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Lifeboat, d'Alfred Hitchcock

Publié le par Nébal

Lifeboat, d'Alfred Hitchcock

Réalisateur : Alfred Hitchcock

Année : 1944

Pays : États-Unis

Durée : 96 min.

Acteurs principaux : Tallulah Bankhead, Walter Slezak, John Hodiak…

 

Mon ciné-club familial périgourdin ne me laisse pas forcément beaucoup de choix quant à la programmation, mais je me suis autorisé quelques virées plus personnelles avec des films pas tout jeunes. Il y a peu, je vous avais ainsi parlé de mon revisionnage de La Corde, d’Alfred Hitchcock, fameux film « à dispositif » (en l’espèce, il s’agissait donc de l’illusion d’un plan-séquence unique courant sur tout le métrage). J’avais noté alors que c’était une des choses qui me fascinaient le plus chez Hitchcock, cette conciliation peut-être trop rare de l’art et du divertissement ; il ne s’agit justement pas de dire que ces deux dimensions sont exclusives, comme c’est trop souvent le cas – mais bien qu’un authentique artiste saura parfaitement produire un film offrant un beau spectacle au premier degré disons, sans pour autant s’imposer nécessairement les codes quelque peu fainéants du « film familial », qu’il sera bien au contraire en mesure de transcender – éventuellement au regard d’un défi technique, ou plus généralement d’un jeu sur les contraintes. Le cinéma de Hitchcock fournit bien des exemples de cette double ambition – si La Corde en est peut-être le plus radical exemple dans la filmographie du maître, c’est néanmoins un aspect que l’on retrouve dans bon nombre de ses films ; pour en citer parmi les plus célèbres, Fenêtre sur cour et Psychose, notamment, jouent bien dans cette catégorie. Mais cela vaut pour d’autres films, moins connus peut-être, même si pas forcément confidentiels pour autant – et par ailleurs pas moins bons dans bien des cas.

 

Et donc Lifeboat, antérieur à tous ceux que j’ai cités – mais qui est peut-être bien un des exemples les plus flagrants de cette approche. En fait, dès la rédaction de mon compte rendu de La Corde, je savais qu’il me faudrait revenir sur celui-ci… Il y a d’ailleurs une vague parenté entre les deux films – par exemple la collaboration entre Hitchcock et le scénariste Ben Hecht, non crédité ici mais qui a travaillé sur les deux films, entre autres ; on peut aussi mentionner le cas de Hume Cronyn, qui était à la fois acteur et scénariste : il joue dans Lifeboat, mais a participé à l’adaptation de la pièce de théâtre Rope’s End ; enfin, et de manière plus visible, les deux films jouent d’une certaine manière des codes du huis-clos, même si c’est joliment paradoxal dans le cadre de Lifeboat.

 

Lifeboat ne figure certes pas parmi les films les plus célèbres d’Alfred Hitchcock… et, à mon sens, c’est bien dommage : parce que ce film, pour avoir été boudé à sa sortie (le contexte y étant pour beaucoup, j’y reviendrai bien sûr), ne me paraît pas moins fréquentable que nombre des plus fameux chefs-d’œuvre de Hitch ; en fait, au-delà de ce caractère relativement confidentiel (qui lui fut imposé…), je n’hésiterai pas à dire que c’est un de mes films fétiches dans toute la carrière de l’indépassable réalisateur – un beau témoignage de son art, combinant défi technique, et écriture et réalisation virtuoses, reposant notamment sur un story-board d’une précision jusqu’alors inouïe et des dialogues touchant à la perfection, sublimés par une direction d’acteurs mémorable ; et, cerise sur le gâteau mais qui lui avait pourtant considérablement nui à l’époque, il se montre aussi rudement malin, plus subtil qu’on ne pourrait le croire dans son propos, et enfin délicieusement dérangeant…

 

