Les Belles Endormies, de Yasunari Kawabata
KAWABATA (Yasunari), Les Belles Endormies, [Nemureru Bijo], traduit du japonais par René Sieffert, Paris, Albin Michel – LGF, coll. Le Livre de poche, [1961, 1970, 1982] 2013, 121 p.
Tant de lacunes à combler… Si j’éprouve depuis pas mal de temps déjà un intérêt marqué pour la littérature japonaise, ma méconnaissance du sujet m’effraie parfois. Il me reste tellement d’auteurs à découvrir – notamment parmi ceux que l’on considère d’ores et déjà comme des écrivains majeurs, et même des « classiques » contemporains… À vrai dire, il en va sans doute de même pour ce qui est du cinéma japonais – quant aux autres domaines artistiques, c’est encore pire ! Mais partons du principe qu’il n’est jamais trop tard pour découvrir et pour apprendre, hein ?
Parmi ces lacunes essentielles, le nom de Yasunari Kawabata s’impose. Unanimement considéré comme un des plus grands écrivains japonais du XXe siècle, il a aussi reçu une consécration internationale jusqu’alors inédite, étant en effet, en 1968, le premier Prix Nobel de Littérature japonais (il n’y en a eu depuis qu’un seul autre, Kenzaburō Ōe, que je n’ai jamais lu non plus, honte sur moi, mais je compte m’y mettre très prochainement…). Ses œuvres, d’un modernisme étonnant pour un homme par ailleurs très attaché aux traditions (au point de l’avoir conduit au suicide, comme, un peu avant, son disciple et ami Yukio Mishima – sans la superbe du seppuku, toutefois), ont été abondamment traduites, et on le prise pour son élégance sobre, sa finesse dans la représentation des personnages, et son exploration presque compulsive de thématiques telles que la décrépitude, la solitude et la mort, encore que l’amour et l’érotisme y aient également leur part, dans une veine « sensualiste » qui constitue sa propre marque.
Parmi ses œuvres, Les Belles Endormies, probablement une des plus célébrées, offre un témoignage essentiel de cette approche. Ce très court roman – cadeau bienvenu et ô combien appréciable –, qui a été régulièrement adapté et cité, notamment par Gabriel Garcia Márquez, qui en a peu ou prou livré une « reprise », use d’une mécanique d’une élégante simplicité (apparente ?) pour illustrer tous ces thèmes avec un brio indéniable.
Le point de vue est celui du vieil Eguchi – un homme de 67 ans, et il est obsédé par cet âge, conscient de s’acheminer vers l’ultime phase de la vieillesse, inacceptable, mais entendant néanmoins se rassurer au départ, en affirmant sans cesse, dans une tentative désespérée de se convaincre lui-même à défaut des autres, qu’il n’en est pas encore là, qu’il n’a rien à voir avec ces « vieillards » qui lui inspirent un vague mépris teinté d’une crainte autrement plus essentielle, celle d’être bel et bien de leur groupe, à son corps défendant… Or c’est bien un comportement de vieillard qu’adopte Eguchi, quand il frappe par curiosité à la porte de l’établissement que nous connaîtrons sous le nom de « Belles Endormies ».
Dans cette maison de passe hors-normes, affichant un certain mystère permettant peut-être d’adoucir hypocritement son essence de proxénétisme, on accueille des vieillards – mais seulement des « clients de tout repos » – pour leur faire bénéficier d’une bien curieuse prestation, réservée à eux seuls, et qui semble les combler au-delà de toute atteinte : on leur offre de passer la nuit dans le lit d’une jolie jeune fille (mineure, souvent), endormie par une drogue puissante, de sorte que rien, absolument rien de ce que pourrait faire le client ne serait en mesure de la réveiller. Les clients sont invités à prendre à leur tour un somnifère (moins puissant : à leur âge, la drogue des jeunes filles pourrait bien s’avérer fatale…) et de dormir aux côtés de la beauté nue – au matin, le client s’en ira sans que la jeune fille ne se soit réveillée, et elle ne saura absolument rien de l’homme qui a partagé sa couche le temps d’une nuit.
