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Dissecting Cthulhu, de S.T. Joshi (ed.)

Publié le par Nébal

Dissecting Cthulhu, de S.T. Joshi (ed.)

JOSHI (S.T.) (ed.), Dissecting Cthulhu : Essays on the Cthulhu Mythos, Lakeland, Florida, Miskatonic River Press, 2011, 269 p.

 

Où l’on poursuit l’immersion dans la critique lovecraftienne avec une anthologie concoctée par le Boss S.T. Joshi, et portant sur la notion de « Mythe de Cthulhu » – une notion qui, on le sait, a considérablement évolué depuis la « révolution critique » des années 1970, mettant en avant le rôle essentiel d’August Derleth dans la genèse et la perpétuation du concept, dès lors plus que problématique ; et ce recueil a justement pour but, dans un premier temps du moins, d’en rendre compte, en reproduisant quelques articles essentiels en rapport avec ce tournant majeur, et en illustrant par ailleurs les polémiques que la réévaluation de la notion n’a pas manqué de susciter après coup – la notion même de « Mythe de Cthulhu » a-t-elle le moindre sens ? Faut-il la remplacer par une autre (« Mythe de Lovecraft », « Cycle Mythique de Yog-Sothoth », etc.), ou bien n’est-ce là qu’une approche spécieuse sinon fallacieuse ? Si cette notion fait malgré tout sens, ou une de ses tentatives de remplacement, alors que doit-on considérer comme en faisant partie ? Des questions qui avaient pu être synthétisées dans le tout petit bouquin Qu’est-ce que le Mythe de Cthulhu ?, reprenant une table ronde qui faisait un peu hâtivement le point sur la question, mais nous sommes cette fois en présence de quelque chose d’autrement copieux et solide…

 

Le « Mythe de Cthulhu », cependant, voire peut-être d’autant plus qu’on le pondère ainsi au préalable, implique de s’interroger sur des sous-thèmes qui ont parfois bien du mal à s’en émanciper. S.T. Joshi, dans son « Introduction », développe les quatre points également mis en avant dans une lecture plus récente, The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos – sans doute un complément bienvenu du présent recueil, même si, étant dû à un unique exégète, et tournant parfois au catalogue, notamment sur le tard, il donne sans doute un aperçu bien différent de la question ; voire biaisé… Mais donc, les quatre ensembles thématiques : tout d’abord, les livres, les « dieux », et les décors (notamment la géographie « mythique » de la Nouvelle-Angleterre, où s’insèrent tous les textes généralement considérés comme relevant du « Mythe de Cthulhu »… à l’exception pourtant de « The Call of Cthulhu » ! Et « The Haunter of the Dark » ? Me semble… Mais il faut bien sûr rappeler que ce décor figure également dans nombre de textes « non mythiques »…) ; quatrième thème, différent des précédents : le « cosmicisme », qui est bien sûr essentiel dans la perception de S.T. Joshi, lequel n’a jamais eu de mots assez sévères pour vilipender les « contributeurs » se contentant d’ajouter au « canon » (derléthien) leurs propres « dieux » et livres (je note pour ma part que la question du « décor » me semble un peu différente, opposant ici les pasticheurs faiblards « à catalogue », situant leurs bouzins à Arkham et compagnie par facilité, et d’autres auteurs qui ont généré leur propre géographie « mythique », pour un résultat autrement intéressant le plus souvent), tout en repoussant de côté la dimension philosophique essentielle de l’œuvre lovecraftienne…

 

À vrai dire, il ne fait guère de doute que le « Mythe de Cthulhu », au-delà des polémiques quant au sens même de la notion, n’est pas une chose que S.T. Joshi prise particulièrement… Encore que sa position globale soit probablement devenue plus conciliante ces dernières années, ainsi qu’en témoigne donc son The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos – dont le titre seul marque déjà l’évolution (c’était autrefois The Rise and Fall of the Cthulhu Mythos), et, bien sûr, les anthologies de fictions « lovecraftiennes » (pour ne pas dire justement « du Mythe de Cthulhu ») qu’il a dirigées, tout spécialement la série des « Black Wings » (je vous avais déjà parlé de la troisième livraison, et ferai bientôt de même pour la première). Autant le dire : dans le milieu de la critique lovecraftienne, le « Mythe de Cthulhu » est bien davantage le terrain de prédilection de l’autre Boss, Robert M. Price – et Joshi et lui sont loin d’être toujours d’accord, c’est peu dire… Cependant, il y a comme une estime mutuelle, expliquant sans doute que, si l’anthologie est éditée par S.T. Joshi, Robert M. Price en est en fait le principal contributeur. On y retrouve, pour l’essentiel, nombre d’articles publiés originellement tant dans Lovecraft Studies (« chez Joshi ») que dans Crypt of Cthulhu (« chez Price »), la possibilité que les auteurs « d’une revue » écrivent ponctuellement dans l’autre ne devant pas être négligée, d’ailleurs.