Le pitch est pour le moins alléchant – et, par ailleurs, on le doit à quelqu’un de notable, et c’est peu dire : ni plus ni moins que John Steinbeck. Lifeboat est en effet l’adaptation d’une nouvelle du célèbre auteur de Des souris et des hommes et Les Raisins de la Colère, et c’est dans un premier temps lui-même qui a travaillé sur son adaptation… avant de jeter l’éponge… et, en définitive, de demander (vainement) que son nom disparaisse du générique – car Hitchcock et ses collaborateurs sur le scénario (Jo Swerling et Ben Hecht) avaient entretemps passablement changé la donne, et même trahi (mais pour le mieux en ce qui me concerne) le propos initial du récit…

 

Nous sommes en pleine Deuxième Guerre mondiale. Les journaux croulent sous les nouvelles évoquant des bateaux américains (entre autres) torpillés par les redoutables sous-marins allemands. Hitchcock y voyait un bon sujet pour un film, qui pourrait tout à la fois raconter une histoire selon son goût (avec le défi technique inhérent, très vite), tout en constituant sa contribution à l’effort de guerre. Car il ne fait aucun doute que Lifeboat, à la base, est conçu comme un film de propagande. Mais Hitchcock va tourner la chose à sa manière, et dépasser ainsi les attentes simplistes inhérentes à ce caractère « engagé »…

 

Le film commence sur un plan mystérieux, où l’on voit de nombreux objets, très divers, flotter dans l’eau – et bientôt on y devine des cadavres… C’est qu’un bateau américain a été torpillé par un sous-marin allemand ; et si celui-ci a fini par couler à son tour, il n’en a pas moins eu le temps de prolonger le massacre en visant délibérément les canots de sauvetage…

 

Il en reste un, cependant ; et le défi technique de Lifeboat consistera justement à en faire l’unique décor du métrage, sur une heure et demie. Le film est tourné en studio (on sait combien Hitchcock détestait les extérieurs, mais pouvait-il de toute façon faire autrement en l’espèce ?). Il y avait donc un plateau unique, avec un canot dans un réservoir, dont l’eau bouillonnait régulièrement, c’est peu dire, les ventilateurs se mettant alors également de la partie : les acteurs (ce « bétail » ?) ont du coup mouillé la chemise, pour le moins ; à vrai dire, le traitement que leur a imposé Hitchcock confine au sadisme ! Mais le résultat est là et bien là… Enfin, le fond – la mer et le ciel – était projeté sur un écran en arrière-plan (l’illusion fonctionne très bien, globalement – ce procédé dangereux est remarquablement employé ici). Le principe est que la caméra ne doit jamais quitter le bateau (même si, en de rares occasions, Hitch « triche » un peu – comme il le fera dans La Corde, en fait). Mais cette approche, du fait du pitch et des conditions de réalisation, débouche sur une ambition et un résultat étonnants : le film, alors qu’il se déroule dans un environnement par essence ouvert (mais le principe de la caméra à bord du canot interdit peu ou prou les plans larges affirmant cette dimension), fonctionne parfaitement comme un huis-clos…

 

