Un chant de pierre, de Iain Banks
BANKS (Iain), Un chant de pierre, [A Song of Stone], traduit de l’anglais (Écosse) par Anne-Sylvie Homassel, gravures de Frédéric Coché, Paris, L’Œil d’or, coll. Fictions & fantaisies, [1997] 2016, 220 p.
Si j’ai eu l’occasion de lire du Iain M. Banks – en commençant d’ailleurs par le bizarroïde Efroyabl Ange1, chez le même éditeur et déjà excellemment traduit par Anne-Sylvie Homassel, puis en passant à son célébrissime « cycle de la Culture » (mais seulement les cinq premiers romans pour le moment) –, Un chant de pierre est ma première tentative d’aborder l’œuvre de Iain Banks : le « M. » disparaissant, la science-fiction aussi… Ou du moins est-ce ainsi que l’on présente le plus souvent les choses, par commodité peut-être ? Un chant de pierre peut sans doute à bon droit être qualifié de roman de « littérature générale », mais au sens où le vaste fourre-tout de cette anti-catégorie accueille de manière coutumière des œuvres qui, pourtant, ne coupent pas nécessairement tous les ponts avec le genre, quel qu’il soit. À vrai dire, demeure sans doute une part d’imaginaire dans ce roman – mais un imaginaire abstrait à bien des égards, s’éloignant sans doute des codes du genre pour témoigner d’une ambition tout autre ; rien d’étonnant, sans doute, si la quatrième de couverture rapproche ce roman du Rivage des Syrtes de Julien Gracq (et on a pu avancer, comme l’excellent Hugues Robert, d’autres références à cet auteur) ou Le Désert des Tartares de Dino Buzzati (qu’il faudra bien que je lise un jour, il serait temps…). Il en va de même sans doute pour la référence nécessaire au roman gothique, dont Un chant de pierre emprunte bien des thèmes et des manières – pouvant par ailleurs renvoyer aux frontières originelles du genre (j’ai inévitablement pensé à Sade, par plus d’un aspect finalement), ou, peut-être, à quelques excroissances plus tardives (c’est peut-être infondé, et le rapport à l’imaginaire est sans doute différent, mais je n’ai pu m’empêcher de penser à « Gormenghast » de Mervyn Peake – encore que mes souvenirs en soient un peu flous, il me faudrait relire tout ça un de ces jours…).
Ceci étant, un aveu s’impose : Iain M. Banks (je m’en tiens à sa science-fiction, me replaçant ainsi dans ma situation quand j’ai entamé la lecture d’Un chant de pierre) est un auteur avec lequel j’entretiens une relation un peu ambiguë – non exempte d’une certaine gêne issue du désappointement… Le problème est sans doute que j’en attendais beaucoup trop – ou peut-être m’en étais-je formé une image quelque peu illusoire ? Car c’est un auteur que l’on m’a beaucoup vanté, depuis longtemps, et des gens d’un goût sûr – son approche comme ses sujets me paraissaient « idéaux », dans un sens, correspondant en fait pleinement à ce que je recherchais en science-fiction. Ces attentes élevées, du coup, ont suscité, à chaque lecture ou presque, une certaine déception – je suis sans doute passé à côté d’Efroyabl Ange1, et les premiers romans de la « Culture » m’ont souvent déstabilisé, mais d’une manière finalement négative : à l’exception peut-être d’Excession, qui reste celui qui m’a le plus parlé, les romans du cycle que j’ai lus n’ont jamais pleinement répondu à l’image glorieuse que je m’en faisais… Banks est sans doute un auteur que je devrais aduler, j’ai toutes les raisons de le faire – ou presque ; car, en dépit de tout, et même si je ne me l’explique pas toujours très bien (sauf pour ce qui est du tirage à la ligne ?), il ne m’a jamais ou presque totalement convaincu. Je reconnais que ses livres sont « bons » (c’est sans doute indéniable), mais j’en espérais une excellence qui m’a pour l’heure toujours échappé…
Mais, de temps à autre, je suis pourtant curieux et volontaire pour retenter l’expérience. La publication d’Un chant de pierre m’y a ramené – elle me faisait de l’œil, et j’étais curieux de voir si ce « M. » en moins allait susciter d’une certaine manière quelque chose en plus… Autre atout potentiel : le roman est bien plus court que les pavés de la « Culture » – ce qui me faisait supposer que l’écueil du tirage à la ligne ne l’affecterait pas.
Nous sommes dans un cadre largement indéfini, une contrée anonyme qui pourrait être l’Écosse natale de l’auteur, ou tout autre chose – ce qui n’a sans doute pas la moindre importance ; l’époque, de même, est difficile à préciser : à en juger par le niveau technologique (notamment via les armes et les véhicules évoqués), nous pouvons supposer un contexte relativement contemporain, disons quelque part entre la Deuxième Guerre mondiale et aujourd’hui – même si quelques anachronismes, peut-être, l’affectent à l’occasion : ainsi notamment de l’usage des chevaux, encore courant, et, bien sûr, de l’aristocratie décalée du narrateur, notamment dans sa relation à son château.