 

La première partie du recueil rassemble des considérations générales sur la notion même de « Mythe de Cthulhu », et c’est ici que Dissecting Cthulhu a quelque chose de « patrimonial » autant qu’historiographique, en témoignant, au travers d’articles clés voire essentiels, de l’évolution de la critique lovecraftienne depuis les années 1970 – en fait immédiatement après, ou peu s’en faut, la mort du Gardien du Temple autoproclamé, August Derleth… Sa mainmise sur le « Mythe », puis le caractère foncièrement erroné de sa conceptualisation de la chose, allaient alors et de plus en plus susciter la critique, puis la colère ou l’indignation…

 

On commence avec l’article qui a marqué la scission, très bref (deux pages à peine), « The Derleth Mythos », de Richard L. Tierney (1972). Le format ne permet guère à l’auteur de se livrer à une démonstration parfaitement étayée, mais les principaux éléments sont déjà là : le prétendu « Mythe de Cthulhu » renvoie bien plus à Derleth, son véritable créateur, qu’à Lovecraft, dont les intentions et le propos ont été d’emblée déformés. D’où la nécessité de distinguer, quitte à continuer d’employer cette expression contestable (les suggestions d’autres appellations viendront plus tard), ce qui relève vraiment de Lovecraft, et le « Mythe de Cthulhu » derléthien. Tierney a cependant le temps d’avancer quelques éléments de distinction, opposant par exemple une conception dynamique et évolutive chez Lovecraft, et le « statisme » résultant de la systématisation du « Mythe » chez Derleth, y imposant jusqu’à l’absurde une ambition de cohérence totalement étrangère à Lovecraft. Bien évidemment, certains éléments clairement anti-lovecraftiens dans le « Mythe » sont mis en évidence, encore que de manière bien laconique : la dimension « chrétienne », avec son opposition entre le bien et le mal (et la suspicion à l’encontre de la « black magic quote », qui ne serait éclairée que plus tard – j’en ai parlé dans The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos, et j’aurai l’occasion d’y revenir ici), la dimension « élémentaire » (pouvait-on concevoir plus absurde que la prétendue « lacune » de Lovecraft ayant rendu « nécessaire » la création de Cthuga ?), et d’autres choses encore… Tierney apporte ici une précision personnelle qui s’applique sans doute à bon nombre des contributeurs de ce recueil : à l’en croire, le sommet de l’œuvre lovecraftienne est constitué par les récits « SF » que sont At the Mountains of Madness et « The Shadow Out of Time » ; dès lors, il regrette d’autant plus que les « suiveurs » se soient si souvent contentés de variations bien molles autour de « The Dunwich Horror » et « The Shadow Over Innsmouth »

 

Ces éléments rapidement avancés nécessitaient une étude plus approfondie, permettant de confirmer l’intuition initiale – autant dire de chambouler totalement la perception du « Mythe de Cthulhu ». Ici s’impose un critique que bon nombre de ceux qui lui ont succédé envisagent comme un modèle, voire un « père spirituel », à savoir Dirk W. Mosig, pour son article « H.P. Lovecraft : Myth-Maker » (déjà lu dans Mosig at Last). Le discours sceptique de Tierney est démontré, affiné (notamment sur le plan philosophique), au point d’en devenir peu ou prou incontestable. Mosig, proposant d’employer désormais l’expression bien complexe « Yog-Sothoth Cycle of Myth », massacre le « Mythe de Derleth », se montrant d’ailleurs sans doute bien plus agressif que son prédécesseur… Et Derleth n’est pas le seul à s’en prendre plein la tête, pas question d’épargner ses poulains – au premier chef Brian Lumley, comme de juste.

