Achtung ! Cthulhu : Guide du Front Pacifique
Achtung ! Cthulhu : Guide du Front Pacifique, Sans-Détour, 123 p.
Le Guide du Front Pacifique est le premier supplément de contexte de la gamme Achtung ! Cthulhu chez Sans-Détour. Rappelons en effet que le diptyque de base (Guide de l’Investigateur pour la Guerre Secrète et Guide du Gardien pour la Guerre Secrète) se focalisait sur le seul front d’Europe de l’Ouest – pas forcément le plus palpitant des théâtres d’opération en ce qui me concerne, d’ailleurs… Mais la Deuxième Guerre mondiale, et pour cause, était d’une tout autre ampleur ; et les autres fronts se voient donc consacrer des suppléments dédiés : outre ce Guide du Front Pacifique (qui, au-delà de son titre, envisage en fait tout le théâtre d’opération extrême-oriental, avec le Japon pour antagoniste essentiel – on retrouve cet élément propre à la gamme, et qui m’avait déjà vaguement déçu dans ses premiers titres, voulant que les PJ ne puissent incarner que des Alliés… Mais passons : outre le Pacifique à proprement parler, ce cadre inclut donc aussi la Chine ainsi que l’Asie du Sud-Est, avec d’ailleurs une certaine insistance sur la Birmanie), est aussi déjà paru un Guide du Front de l’Est (celui qui m’attirait le plus à la base, instinctivement), et un Guide de l’Afrique du Nord ne devrait pas tarder.
Les spécificités très fortes du Front Pacifique en font un cadre de jeu des plus intéressants – et j’avoue que la lecture de ce supplément n’a pas manqué de me rappeler quelques très forts souvenirs : l’époque où, gamin, je me régalais des aventures de Buck Danny dans le cadre des « Tigres Volants », et, plus encore sans doute, où je relisais sans cesse Tarawa, atoll sanglant, des mêmes auteurs (je ne sais pas si ça passerait toujours aujourd’hui…) ; ce cadre passe aussi par l’évocation des camps de détention japonais – thématique forte, qui se voit d’ailleurs, et très justement, accorder des développements significatifs ici : souvenirs du Pont de la Rivière Kwaï, bien sûr (le roman de Pierre Boulle et le film de David Lean), d’Empire du Soleil (assez peu le film de Spielberg, dont je ne me souviens guère, mais le roman de J.G. Ballard m’a bien autrement marqué, si je l’ai lu somme toute récemment), et du Furyo de Nagisa Oshima… Plus récemment, et plus globalement, on peut aussi mentionner le diptyque de Clint Eastwoord, Mémoire de nos pères (OK sans plus) et surtout Lettres d’Iwo Jima (putain de chef-d’œuvre). Ou, davantage par la bande, Le Tombeau des Lucioles (le récit d’Akiyuki Nosaka, le film d’Isao Takahata)… Il y a donc amplement de quoi faire – reste à voir ce qu’on en fait…
Commençons par la première impression quand on feuillette le livre (assez court) : comme pour ses prédécesseurs, c’est ici du bon travail : les couleurs assez pâles fournissent un cadre agréable car en rien agressif, et si les illustrations ne sont somme toute guère abondantes, elles sont assurément de qualité – quelques photographies un peu retravaillées mais d’une manière bienvenue, des illustrations sobres et pertinentes d’un trait qui ne manque pas de rappeler Mignola, des cartes joliment lisibles… La mise en page ne fait pas de folies, mais s’avère parfaitement appropriée – d’autant que la répartition des encarts est bien gérée. Le livre est donc très agréable à l’œil, trouvant un juste milieu entre l’austérité relative du noir et blanc de L’Appel de Cthulhu et la débauche de couleurs d’autres gros éditeurs du genre (en y repensant, cela fait pas mal penser à un autre bouquin de Sans-Détour, le livre de base de La Brigade Chimérique).
J’ai régulièrement pesté, par contre, sur la « qualité » des traductions de Sans-Détour et leur abondance de coquilles… Ici, même s’il y a bien des choses à reprocher, on est sans doute dans la moyenne « honorable » de cet éditeur souvent fâché avec les mots. Je relève quand même un point qui m’a un tantinet agacé – ça peut paraître du pinaillage pour un point de détail, mais peu importe : une fois de plus, la traduction abuse d’expressions anglaises laissées telles quelles, ce qui est particulièrement pénible quand elles s’appliquent, comme c’est souvent le cas ici… à des termes japonais ! D’où des situations absurdes – par exemple quand on lit la section consacrée aux PNJ, et qu’on ne comprend que la « Special Naval Landing Force » est une unité japonaise qu’au moment de voir, dans les compétences, que ces gens-là ont le japonais pour langue maternelle… Il y aurait bien d’autres exemples dans ce goût-là, hélas.
