Sandman, vol. 5, de Neil Gaiman
GAIMAN (Neil), Sandman, volume 5, [Sandman #50-56, The Absolute Sandman Volume 3, Sandman : The Dream Hunters #1-4, The Sandman Companion], illustré par P. Craig Russell, Bryan Talbot, Mark Buckingham, Alec Stevens, John Watkiss, Michael Zulli, Dick Giordano, Michael Allred, Shea Anton Pensa, Vince Locke, Gary Amaro, Tony Harris, Steve Leialoha, Dave McKean et Yuko Shimizu, préface de Stephen King, traduction [de l’anglais] de Patrick Marcel, [s.l.], Urban Comics, coll. Vertigo Essentiels, [1991-1993, 1998-1999, 2008] 2014, 384 p.
Sandman, suite, avec ce cinquième volume construit pour l’essentiel autour de l’arc La Fin des Mondes, que Gaiman tend à présenter comme une ultime respiration à base de ces histoires courtes qu’il affectionne tout particulièrement, avant de s’acheminer vers la fin de la série en enchaînant les récits plus directement en rapport avec la trame générale des aventures et déboires de Morphée. D’où un côté disparate (à relativiser toutefois), et l’emploi de très nombreux dessinateurs, pour des raisons que l’on détaillera plus tard. Le volume est en outre introduit par l’épisode 50 de la série, conçu pour marquer le coup (et un petit peu plus long que les autres) : il s’agit du fameux « Ramadan », très joliment illustré par P. Craig Russell, et qui est l’épisode de la série qui a connu le plus grand succès commercial, et peut-être aussi critique ; on retrouve enfin P. Craig Russell, à l’autre bout du volume, pour la mini-série bien plus tardive Les Chasseurs de Rêves, élaborée dans un contexte tout différent.
Commençons donc par « Ramadan », qui est le dernier des Distant Mirrors (intégrés dans Fables & Reflets) mettant en scène des chefs d’État et questionnant la politique au regard du rêve (notons que le titre, chaque fois, désigne un ou des mois) : après Robespierre (dans un épisode que j’ai tendance à juger un peu faible), Auguste (plus intéressant) et l’Empereur Norton (là, une belle réussite, mais par essence différente), trois épisodes figurant dans le troisième volume de cette intégrale, Neil Gaiman se penche cette fois sur le calife Haroun Al-Rachid, régnant heureusement sur un immense empire, au centre duquel se trouve une Bagdad parfaite. Enfin, « heureusement »… C’est à voir. Car le monarque est troublé. Nous le voyons ici convoquer, puis, résigné, mander une audience, auprès d’un autre roi, celui des rêves, afin de parachever la gloire de son règne. L’histoire, comme de juste, use des procédés et images associés aux Mille et Une Nuits pour susciter une féerie orientale sans pareille – entrant forcément en résonance avec la situation géopolitique d’alors : la guerre du Golfe… Cet épisode a été conçu différemment des autres : Neil Gaiman avait travaillé dessus sur une période plus longue, ajoutant touche après touche à son récit tout en travaillant sur d’autres épisodes plus immédiats, sachant que le n° 50 devrait être hors-normes, et s’y mettant donc à l’avance. « Ramadan » a globalement été écrit plus comme une nouvelle que comme un épisode de bande dessinée. Mais quand Gaiman a raconté ce qu’il avait pour l’heure écrit à son camarade P. Craig Russell, celui-ci lui a demandé de le laisser illustrer l’épisode – à sa manière. Aussi, Gaiman n’a-t-il pas élaboré cette fois de script précis, contrairement à son habitude – laissant la tâche de l’adaptation, pour l’essentiel, à son camarade dessinateur. P. Craig Russell s’était déjà fait remarquer pour des adaptations de contes, nouvelles et opéras, et a procédé de la même manière pour « Ramadan ». Le résultat touche à la perfection – la féerie visuelle associée aux astuces narratives qui, pour le coup, tiennent cette fois plus du dessinateur que du scénariste, aussi beau son récit soit-il, suscite un grand moment de la bande dessinée : oui, « Ramadan » a bien marqué le coup du n° 50… On retrouvera plus tard P. Craig Russell et cette manière de procéder pour Les Chasseurs de Rêves – encore que dans un contexte un brin différent, appelant quelques développements supplémentaires.