La situation a bien quelque chose de sordide – et le proxénétisme initial se souille encore, à certains égards, de la sourde angoisse et de l’irrépressible tentation du viol… On pourrait sans doute arguer que le simple fait d’envisager autant les jeunes filles de la maison comme de purs objets manipulables, offerts aux perversions même uniquement fantasmées de ces vieillards salaces, relève d’ores et déjà du viol. Mais la maison, au travers de la maquerelle intransigeante qui accueille les vieux débris, y insiste : il ne faut rien faire « de mauvais goût », et c’est bien pour cela qu’elle n’accueille que des « clients de tout repos »… Triste euphémisme mettant en avant la décrépitude avancée de ces quasi-morts que sont les clients. Ils peuvent regarder, ils peuvent même toucher, mais doivent s’abstenir de toute incartade vulgaire – comme par exemple glisser un doigt dans la bouche de la « Belle Endormie »… Aussi étonnant que cela puisse paraître, les clients se tiennent à ce règlement – peut-être d’autant plus que la tentation d’y contrevenir les obsède… tout en leur faisant prendre conscience que leur âge canonique, finalement, ne les y autorise pas forcément davantage.
Et c’est bien le problème. Eguchi, s’il se rend dans la maison par curiosité un brin perverse, sur la recommandation d’un camarade tout aussi âgé, a beau mettre en avant qu’il est « encore un homme », les cinq nuits qu’il va passer dans la maison (une par chapitre, toujours avec une « Belle Endormie » différente – et même deux, en une occasion) l’amèneront à admettre que cette prétention a quelque chose de futile, et qu’il se voilait la face…
Mais est-ce si grave, au fond ? Ce n’est pas dit. Les ruminations d’Eguchi l’amènent bien, et plus que jamais, à prendre conscience de sa déchéance, illustrent cruellement sa solitude de vieux bouc dont les femmes ont quitté la vie (et parmi elles son épouse décédée ainsi que ses filles parties fonder leurs familles, ce ne sont pas les moindres), et l’amènent irrémédiablement à envisager, qui guette non loin, la mort, laquelle achèvera tout comme il se doit. Mais Eguchi, au fond, n’est pas totalement seul – il a pour lui ses souvenirs, éléments essentiels de ce qui fait l’homme (probablement davantage que la simple aptitude physique qui semble tout d’abord l'obséder…). Quand le vieillard scrute, voire dissèque de ses yeux, les « Belles Endormies », au fil de longs paragraphes dont la précision quasi clinique est heureusement balancée par une sensualité de tous les instants, exacerbée autant qu’il est possible, des images d’un passé peut-être mythique viennent systématiquement compléter le tableau et, en floutant la réalité des jeunes filles inconscientes, expriment une réalité d’un autre degré, et sans doute plus fondamentale encore pour le vieil homme : le spectacle morne autant qu’excitant des « Belles Endormies » le renvoie toujours à d’autres belles, bien conscientes pour leur part – le souvenir parfois douloureux, et pourtant réconfortant, de toutes ces femmes qui ont émaillé sa vie d’homme. Du premier flirt – l’odeur de lait de l’endormie le renvoyant à cette scène étrange et forcément inoubliable qui l’avait vu lécher une goutte de sang perlant au sein de sa fiancée – aux derniers échos d’une sexualité défaillante, qui aimerait persister contre tout espoir, et requiert pour simplement exister d’être pimentée d’adultère… Encore que le rapport d’Eguchi aux femmes soit sans doute plus complexe que cela – au cœur des premiers souvenirs, tournés vers la découverte adolescente, s’insinuent insidieusement les images de l’épouse et des enfants, tandis que, dans une quasi-parodie de satori psychanalytique, la fréquentation de la maison aux « Belles Endormies » l’amènera en définitive, tandis qu’il cherche à mettre de l’ordre dans ses souvenirs, à prendre conscience que la première femme de sa vie était sa mère…