 

La critique de l’époque admettra bien vite la pertinence de ces observations, somme toute – mais la problématique était complexe, nécessitant d’y revenir pendant un bon moment ; par ailleurs, une question annexe n’a pas manqué de se poser : si l’on entend conserver, pas forcément le « Mythe de Cthulhu » qui est donc « Mythe de Derleth », mais le « Mythe de Lovecraft », « Cycle Mythique de Yog-Sothoth », etc., quels sont alors les textes qui doivent être considérés comme en faisant partie ? Finalement, dans la lignée du « canon » établi par Derleth, on en est venu à établir des listes, plus ou moins amples, plus ou moins fondées… Parfois radicales : dans un article qui n’est pas repris ici, mais que j’avais lu dans Lovecraft Studies no. 12, Will Murray, qui ne se privait pas de qualifier Derleth d’ « idiot », en était venu à affirmer que seuls trois textes de Lovecraft pouvaient être ainsi associés : « The Call of Cthulhu », « The Colour Out of Space », et « The Dunwich Horror » ; le reste, pour tout un tas de raisons plus ou moins convaincantes – bof, bof, en ce qui me concerne –, ne saurait en faire partie (je ne développe pas ici, voyez ma note sur le fanzine).

 

On passe en fait, avec David E. Schultz, à la conséquence logique à bien des égards : « Who Needs the ʺCthulhu Mythosʺ ? » (Article déjà lu dans Lovecraft Studies no. 13, et qui renvoyait nommément à l’article de Murray dans la précédente livraison.) Le titre laisse augurer d’une solution peut-être plus radicale encore… mais bien plus cohérente : on a assez démontré les errances de la notion de « Mythe de Cthulhu » ; dès lors, ne vaut-il pas mieux l’abandonner une bonne fois pour toutes, comme l’artifice arbitraire qu’elle est ? Toute tentative, comme celle de Murray, visant à établir un nouveau « canon », aussi restreint soit-il, ne se distingue au fond pas tant que cela de l’approche condamnée de Derleth… Discours qui me paraît effectivement sensé. Toutefois, je ne suis pas pour ma part porté à aller jusque-là : dès lors qu’on a bien conscience de tout ce qui distingue voire oppose l’œuvre lovecraftienne et le « Mythe de Cthulhu », cette dernière notion n’est finalement pas vide de sens pour autant et, peu importe qu’on s’en désole, elle en est bien venue à recouvrir une réalité… Là encore, pour les détails, je vous renvoie à mon compte rendu de Lovecraft Studies, no. 13 cette fois.

 

Simon MacCulloch livre ensuite un « Lovecraft Waits Dreaming » plus posé… mais plus anodin, aussi. Revenir sur ce qui fait « The Call of Cthulhu », et devrait donc faire un hypothétique « Mythe de Cthulhu », fait bien sûr sens, comprendre les intentions philosophiques autant qu’esthétiques des outils que sont les livres et les « dieux » est bien sûr un préalable indispensable, mais, au fond, je n’en ai pas retenu grand-chose…

 

Suit le seul article signé par S.T. Joshi dans ce recueil, « The Cthulhu Mythos : Lovecraft vs. Derleth », qui, comme son nom le laisse entendre, tient avant tout de la synthèse. On en tire ces conclusions : 1) le « Mythe de Cthulhu » est une invention de Derleth, plus personne ne saurait le nier ; 2) la pseudo-mythologie (ou plutôt « anti-mythologie », expression employée par David E. Schultz) était pour Lovecraft un outil permettant d’exprimer une philosophie ; 3) pour autant, et c’est peut-être là que se niche le plus important (et subtil) dans cette récapitulation, nous ne devons pas déduire que le « Mythe de Lovecraft » était pleinement sa philosophie, qu’il y avait une parfaite adéquation entre les deux. Pour le reste, la synthèse n’exclut pas la redite… On revient, comme à chaque fois, sur la « black magic quote » (je vous renvoie à mon compte rendu sur The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos), sur « l’autorisation » donnée par Lovecraft à d’autres auteurs (listés par Derleth lui-même, qui en faisait bien sûr partie…) pour écrire des récits « de son Mythe » (en fait, il s’agissait ici plus que jamais de poser « dieux », livres et compagnie en tant que pur « background material » : les nouvelles de Lovecraft ne sont pas sur les « dieux » et les livres, ceux-ci ne sont que des éléments d’ambiance – chose qu’un Derleth et nombre de ses suiveurs n’étaient tout simplement pas en mesure de comprendre…), l’absurdité de la dimension élémentaire (Cthuga toujours, mais pas seulement, bien sûr) autant que de la systématisation et la vaine quête de cohérence en la matière… Oui, une synthèse. Utile en tant que telle – même si, à enchaîner ces premiers articles, on peut assez légitimement soupirer devant le matraquage sans cesse réitéré des mêmes éléments.