Entrent donc en scène les personnages, qui, en s’accumulant dans cet espace extrêmement réduit (bien plus d’ailleurs que pour la plupart des huis-clos plus conventionnels) où ils s’entassent littéralement les uns sur les autres, fournissent la base du drame psychologique au cœur de Lifeboat (et compensant de manière appréciable son caractère initial d’œuvre de propagande). Le projet de Steinbeck était de faire une ode à l’unité du peuple américain, rassemblé dans sa diversité ; le résultat final s’éloigne pourtant régulièrement de cette base… car, comme de juste, les personnages à bord ne cesseront de se déchirer. Par ailleurs, le rôle principal – ou plus exactement le seul à avoir été confié à une star, le reste de la distribution est autrement plus confidentiel – est sauf erreur un rajout de Hitchcock au pitch de Steinbeck, et un rajout bienvenu : Tallulah Bankhead, diva théâtrale, crève littéralement l’écran dans son interprétation magistrale de Connie Porter, une journaliste sophistiquée et passablement cynique (l’idée était de placer dans ce canot de sauvetage la personne qui y serait le plus incongrue – ce qui valait à vrai dire tant pour l’actrice que pour le personnage incarné…), personnalité hautement complexe cependant, merveilleusement mise en valeur par des traits de caractérisation bienvenus, et quelques gimmicks savoureux (ainsi de ses innombrables répliques brodant autour d’un définitif « J’en ai parmi mes meilleurs amis… »). Elle est au départ seule dans le canot – avec ses valises, son coûteux manteau de vison, sa machine à écrire, son appareil photo… Mais elle est bientôt rejointe, notamment par son antagoniste Kovac (John Hodiak), le plus ou moins communiste, prolétaire jusqu’au bout des ongles en tout cas, par ailleurs porté sur l’autorité et les solutions radicales (c’était – sans surprise ? – le personnage point de vue dans la nouvelle de Steinbeck). Puis par d’autres figures encore, toutes ayant leur place dans ce microcosme étouffant : William Bendix joue Gus Smith (anciennement Schmidt…), marin mais surtout danseur émérite, en mauvaise passe ; la jeune première Mary Anderson incarne l’infirmière fragile Alice MacKenzie ; le vieux Henry Hull endosse le rôle de Charles D. Rittenhouse, richissime homme d’affaires incarnant l’ « American way of life » versant succès, ce en quoi il s’oppose sans doute, plus encore qu’à Kovac, à Stanley « Sparks » Garrett (Hume Cronyn), marin lambda et Américain moyen ; et il y a même à bord de ce canot – soyons fous – un Noir, George « Joe » Spencer (incarné par Canada Lee), inévitablement réduit par les autres et peut-être aussi par lui-même, en réflexe, à des stéréotypes : le domestique, le musicien (la majeure partie de la bande son repose sur son pipeau, même si « Ritt » le lui emprunte à un moment), l’ex-voleur même, et surtout peut-être le croyant – c’est à vrai dire un personnage d’essence angélique, sans doute un brin naïf, mais peut-être bien le seul à se montrer irréprochable en définitive ; la scène où il s’étonne de ce qu’on lui offre généreusement de prendre part aux votes à l’instar de ses compagnons blancs vaut cependant son pesant de cacahuètes…

 

Ce petit monde, comme de juste dans un huis-clos, ne va pas tarder à se déchirer – notamment parce qu’ils repêchent bientôt un dernier naufragé… qui est un marin allemand (incarné par Walter Slezak, parfait)…

 

Oui, nous sommes en 1944, et Lifeboat est un film de propagande. Le projet de Steinbeck mettait donc l’accent sur l’union des rescapés américains, plutôt que de se focaliser sur l’adversité. Mais celle-ci, dès l’instant qu’elle est envisagée, ne peut s’autoriser la moindre équivoque : le marin allemand est un ennemi – il est, comme ça ne fait bien vite guère de doute, le « méchant » de l’histoire.

 

Et pourtant, les choses sont en fait beaucoup plus compliquées que ça... Car « Willy », le nazi (dont on comprendra au bout d’un moment qu’il n’était pas un marin lambda, mais bien le capitaine du sous-marin qui a agressé si sauvagement les Américains – la nouvelle de Steinbeck ne révélait semble-t-il rien à cet égard), est un personnage complexe lui aussi, et son rôle sur le canot amène bientôt tout un chacun à se poser tout un tas de questions désagréables, dont les réponses le sont plus encore – quand elles existent : ce n'est probablement pas toujours le cas... et cela ne fait qu’accroître les tensions à bord. Oui, c'est un salaud ; mais c’est un salaud habile, étrangement charismatique sous ses dehors de brave gars à la bonne bouille et à l’embonpoint marqué. Et son discours, de manière générale, s’avère bien plus réfléchi que celui des autres naufragés – ce qui les conduit immanquablement, mais le spectateur tout autant, à se demander si, d’une certaine manière, il n’aurait pas raison… Aïe !

 

Mais c’est ce qui en fait un des plus fascinants « méchants » du cinéma de Hitchcock – et peut-être même le meilleur (j'assume). Car, sous ses dehors bonhommes, il a plus que jamais, plus que tout autre, le charme du diable...