Mais passons au contenu. Comme d’habitude, on commence par des éléments de background « non lovecraftiens », s’étendant sur le seul contexte historique du jeu. D’entrée, une longue chronologie, qui commence bien avant Pearl Harbor, et s’arrête au tout début 1945. C’est globalement bien fait, d’une lecture agréable, et sans doute instructive : j’y ai appris pas mal de choses, parfois d’importance, parfois plus à la manière de détails pittoresques mais bienvenus. Suivent des chapitres plus brefs mais aussi plus précis, sur le Japon, sa culture et sa situation politique à l’époque, puis sur « l’équilibre des forces » sur le théâtre d’opération ; c’est là encore bien fait, d’une lecture agréable et intéressante, qui va à l’essentiel sans s’encombrer de trop de précision (celle-ci est souvent souhaitable, mais à condition de ne pas devenir étouffante ; le supplément, ici, dose bien ses informations). L’ensemble de ces trois premiers chapitres ne manque pas de faire de l’effet – notamment dans la manière où ils détaillent le caractère irrépressible de l’invasion japonaise (jusqu’à Midway, disons), qui contient en tant que tel suffisamment d’horreur pour effrayer les PJ sans les menacer d’emblée avec des bestioles tentaculaires et non-euclidiennes. Après quoi un chapitre du même ordre traite des prisonniers de guerre, comme mentionné plus haut.
Pas de technique jusqu’alors – cela n’intervient qu’à partir du chapitre cinq, offrant de nouvelles opportunités de personnages à incarner, toujours partagées entre les deux systèmes adoptés, celui de L’Appel de Cthulhu et celui de Savage Worlds. Et c’est bien fait.
Un long chapitre six s’intéresse ensuite à l’équipement militaire (pour l’essentiel armes et véhicules), avec une focalisation sur les outils propres à l’armée japonaise (ceux des Alliés, globalement, ont déjà été traités dans les livres de base, même s’il y a quelques rajouts) ; s’en dégage une idée pas forcément attendue : le matériel des Japonais est clairement inférieur à celui des Alliés – la hiérarchie nippone affirmant pouvoir compenser ce relatif retard technologique par la bravoure et l’obéissance inconditionnelle de ses soldats, toujours prêts à mourir pour l’Empereur (ce qui nous renvoie au deuxième chapitre, très bien fait). Une exception, mais de taille : au début de la guerre, les chasseurs nippons immortalisés sous le nom de « zéros » sont clairement plus efficaces que tout ce que les Alliés peuvent leur opposer ; mais la machine de guerre américaine, une fois mise en branle, ne tardera pas à rattraper son retard, et même à dépasser, assez rapidement, cet avion japonais emblématique, au point de le rendre quasi obsolète. Ce chapitre est très détaillé, très précis – sans doute trop à mon goût, mais dans le contexte particulier à Achtung ! Cthulhu, je veux bien croire que ce catalogue méticuleux peut faire sens…
Un bref chapitre est alors consacré aux spécificités du conflit – ce qui inclut des choses comme la stratégie globale de part et d’autre (d’île en île ou à saute-mouton), et, de manière plus concrète et sans doute plus directement utile en jeu, les particularités du terrain, tout spécialement tropical – le déplacement dans les jungles n’a pas grand-chose à voir avec les autres théâtres d’opération, et le risque de maladie et d’infection est tout autre.