 

Cette première partie se conclut toutefois sur un article bien différent, plus long par ailleurs, d’autant qu’il est complété par un volumineux appendice : « Toward a Reader-Response Approach to the Lovecraft Mythos », par Steven J. Mariconda. La critique littéraire prend ici des atours plus globaux, ne s’arrêtant pas à la seule exégèse lovecraftienne, à la différence de tout ce qui précède et d’une bonne partie de ce qui suit. On y rappelle que la systématisation du « Mythe » a quelque chose de vain, sans doute, mais en avançant d’autres éléments permettant de l’envisager sous un autre angle, et probablement plus constructif : il en va ainsi, peut-être, de la dimension symbolique du « Mythe »… Plus intéressant à mes yeux (même s’il y a un lien, on y reviendra), il peut être utile de ramener ce « Mythe de Cthulhu » aux dimensions, pas tant d’un « Mythe de Lovecraft » dénaturé ensuite en « Mythe de Derleth », mais d’un « Mythe de Weird Tales » : c’est en effet dans les pages de « The Unique Magazine » qu’ont été publiés la majeure partie de ces textes, qu’ils soient de Lovecraft et sous son nom, de Lovecraft en bonne partie voire en totalité mais sous un autre nom (les « révisions », pour l’essentiel compilées ultérieurement dans The Horror in the Museum and other revisions), ou bien absolument pas de Lovecraft mais de ses « collègues » du « cercle Lovecraft », ensuite enfin de « disciples », qu’ils aient été directement en contact avec le gentleman de Providence ou pas. Dès lors, la question de « l’autorisation », alléguée par Derleth, contestée par la quasi-totalité de la critique lovecraftienne après coup, prend peut-être un autre sens, plus complexe – car la redondance du lexique « mythique » dans les pages de Weird Tales produisait un effet supplémentaire à cet égard, et sans doute Lovecraft en était-il pleinement conscient, ainsi quand il s’amusait (en grand marionnettiste ?) avec les décalages entre acceptation et publication des récits, les siens comme ceux des autres (donnant l’impression par exemple que tel « dieu » ou tel livre apparaissait dans telle nouvelle, pour un effet spécifique, chamboulant éventuellement la perception globale du « dieu » ou livre, qui avait pourtant été créé antérieurement dans un autre récit, ne devant connaître la publication, le cas échéant, qu’ultérieurement). Et, ici, la réception chez le lecteur joue un rôle déterminant, qu’on a peut-être trop sous-estimé : comment le lecteur de l’époque, qui, contrairement à nous qui lisons Lovecraft et les lovecraftiens en volumes et avons notre idée préalable de leur contenu autant que de leur histoire éditoriale, comment ce lecteur percevait-il sur le moment ces noms « nouveaux », les « Cthulhu », les « Yuggoth », les « Necronomicon », etc. ? Il s’agit dès lors de déterminer un effet psychologique autant qu’esthétique, tenant du choc symbolique – effet déterminant, attaché à la « communauté interprétative » originale de ces récits, à savoir donc le lectorat de Weird Tales ; et que Lovecraft, dans sa correspondance, ne se montre globalement guère tendre avec ce lectorat, peut faire sens dans cette équation – quitte à revenir, d’une part, sur la dimension symbolique des textes, d’autre part sur la « manipulation » (quand bien même niée par Lovecraft, cela revient ensuite, notamment dans l’étude des livres du « Mythe ») accompagnant l’élaboration de ces récits, envisagés, au moins pour des raisons d’efficacité littéraire, comme devant avoir toutes les vertus de tromperie d’un canular habilement tourné.

 

On passe alors à la deuxième partie de Dissecting Cthulhu, consacrée aux livres – et qui sera une bonne occasion, encore qu’un brin paradoxale (car passant par les « produits dérivés »), de revenir sur ce qui fait un bon canular… et un mauvais.