 

Mais du coup, le scénario retravaillé par Hitchcock, Jo Swerling, et Ben Hecht ne correspond plus guère, en définitive, aux attentes simplistes associées à un pur film de propagande. Oui, il est beaucoup plus compliqué que ça... et la critique, si elle n’a pas manqué d’admirer la technique virtuose du film – incontestable –, n’a pas non plus tardé à se montrer plus récalcitrante quant au fond du film (et Steinbeck de même, donc) ; certains sont même allés jusqu’à laisser entendre que Lifeboat avait un contenu « pro-nazi » ! Ce qui est bien d’une absurdité sans nom, mais témoigne des difficultés que soulevait le contexte...

 

Mais cela ne s’arrête pas là ; et peut-être les critiques ont-ils été en définitive encore plus choqués par cette terrible scène où l’unité voulue par Steinbeck à la base se réalise enfin, mais de la pire manière ; car, quand les « gentils Américains », confrontés au « salaud nazi », parviennent enfin à agir de concert, ils donnent l’impression d’une meute de loups – bien loin de tout héroïsme de pacotille, et de toute vaine gloriole patriotique, le lynchage de « Willy » s’avère douloureux, presque scandaleux (quand bien même la simple question de la survie le justifie sans l’ombre d’un doute, mais en évacuant les beaux principes, ce qui fait toujours mal) ; en fait, c’est probablement une des scènes de meurtre les plus insoutenables de tout le cinéma d’Alfred Hitchcock – anticipant peut-être la fameuse séquence de l’assassinat interminable dans Le Rideau Déchiré, rappelant combien la mise à mort de qui que ce soit, y compris un ennemi certifié et un salaud de première, est un geste horrible, et même terrible, et ô combien plus difficile à commettre que les exécutions rapides du cinéma hollywoodien classique ; de ces westerns par exemple où le méchant tombe dans le duel épique le confrontant au héros fort de son bon droit, mort en un coup, et c’est bien fait, et s’écroulant au sol sans plus de conséquences, en faisant un beau cadavre immaculé… C’est peu dire : cette scène cruelle laisse un goût amer en bouche. Une chose de plus, sans doute, expliquant l’hostilité de la critique quant au fond du film… Lifeboat, certes, ne s’arrête pas là ; et la toute fin, peu ou prou inévitable, relativise l’horreur de ce qui a précédé... encore que, une fois de plus, c'est sans doute plus compliqué que ça.

 

Et c’est sans doute la phrase qui résume le mieux Lifeboat, en fait : c’est plus compliqué que ça…

 

Toujours est-il que ces mauvais retours ont coulé (si j'ose dire, aha) le film à sa sortie... de manière profondément injuste et témoignant d'une vue bien courte. Compréhensible, cependant : le contexte autorisait-il une autre réaction ?

 

Mais de l’eau a coulé sous les ponts, heureusement, et on peut bien apprécier aujourd’hui Lifeboat pour ce qu’il est : un film que je n’hésiterai pas un seul instant à qualifier de magistral. Bien sûr, il est superbement filmé – le défi technique a été relevé haut la main, pour un résultat irréprochable – et, après tout, même les critiques les plus hostiles au film à sa sortie n’ont semble-t-il pas osé nier ce fait. Il est aussi merveilleusement écrit et interprété : les dialogues sont très forts, mais aussi très justes – participant pleinement de cette dimension de « drame psychologique », compensant (heureusement sans doute à nos yeux de spectateurs tardifs) la dimension purement propagandiste qui nous l’aurait probablement rendu indigeste. Et le résultat est d’autant plus appréciable qu’il se montre donc immanquablement troublant, délicieusement dérangeant…

 

Ce film, aujourd'hui, ne mérite que davantage qu'on s'y attarde – en oubliant les bêtes préventions (quand bien même fort compréhensibles du fait du contexte) qui lui ont nui à sa sortie.

 

Vraiment, j'aime beaucoup ce film – il m'épate à chaque fois.

 

(Et, pour conclure sur un plan plus accessoire et léger, c'est aussi le caméo le plus inventif et rigolo de toute la filmographie d'Alfred Hitchcock...)

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