaincant voire carrément ridicule en définitive, bon…). Globalement, ça ne m’a guère convaincu – et pas davantage le scénario dudit court-métrage, qui suit immédiatement (bon, sans avoir vu le film, je ne peux pas en dire grand-chose de plus, forcément…).
Suit une abomination, avec l’adaptation (très libre à nouveau) en BD de « La Musique d’Erich Zann », justement, par Patrick Langhenhoven (texte, innombrables fautes comprises…) et Pascal Bresson (dessin). C’est parfaitement hideux…
Et, en guise de dessert, « Will », une nouvelle de Graham Masterton, mêlant lovecrafterie de façade (plus dans le vocabulaire et la grosse bestiole que dans l’horreur cosmique, quoi) et amusantes considérations shakespeariennes ; l’idée de base est plutôt sympathique (encore qu’elle me paraisse bien fade en comparaison, disons, des épisodes shakespeariens de Sandman, auxquels j’ai immédiatement pensé, peut-être à tort), mais son traitement est plutôt calamiteux, dans la forme comme dans le fond – au final, une énième zèderie écrite avec les tentacules…
Tout n’est donc pas bon dans ce Karpath double. Globalement, pourtant, je suis très enthousiaste – cette entreprise ambitieuse, ô combien, a dans l’ensemble été bien menée, et il en résulte un « objet » à part, bénéficiant de quelques travaux fort intéressants et des belles illustrations de Guillaume Sorel. Tout cela est donc très, très sympathique – et ce Karpath, au-delà de son seul statut déjà notable de curiosité, s’avère très convaincant et appréciable. Vraiment une chouette lecture.
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