L’exploration de ces souvenirs, quels qu’ils soient, convainc finalement Eguchi que, quoi qu’il ait pu prétendre à ce sujet, il est bien en fin de parcours, que l’issue fatale n’est sans doute guère éloignée, et qu’il n’a pas vraiment le choix : autant l’accepter. Pourtant, sa fréquentation de la maison de passe n’est pas aussi macabre qu’on pourrait le croire – car cette dimension, si elle est au cœur du propos, passe aussi par une vibrante exaltation des souvenirs ; que ceux-ci prennent la forme de rêves rassurants et nostalgiques ou de douloureuses réminiscences tendant vers le cauchemar – les deux sont forcément de la partie –, peut-être portent-ils en eux cet élément fondamental : l’admission que, si la vie doit avoir un terme, elle valait néanmoins d’être vécue. L’angoisse et la curiosité morbide qui caractérisaient tant Eguchi lors de sa première nuit dans la maison, ses fanfaronnades ne trompant personne, et probablement lui pas davantage que le lecteur témoin de ses fantasmes, cèdent progressivement le pas à une forme d’acceptation sereine – même si la tentation d’outrepasser le règlement de la maison est toujours là, même si les relations avec la maquerelle sont de plus en plus houleuses, autant de témoignages d’une volonté de puissance revendiquée sinon concrétisée (encore que l’on soit peut-être plus du côté du vouloir-vivre, c’est à débattre – la tentation du suicide au côté des belles demeure pourtant, comme une apothéose finalement non dénuée d’aspects hautement désirables), Eguchi n’en est pas moins, à mesure que l’on se rapproche de la fin (et de sa fin), autrement plus apaisé qu’il ne l’était au début ; et si ses visites répétées encore qu’impulsives – toujours au dernier moment, ce qui explique qu’il se voit confier à chaque fois une fille différente – à la maison des « Belles Endormies » ont un caractère d’addiction marqué, la sérénité qu’il hérite en fin de compte des jeunes filles inconscientes, ce don précieux qu’elles lui font sans en rien savoir, dégagent en définitive le roman d’une morbidité trop étouffante et, peut-être plus encore, parviennent paradoxalement à évacuer tout le sordide de la chose pour mieux mettre en lumière la richesse appréciable de la vie sensuelle, même chez un homme qui bientôt ne sera plus là.
Les Belles Endormies, au-delà de sa brièveté et de la simplicité apparente de son dispositif, répétitif par nature – les cinq nuits d’Eguchi dans la maison relevant peu ou prou du même schéma, ce qui, étrangement ou pas, souligne peut-être d’autant plus l’évolution du personnage –, est un roman d’une grande beauté et d’une grande richesse. Son contenu, d’ailleurs, suscitera sans doute des réactions différentes chez chaque lecteur, et « l’interprétation » que je viens d’en livrer pourra peut-être même passer comme étant complètement à côté de la plaque chez plus d’un… Peu importe ? Demeure la certitude de l’élégance et de la finesse du livre. Et la majesté humble d’une plume délicate et joliment rendue par la traduction de René Sieffert (avec peut-être un tout petit bémol en ce qui concerne les rares dialogues, pour le coup étonnamment ampoulés à l’occasion) est tout aussi indubitable. Enfin, il y a cet érotisme un brin pervers et déconcertant, délicieux à n’en pas douter dans son décalage – qui n’a pas manqué, mais peut-être à tort, de me renvoyer à d’autres belles pièces du genre dues à des auteurs japonais : La Clef de Junichirō Tanizaki, ou encore, au cinéma, L’Empire des sens de Nagisa Ōshima, où la morbidité est également de la partie, encore que d’une manière bien différente – et où la place de la femme est tout autre, sans doute…
À n’en pas douter, il me faudra poursuivre la découverte de Yasunari Kawabata – et de biens autres auteurs encore… Je ne m’en plains pas, loin de là – sachant qu’il y a bien des trésors à lire dans ce domaine que j’entends plus que jamais approfondir.
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