 

C’est ici que Robert M. Price entre dans la partie – avec un ton globalement bien plus léger. On commence par un bref « Genres in the Lovecraftian Library » (déjà lu dans Crypt of Cthulhu no. 3), qui établit une catégorisation des différents « livres maudits » trouvés chez Lovecraft et ses suiveurs : grimoires, traités de démonologie, textes sacrés, chroniques non-humaines, monographies savantes, poésie « inspirée » et enfin variations sur les précédents. Oui, c’est d’un intérêt limité – ce que l’on en retiendra, en fait, c’est probablement la pauvreté de nombre de pasticheurs en l’espèce, dont les « apports personnels » à la bibliothèque lovecraftienne ne sont guère, bien trop souvent, que des copies d’ouvrages précédents, sans le moindre intérêt en soi…

 

Robert M. Price, encore lui, livre après coup « Higher Criticism and the Necronomicon », où l’analyse est un peu plus pointue – Price, spécialiste des matières religieuses, y applique les méthodes de la « haute critique » (je ne sais pas s’il y a un terme français spécifique), en principe attachée à l’étude des textes bibliques, à celle du Necronomicon, le premier, le plus célèbre et le plus important des « livres maudits » lovecraftiens. En distinguant le « canon », les « apocryphes » et les « pseudépigraphes » (j’espère que c’est le bon terme en français ?), Price relève ainsi les singularités les plus appréciables de l’apport strictement lovecraftien (« canon » ; en l’absence du « vrai » texte, puisqu’il est fictif, il s’agit donc de se référer à ce que Lovecraft lui-même en disait et en citait), à distinguer des contributions des autres écrivains « lovecraftiens » (au sens large, avec beaucoup de Derleth et de Lin Carter, notamment : c’est ce que Price désigne ici par « apocryphes »), et enfin des « produits dérivés » s’affichant plus ou moins en tant que canulars, ou en tant que documents authentiques, la tension entre vérité et allégations étant au cœur du propos (et ce sont donc les « pseudépigraphes »). Or les différences entre ces différents types sont essentielles, qui ont témoigné, avec plus ou moins d’habileté, des variations portant sur le Necronomicon et son auteur l’Arabe dément Abdul Alhazred – des choses qui nous renvoient d’ailleurs à l’article précédent : le Necronomicon est-il un traité de démonologie ou un « livre sacré » ? Alhzared était-il un poète ? Un sorcier ? Un « cultiste » ? Un repenti ? Un inquisiteur ? Ce genre de choses… S’y ajoute cependant un problème de taille, les pasticheurs n’étant ici que rarement aussi pertinents que Lovecraft lui-même dans l’approche de ce matériau hors-normes – ce qui vaut tant pour le fond, envisagé à l’instant, que pour la forme : il n’est pas donné à tout le monde de « citer » le Necronomicon, pour susciter chez le lecteur, via le texte même allégué comme authentique mais dans un cadre fictionnel qui renverse la proposition, un émerveillement tenant de la fascination… et tant qu’à faire guère éloigné de la terreur, voire plus. C’est un problème fondamental : le Necronomicon, chez Lovecraft, est un livre qui rend fous ses lecteurs (à l’intérieur des récits), et doit au moins faire peur aux lecteurs des récits où il figure (nous, quoi) ; mais les prétendus Necronomicon publiés ultérieurement, qu’ils s’affichent très clairement en tant que canulars (comme celui, absolument dénué du moindre intérêt, édité par George Hay), ce qui suffit à bien des égards à ruiner leur effet potentiel, ou se montrent plus ambigus à cet égard, comme celui de Simon (ce qui en fait bien davantage des canulars, paradoxalement – on a de quoi s’y perdre…), sont lourds d’incohérences et autres maladresses, qui, bien loin de fasciner ou terrifier, lassent bientôt le lecteur, même le plus volontaire pour lire une supposée ou moins supposée relique d’un temps ancien, qu’il sait être fausse, mais pas au point de se priver d’emblée de sa suspension volontaire d’incrédulité, comme pour toute fiction quelle qu’elle soit… La conclusion est sans appel, qui s’applique plus encore ici, si elle s’appliquait déjà aux « apocryphes » : « Is this the book that drove its readers mad ? If the ʺblasphemousʺ book of Lovecraft would deprive one of sleep, those of Hay and Simon might well cure insomnia. » Paf. Un article intéressant, son approche est relativement originale, mais sans doute pertinente.