Le narrateur, Abel, est donc un noble – même si l’on ne sait guère, au fond, ce que ce qualificatif implique, ou si cette appartenance à un ordre a une quelconque importance dans ce cadre abstrait. Sa compagne Morgan, par essence silencieuse, et à laquelle il ne cesse de s’adresser, au fil de son récit, à la deuxième personne (procédé qui m’a plus d’une fois laissé sceptique, mais qui fonctionne très bien ici), est semble-t-il sa propre sœur (je ne suis pas certain que cela soit rapporté explicitement ?). Leur union incestueuse a probablement quelque chose d’un peu douloureux – l’amour fou d’Abel balaye sans doute les convenances, mais n’est pas exempt de connotations de décadence et de « fin de race », peut-être embrassées comme un blason, en même temps… Le passé, d’une empreinte étouffante, décide peut-être paradoxalement de cette relation vécue à l’occasion comme un privilège dû au rang.
Et le pays est plongé dans la guerre – une guerre abstraite, là encore : on ne sait pas qui sont les belligérants, pourquoi ils s’affrontent, ou depuis combien de temps… Mais, pour être affligée de ce caractère presque « idéal », la guerre n’en a pas moins des conséquences très concrètes, affectant le quotidien de tout un chacun, et Abel comme ses gens. Au début du roman, nous les voyons ainsi emprunter les routes de l’exode – abandonnant leur château menacé, avec sans doute des sentiments ambigus : quelque chose, peut-être, comme une extase – la libération de ce cadre oppressant, suscitant des possibles inespérés –, mais teintée de remords, d’un sentiment que la vie ne saurait avoir de sens en dehors du château, auquel nos aristocrates campagnards sont nécessairement liés, au point de n’avoir jamais véritablement envisagé qu’ils pourraient s’en extirper.
Quoi qu’il en soit, cette tentative de fuite, plus ou moins sincère, est bien vite avortée – et peut-être, donc, avec un soulagement inavoué ? Abel, Morgan, et ceux qui les accompagnent, sur les routes encombrées par les réfugiés, tombent en effet sur une petite troupe de soldats – à l’évidence des irréguliers, et il est impossible de savoir, là encore, pour qui ils se battent, et pour quoi, et depuis combien de temps. Les soldats sont nommés (des surnoms, sans doute ?), mais ce n’est pas le cas de leur chef, qui en devient d’autant plus une figure presque mythologique : le Lieutenant, puisqu’on ne l’appellera jamais autrement, est une femme de poigne, dont on ne sait trop, quand elle achève un soldat mourant après avoir déposé un baiser sur ses lèvres, si c’était un acte de charité ou l’assouvissement d’une pulsion irrépressible, essentiellement sanguinaire. Son charisme certain, son cynisme s’exprimant souvent dans des répliques d’une ironie cinglante et lourde de menaces, en font un personnage hors-normes, avec quelque chose d’insidieusement effrayant, et la beauté du Diable – bien plus qu’un succube. En tout cas, le Lieutenant et ses hommes interceptent nos aristocrates en fuite, et les contraignent – pour des raisons plus ou moins compréhensibles, à vrai dire, et peut-être la cruauté, et le désir d’humiliation, y ont-ils d’emblée leur part – à revenir en arrière, et à les accueillir dans le château qu’ils pensaient naïvement pouvoir délaisser.
En résultera un jeu vicieux du chat et de la souris entre Abel et le Lieutenant – changeant de rôle au fil d’une complexe sarabande. Le point de vue, étant celui d’Abel, est forcément biaisé ; mais témoigne, encore que la langue du noble (j’y reviendrai) procède souvent par allusions voire ellipses, d’une fascination renforcée par la haine – a fortiori celle que suscite à terme la jalousie, le Lieutenant s’emparant sans vergogne de tout ce qui fait la vie d’Abel, le château n’étant qu’une première étape, et Morgan la suivante, aussi nécessaire qu’inacceptable ; mais, comme souvent si ça se trouve, cette jalousie peut renvoyer à sa manière à des sentiments d’un autre ordre – et même à de l’amour ? Un amour issu de la haine, cruel sans doute, perturbant à l’évidence, inavouable peut-être, mais rampant, accompagnant la fascination, voire l’admiration.
Le château en souffre, théâtre de cet affrontement larvé, mais aussi proie du Lieutenant et de ses irréguliers, qui l’asservissent et l’humilient, blessant les sentiments qui ont fait Abel. La vaste bâtisse immémoriale, et qu’on aurait voulu croire éternelle, est bientôt livrée au pillage et au vandalisme – comme autant d’étapes dans la dégradation d’Abel, ou plus exactement sa déchéance. Le Lieutenant impitoyable, jour après jour, et avec une délectation toute sadique, attaque sans cesse la place-forte qu’est Abel au moins autant si ce n’est plus que sa demeure ancestrale. Et Abel est ainsi entraîné lui aussi dans la guerre – pas tant celle qui fait rage à l’extérieur, encore que le Lieutenant le force à y prendre part, que celle qui oppose dans les murs vénérables ces deux êtres supérieurs, affichant l’ambition irréconciliable d’être le seul seigneur du château, et comme par voie de conséquence le maître asservissant l’autre à ses désirs, au point d’en faire sa propriété.