D’ici-là, nous avons donc l’arc en six chapitres La Fin des Mondes. Il s’agit, comme dit plus haut, d’une nouvelle et ultime séquence d’histoires courtes, mais Gaiman a toutefois pris le soin d’y insérer un liant absent des précédents arcs disparates, une sorte de « méta-récit » (encore que c’est sans doute plus compliqué que ça) « justifiant » et/ou sous-tendant les contes. Nous y voyons deux collègues de travail, sans plus de lien, un homme et une femme engagés dans un long trajet sur les routes américaines. Survient une tempête de neige (en juin ?), qui ne manque pas de déboucher sur un accident. L’homme, affligé, et la jeune femme blessée trouvent alors refuge dans une étrange « auberge », La Fin des Mondes donc, où de bien curieux personnages (on ne manque pas de repérer bien vite le centaure médecin Chiron, notamment) patientent au coin du feu, en attendant que la tempête s’achève, leur permettant enfin de reprendre leur route ; une route différente pour chacun, car la « libre maison » est à la croisée des mondes – des mondes bien réels, mais peut-être amenés à disparaître, donc… Et quoi de mieux pour passer le temps que de raconter des histoires ? Tous (ou presque…) y passeront, régalant leur auditoire, toujours ravi d’écouter un bon conte, de leurs mystères et secrets, mythes et légendes, dans des contextes ô combien différents, du plus prosaïque au plus fantasque (mais avec sans doute une préférence pour ce dernier, hein…). Dès lors, La Fin des Mondes joue ainsi des récits enchâssés (on a souvent fait le lien avec Les Contes de Canterbury de Chaucer) : Gaiman nous raconte une histoire, dans laquelle des gens racontent des histoires, histoires pouvant faire intervenir d’autres gens encore racontant encore d’autres histoires, et ainsi de suite, dans un vertige d’accumulation tenant pour partie de la mise en abyme, mais pouvant aller bien plus loin, jusqu’à une sorte de boucle de rétroaction assommant le lecteur (ébahi, ravi) de virtuosité narrative ; car, assurément, Gaiman est quelqu’un qui sait raconter des histoires – ce qui fait l’objet, tout naturellement, de la préface d’un autre grand raconteur, Stephen King… Ici, plus que jamais, la narration se fait transmission, avec tous ses mystères, la sublimant en un art suprême.
Les cinq premiers épisodes usent tous de la même structure : si le premier pose d’abord le cadre, chacun commence donc et s’achève également à La Fin des Mondes, un univers à part entière dessiné par Bryan Talbot, tandis que le récit qui y est narré par un client de l’auberge fait chaque fois intervenir un autre dessinateur – d’où la longue liste des participants, même si Sandman a employé dès le départ bien des artistes, se relayant sans cesse ; mais peut-être jamais avec autant d’à-propos.
Le tout premier de ces récits est d’emblée brillant : « Un conte de deux villes », très joliment illustré par Alec Stevens (dans un style graphique très personnel et parfaitement approprié au conte, c’est sans doute, de toutes les prestations des dessinateurs invités sur cet arc, celle qui me parle le plus, et de loin) est un très étonnant et subtil récit mêlant onirisme et horreur, ne cachant en rien son inspiration lovecraftienne (jusque dans l’emploi référentiel de l’adjectif « cyclopéen ») ; Gaiman avait d’ailleurs repéré le dessinateur dans une adaptation de Lovecraft… Une horreur « cosmique » à maints égards, donc, étrangement abstraite aussi. L’histoire angoissée de cet homme errant dans le rêve d’une ville, aussi fascinant qu’oppressant, déploie des trésors d’ambiance pour un résultat imparable.
Suit « Le Conte de Cluracan », illustré par John Watkiss, où nous retrouvons l’arrogant et amoral prince de Féerie déjà croisé dans La Saison des Brumes ; le personnage, égal à lui-même, aussi agaçant que fantasque, en fait des caisses pour raconter sa dernière aventure, aux accents de fantasy épique teintée de haute politique, dans un cadre urbain là encore, où la collusion entre pouvoirs spirituel et temporel suscite bien des infamies. Neil Gaiman, dans les toujours précieux commentaires concluant chaque volume de cette intégrale, se montre très sévère pour ce récit – qu’il a condensé dans un unique épisode, là où la matière aurait sans doute nécessité bien plus de place ; aussi, pour lui, ça ne fonctionne tout simplement pas. C’est possible – et il est vrai que la dimension de cape et d’épée qu’il envisageait à l’origine n’en ressort guère (en dehors d’une seule case, par ailleurs très amusante justement parce qu’elle est gratuite, le conteur lui-même s’en expliquant après coup). On admettra que, des cinq histoires narrées dans la « libre maison », c’est sans doute la moins intéressante, et celle qui marque le moins – peut-être du fait d’un manque d’âme, de personnalité, résultant de cette condensation ? Mais, pour ma part, je n’irais pas jusqu’à le considérer raté – à moins bien sûr de supposer que chaque épisode de Sandman devrait par nature être époustouflant, ce qui se défendrait sans doute… Mais ça se lit très bien, si c’est relativement anecdotique.