Jusqu’ici, rien de lovecraftien : on n’entre dans cette thématique qu’à partir du chapitre sept, un des deux seuls, d’ailleurs, à vraiment envisager cet aspect du jeu… ce qui est pour le moins paradoxal. On y trouve des développements portant sur un certain nombre de bébêtes (et pas tant que ça les cultes qui leur sont directement associés, d’ailleurs – mais on avait déjà envisagé plus haut le rôle des sociétés secrètes), de manière plus ou moins convaincante… D’autant que l’on retrouve ici un aspect déjà flagrant dans le Guide du Gardien pour la Guerre Secrète : en fait de lovecrafterie, l’orientation « pulp » du jeu (que ce terme est déformé, quand on y pense…) relève souvent davantage de la derletherie (avec parfois même du Brian Lumley à l’horizon) ; forcément, en cultiste maniaque de la plus stricte et débile orthodoxie lovecraftienne, ça me chatouille à l’occasion les narines… Mais sans doute à plus ou moins bon droit. Bon, voilà : les Grands Anciens emprisonnés et exilés par des dieux plus sympathiques, etc. Mf. Les développements portent pour l’essentiel sur le rôle de trois races de créatures (avec des caractéristiques pour les figures mentionnées et le cas échéant divers PNJ génériques constituant un bestiaire) : on trouve tout d’abord, sans surprise, les Profonds, liés à Père Dagon et Mère Hydra, et bien sûr à Cthulhu – R’lyeh, après tout, fait bien partie du théâtre d’opération… Le problème essentiel est que ce supplément n’en fait pas grand-chose – et le cadre, dans l’utilisation de ces diverses bébêtes, n’a au fond aucune spécificité, ce qui est très regrettable ; enfin, si, il y en a peut-être une, mais du genre à me déplaire : quelques développements sur les « fils » de Cthulhu…Et j’ai toujours eu du mal avec ces généalogies divines. La deuxième race envisagée est un peu plus intéressante : via les Nagas, des Hommes-Serpents « transcendés », on évoque le cas de l’antique Empire de Valusie, et de la lutte secrète millénaire des Hommes-Serpents contre les humains qui les ont spoliés de leur domination ; les Nagas agissent dans l’ombre, et leur plan d’une ancienneté inconcevable touche enfin à son terme… Dès lors, les Nagas, à la différence des Profonds (qui n’en ont pas moins un rôle à jouer), ont clairement intérêt à intervenir dans le conflit du Pacifique – mais ils le font de manière invisible… Mouais ; plus ou moins enthousiasmant, quand même. C’est étrange, mais, en fin de compte, les développements les plus intéressants de cette section portent sur une pure création derlethienne : le fameux peuple des Tcho-Tcho, terré quelque part, tout au fond de la jungle birmane… Les développements portant sur l’origine de ces horribles personnages sont extrêmement tordus, et véritablement pulpissimes, mais plutôt rigolos, et il y a sans doute de quoi faire sur cette base. D’autres bébêtes sont évoquées, comme les horreurs chasseresses, les larves stellaires de Cthulhu ou les goules de Nankin, mais sans qu’on s’y attarde, et en faisant là encore une utilisation somme toute limitée de ce contexte historique, géographique et culturel bien particulier. Plus intéressants peut-être, on trouve enfin quelques développements sur Nyarlathotep et les cultes qui le servent dans la région (l’Ordre de la Femme Boursouflée en Chine, le Culte de la Chauve-Souris des Sables en Australie), qui, comme de juste, entrent directement en résonance avec les événements décrits dans la célébrissime campagne des Masques de Nyarlathotep – un Gardien tout spécialement ambitieux peut sans doute en tirer des choses amusantes…
Le chapitre suivant, très court, poursuit l’exploration de la dimension véritablement « cthulienne » du contexte en traitant d’artefacts (bof), de grimoires (pas forcément liés au cadre) et de sortilèges (même chose, et je n’ai jamais aimé cette dimension du jeu, n’en faisant que très rarement usage). Du catalogue sans vraiment d’âme…
On revient ensuite au contexte politico-militaire et dégagé de toutes considérations « mythiques », avec un long chapitre s’attardant sur les PNJ. On y trouve quelques éléments biographiques (sans caractéristiques chiffrées) concernant des personnalités historiques tout particulièrement notables (ce qui inclut aussi bien Tojo que MacArthur ou Mao Tse-Tung), puis, de manière autrement ample, des PNJ génériques prêts à l’emploi pour toutes les armées du théâtre d’opération (sans la moindre dimension « lovecraftienne », donc) ; c’est évidemment utile, et sans doute bien fait…
Mais on en arrive maintenant au deuxième aspect où ce supplément pèche tout particulièrement : il ne comprend pas le moindre scénario, se contentant de livrer trois rapides esquisses, par ailleurs guère palpitantes… Et j’ai trouvé ça vraiment regrettable : un contexte pareil, du fait de ses nombreuses spécificités, aurait dû impliquer un exemple permettant de mettre en lumière ces différents aspects et comment les gérer… ce qui n’a rien d’évident. Et est à vrai dire assez révélateur des lacunes globales du supplément – et j’en viens de plus en plus à me dire que c’est la gamme entière qui pèche à cet égard…
Bilan ? Un bref supplément d’une lecture agréable, plutôt bien fait dans sa dimension historique et « documentaire », riche d’éléments prêts à l’emploi dès lors qu’ils relèvent de la dimension « réaliste » du contexte, mais ne tirant en rien parti des aspects « cthuliens » qui devraient l’épicer. La faiblesse du background, à cet égard, est franchement navrante, et l’absence du moindre scénario illustrant ces thématiques complexes relègue ce guide au rang d’une aide de jeu « technique », peu ou prou inutilisable cependant telle quelle, le Gardien désireux de saupoudrer de tentacules une épopée militaire sur ce front hors-normes étant grosso modo livré à lui-même… Autant dire que ce supplément s’avère d’un intérêt douteux, laisse même une fâcheuse impression de vide, et je crains qu’il ne m’incite à arrêter là les frais concernant la gamme Achtung ! Cthulhu, qui, décidément, ne me satisfait pas.
Commenter cet article