Ces deux figures ont peut-être, et d’autant plus du fait de l’abstraction qui les entoure, quelque chose d’archétypes, mais n’en sont pas moins complexes et d’une psychologie fouillée. Leur affrontement délaisse bientôt tout manichéisme, même si, pour employer un autre terme qui en pète, il y a pourtant peut-être une part d’eschatologie dans ce combat aux proportions insoupçonnées, et qui ne cesse, au fil des joutes et des humiliations de plus en plus resserrées, de témoigner de la fin d’un monde, si ce n’est du monde en son entier – à moins qu’il n’y ait pas de différence significative entre les deux. Si les soldats ne sont que des esquisses, et les domestiques et réfugiés tout juste des silhouettes à peine entrevues, et sans doute inséparables de l’arrière-plan où elles se fondent, les personnalités farouches et envahissantes d’Abel et du narrateur n’en ressortent que davantage – ailleurs on dirait qu’elles bouffent l’écran. Morgan, sans doute, ne peut pas en dire autant – mais peut-être est-ce en fait qu’Abel ne le lui permet pas ?
Le château, par contre, semble habité d’une certaine forme de conscience – qu’elle lui soit propre, ou simplement le résultat des obsessions du narrateur ; en tout cas, la sensibilité de ces pierres ne semble guère faire de doute – on les sent souffrir, et tendre vers la mort… Parasitage d’Abel, là encore ? C’est possible… Mais demeure le sentiment que cela va au-delà, et que la pierre est, d’une certaine manière, vivante – autant si ce n’est davantage que ses occupants, et peut-être d’autant plus que c’est là un présupposé, une condition sine qua non, de l’agonie que rapporte Abel… qui n’est peut-être pas lui non plus épargné par une forme de délectation aussi sadique que masochiste au spectacle de cet ultime effondrement.
Abel, pour témoigner de cette catastrophe, livre un récit à l’aune de sa condition d’aristocrate échappé du temps : sa langue est riche et subtile, précieuse souvent, ampoulée même à l’occasion – tout en laissant l’image d’une nécessité presque naturelle, dépassant amplement la pure affectation : il est ainsi, et ne saurait être autrement. Iain Banks fait des merveilles, ici – avec un style « voyant », exubérant même, mais d’un à-propos certain. J’ai cru comprendre que l’auteur y employait des manières spécifiquement écossaises ? Je n’en sais rien… Mais la langue est belle, et le rendu en français remarquable – sans surprise, le travail d’Anne-Sylvie Homassel est bien digne d’éloge. Le résultat est savoureux, il a une majesté qui sied bien au propos, mais n’exclut pas pour autant un humour acerbe et sarcastique, venant compenser heureusement les envolées poétiques et philosophiques auxquelles Abel est prompt – le narrateur a de la chair et une âme ; il se veut sans doute distant, affichant la réserve de gentilhomme de province qui sied à son rang, ce qui explique suffisamment sa tendance à l’allusion (éventuellement perfide, oui, mais sans jamais vraiment offrir de prise à la critique), et plus globalement son goût des ellipses : certaines choses ne se disent pas. Pourtant, et en dépit de la maîtrise qu’il entend exercer là comme ailleurs, en habile artisan d’un discours se devant d’être sophistiqué sous peine de déroger, il tend peut-être, à terme, à se faire dépasser par son récit, dont il ne devient plus qu’un élément comme les autres, jusqu’à disparaître – nécessairement. Quoi qu’il en soit, on est ici très loin du style de la « Culture » ; à l’opposé de la discrétion tendant à l’effacement qui caractérise souvent, à ce qu’on dit, les plumes les plus talentueuses, Banks donne ici dans l’archaïsme élégant, qui pourrait être à la limite, voire au-delà, de l’épate, mais s’affiche bien plus justement en résurgence tardive d’une autre littérature, et d’un autre temps, qui en fait des tonnes sans trop en faire, et c’est pour le moins admirable.
Un chant de pierre est à n’en pas douter un bon roman, et peut-être plus que ça. Si je n’irais pas jusqu’à en faire un chef-d’œuvre, il ne fait cependant guère de doute que j’en ai apprécié la lecture – probablement bien plus que de la plupart des romans de la « Culture » que j’ai lus jusqu’à présent ; mais, au fond, cela n’a rien à voir, et rend la référence malvenue… Un beau témoignage, en tout cas, d’un auteur qui avait plus d’une corde à son arc – ça tient même quelque peu de la démonstration, sans perdre en sincérité pour autant. Très recommandable.
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