On passe bien à quelque chose d’autrement plus intéressant avec « Le Léviathan de Hob », illustré par Michael Zulli, et faisant donc intervenir à nouveau Hob, l’homme immortel déjà croisé auparavant – « l’ami » de Dream. C’est un récit maritime, riche de références sans doute – et convoquant dès la première case Moby Dick. Le secret derrière le récit n’en est guère un – on comprend bien vite ce qu’il en est du narrateur –, mais l’évocation de l’appel de l’océan, empreinte d’une liberté rêvée, à la fin de l'âge des grands voiliers, suscite de beaux moments, dont une phénoménale double page (elles sont rares dans Sandman) exprimant plus que jamais toute la démesure des mythes, telle qu’elle peut être transmise au cours d’un récit, quand le conteur emporté par sa passion emporte à son tour ses auditeurs dans son rêve…
« Un garçon en or », dessiné par Michael Allred, est probablement la plus étonnante des histoires narrées à La Fin des Mondes (en privé, pour une fois, et non devant l’assistance rassemblée autour du feu dans la grande salle), voire la plus déconcertante. Nous y suivons Prez Rickard, un jeune homme blondinet idéal, incarnant la politique dans ce qu’elle a de plus enthousiaste et de plus noble – destiné dès le départ à devenir président des États-Unis, et le meilleur que le pays ait jamais connu. Un personnage étonnant, qui aurait sans doute tout pour être agaçant, mais suscite pourtant une affection et une admiration de tous les instants – en tant que type-idéal d’un homme politique trop parfait pour être réel. Rien que de très logique, alors, à ce que l’évocation de son parcours emprunte au style des Évangiles… jusqu’à sa destinée hors-normes même au-delà de la mort – que tout le monde ressent sans pourtant savoir ce qu’il en est au juste –, le jeune horloger parcourant une infinité d’Amériques pour y faire ce qu’il peut pour arranger les choses… Je n’en avais pas idée lors de mes précédentes lectures, et ça me stupéfie toujours, mais j’ai appris dans les commentaires que Prez n’est pas une création de Gaiman, c’est un personnage apparu chez DC au début des années 1970… Gaiman, cependant, dans son récit diablement malin, en extrait toute la sève avec une habileté consommée. Le conte est étrange, baigné d’une irréalité bien différente des connotations usuellement associées à ce terme dans le cadre précis de Sandman, mais il fait indéniablement son effet. Je relève aussi la présence de l’improbable Boss Smiley, qui me fait l’effet d’un des personnages les plus terrifiants de la série, au coude à coude avec le Dr. Dee et le Corinthien, inoubliables monstres apparaissant dans le premier volume de l’intégrale, même si c’est d’une manière bien différente : nul gore ici, nulle horreur à vrai dire, simplement la conviction que cet être d’allure impossible (sa tête est un smiley, donc) a quelque chose de fondamentalement louche et menaçant…
Le dernier des grands contes narré à La Fin des Mondes (car il y a d’autres petits récits çà et là, bien sûr) s’intitule « Linceuls », et est dessiné par Shea Anton Pensa. C’est celui où la virtuosité narrative de Gaiman s’exprime le plus, aboutissant à la vertigineuse rétroaction évoquée plus haut, tant les récits s’y entrecroisent, ou, plus exactement, s’y emboitent comme des poupées russes. C’est aussi, sans doute, mon préféré de tout l’arc… Gaiman y use d’un nouveau cadre urbain, mais plus que jamais incroyable, avec la Nécropole de Litharge, ville tentaculaire entièrement dédiée à l’exécution des rites funéraires. Le don de Gaiman pour susciter tout un univers en quelques cases à peine est proprement stupéfiant. Il m’est impossible de rapporter tout ce que cette histoire contient – à supposer même que ce soit bien une histoire, car, au fond, il ne s’y passe pas grand-chose… si ce n’est que les participants, l’un après l’autre ou peut-être même en même temps, y racontent de nouveaux récits, toujours plus, dans une parabole ahurissante sur la mort et l’héritage. On y croise par ailleurs les Infinis, pour un cortège funèbre en annonçant un autre… C’est phénoménal. Je n’ai pas d’autre mot.
Le dernier épisode de l’arc reste pour l’essentiel dans la « libre maison », où les personnages échangent au-delà des contes – notamment parce que, quand une histoire est narrée, elle n’est pas nécessairement finie pour autant : le plaisir d’en discuter, de commenter l’histoire en elle-même (dont ses traits « masculins » ?) autant que la façon de la raconter, fait pleinement partie du jeu. Car le conte est donc transmission, mais aussi échange, et une histoire peut bouleverser au point de tout transformer. La « libre maison », parce que libre, offre des opportunités de choix inespérées, et plusieurs des intervenants ne manquent pas d’en faire bon usage… Reste, pour ceux qui la quittent enfin – après un saisissant aperçu des Infinis –, la tempête s’achevant et leur route disparaissant vers l’horizon, le souvenir des paroles échangées au coin du feu, et du pouvoir incommensurable du récit. S’y ajoute, plus ou moins consciente, cette idée merveilleuse : que nous le sachions ou non, nous avons tous quelque chose à raconter – et il y aura toujours quelqu’un pour écouter.
La Fin des Mondes est un arc absolument splendide. Des histoires courtes glissées dans la trame de Sandman, ce sont peut-être bien celles qui me séduisent le plus – le liant y étant pour beaucoup, transcendant les contes pour leur conférer une dimension insoupçonnée, au-delà du seul contenu et de l’art de la narration constituant « une bonne histoire »…
Après quoi nous avons les quatre épisodes constituant la mini-série Sandman : Les Chasseurs de Rêves, publiée après la fin de la série principale – et que je n’avais jamais lue, c’est une complète découverte. À l’origine, Les Chasseurs de Rêves n’est pas une bande dessinée, mais un récit en prose sur le Sandman, écrit par Neil Gaiman, et illustré par Yoshitaka Amano – une œuvre dont j’avais entendu parler, mais sans jamais avoir eu l’occasion de la lire, et qui est reprise dans le septième et dernier volet de cette intégrale.
Il s’agit d’un conte japonais (pure création de Gaiman, qui avait cependant mentionné des références fantaisistes, que bien des lecteurs auraient pourtant prises au sérieux…), traitant pour l’essentiel de la relation entre un moine bouddhiste et une renarde qui en devient follement amoureuse ; aussi, quand un spécialiste du Yin et du Yang, désireux de remédier à la peur qui le hante nuit après nuit en dépit de son immense richesse et de ses immenses pouvoirs, choisit de sacrifier ce moine qu’il ne connaît même pas pour obtenir enfin la paix que lui promettent les esprits, la rusée renarde passe un pacte avec Dream – sous forme de renard bien sûr – afin de subir la malédiction à la place de son amour impossible, en lui volant son rêve… Chose que le moine, quand il comprend ce qui s’est produit, ne peut bien sûr pas accepter. Le récit, très juste et très fin, empruntant des thèmes à l’Extrême-Orient pour les mêler d’allusions à la mythologie personnelle de Gaiman (outre le Sandman, on y croise des versions nippones de Caïn et Abel, ou encore les trois sorcières), est d’une beauté certaine, et profondément émouvant – avec sans doute quelque chose de douloureux à l’occasion, comme il va de soi, et pourtant quelque chose de plus positif en ligne de mire. La fable est saisissante, et je m’en suis régalé : faut dire, Sandman + Japon + renarde, je vois difficilement comment j’aurais pu y rester indifférent…
C’est donc à nouveau P. Craig Russell qui est au dessin (notons cependant les très belles couvertures de Yuko Shimizu), et, cette fois, il s’agit sans ambiguïté aucune de l’adaptation d’un récit en prose (à ce compte-là, on peut considérer que Neil Gaiman n’en est donc pas le scénariste à proprement parler) ; je ne suis pas encore en mesure de comparer le résultat avec l’œuvre initiale (que je lirai en son temps, dans le septième et dernier volume de Sandman), et ne saurais donc dire avec précision quelle est la valeur ajoutée de cette mini-série. Ce que je peux en dire, toutefois, c’est que là encore le dessinateur fait des merveilles, avec un style sobre et faussement simple, parfaitement approprié au conte, mêlant à son trait des influences nippones à la façon des estampes, pour un résultat plus que séduisant ; en fait, à titre très personnel, je trouve ce travail encore plus parlant que pour « Ramadan » (mais il est vrai que je suis nettement plus attiré par la culture japonaise que par celle des Proche et Moyen-Orient, ce qui peut assurément fausser mon jugement).
Ce cinquième volume est donc excellent, une fois de plus – comment aurait-il pu en être autrement ? Prochaine étape, le sixième volume, avec le long arc des Bienveillantes…
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