 

Dernier article de cette partie, « The Lurker at the Treshold of Interpretation : Hoax Necronomicons and Paratextual Noise », signé Dan Clore, développe la question du canular d’une manière différente. L’étude des « faux bibliques », entre autres (on y traite aussi de magie médiévale, etc.), est cependant toujours de la partie… et d’autres canulars sans doute, plus modernes (s’ils sont plus antiques dans leurs prétentions…), ainsi les délires de la Théosophie de Mme Blavatsky (une inspiration de Lovecraft). Mais la question du canular chez Lovecraft lui-même est complexe – on connaît la célèbre citation issue d’une lettre à Clark Ashton Smith : « No weird story can truly produce terror unless it is devised with all the care and verisimilitude of an actual hoax. » Pour autant, Lovecraft disait ne pas vouloir tromper qui que ce soit avec ses livres et tout autant ses « dieux »… Mais était-il pleinement sincère ici ? Quelle est au fond la part de manipulation dans l’entreprise fictionnelle de Lovecraft que Derleth qualifierait ultérieurement de « Mythe de Cthulhu » ? Le gentleman de Providence s’amusait volontiers, encore que sans méchanceté, des plus crédules de ses lecteurs, s’interrogeant dans la rubrique du courrier de Weird Tales, « The Eyrie », sur l’existence de Cthulhu et du Necronomicon (a fortiori au regard d’autres textes, contemporains mais non signés Lovecraft, ce qui nous renvoie bien sûr à l’article de Mariconda, plus haut)… La question est donc déjà très complexe quand elle s’applique au seul Lovecraft, dont les intentions en l’espèce sont peut-être à creuser, en les distinguant des seuls procédés, ou éventuellement à ses camarades écrivains de son « cercle ». Mais Dan Clore, en s’appuyant sur ces bases, se penche ensuite sur les « faux » Necronomicon (mais est-ce que « faux » Necronomicon signifie quoi que ce soit ?), de Hay et Simon. Ceux-ci, qui sont spécifiés comme étant des « grimoires » (voir l’article de Robert M. Price – mais oui, effectivement : ce sont des ouvrages de sorcellerie à la manière médiévale, s’ils sont supposés bien antérieurs – et, aux yeux d’un lecteur contemporain, ils ne manquent donc pas de donner la fâcheuse impression de livres de cuisine, d’autant moins terrifiants…), trahissent sans doute leur ingénuité d’une manière pas vraiment abordée jusqu’alors, mais qui fait tout particulièrement sens dans ce recueil critique – tout simplement, leur dimension derléthienne évidente, qui, en retournant sur le domaine de la fiction, les éloigne donc d’autant plus de la création lovecraftienne au sens le plus strict… et produit le même effet amoindri et même au mieux terne que les innombrables derletheries « fictionnelles ». Mais ces canulars, si l’on est bon prince, peuvent très bien intégrer les rangs d’autres fameux canulars de l’histoire – Dan Clore en cite plusieurs : sont-ils « moins vrais » pour autant ? Ce paradoxe a quelque chose d’inquiétant, d’une certaine manière…

 

Nous en arrivons à la troisième partie du recueil, consacrée aux « dieux » (oui, j’ai les guillemets compulsifs… et tout en ayant conscience que cette approche est en soit très critiquable !). On y retrouve illico Robert M. Price, pour deux autres articles.

 

Et tout d’abord « Demythologizing Cthulhu » (que j’avais déjà lu dans Lovecraft Studies no. 8, mais j’étais sans doute passé à côté…), où l’auteur, comme dans l’article cité plus haut portant sur la « haute critique », pioche dans la théologie chrétienne « renouvelée », afin d’éclairer sous un autre jour le « panthéon » lovecraftien. Cette entreprise de « démythologisation », appliquée aux textes bibliques, visait à trouver un terrain de compromis, raisonné autant que sacré, entre la lecture « littérale », considérant que, par essence, les textes bibliques sont nécessairement vrais de bout en bout, et l’approche plus récente et « scientifique », se fondant sur les principes de la critique historique, et qui avait ainsi été amenée à mettre en évidence des erreurs, incohérences, impossibilités, etc., dans les textes bibliques, qui en étaient littéralement truffés, ce qui pouvait considérablement affecter leur « véracité » dans tous les domaines – rendant toute lecture « littérale » impossible, mais sans doute cela allait-il bien plus loin… La « démythologisation » visait donc à établir un entre-deux suffisamment solide pour autoriser « rationnellement » la foi, sans pour autant succomber au fondamentalisme anti-scientifique – mais bien au contraire en faisant la part de la science. Price, s’il part de cette base « théologique » et « historique », a également recours à l’étude globale des mythes, telle qu’elle pouvait être pratiquée à l’époque de Lovecraft, en gros, par des anthropologues tels James G. Frazer dans son célèbre Rameau d’or, mais aussi Tyler et, plus tard, qui avait beaucoup intéressé Lovecraft, Margaret Murray et son The Witch Cult in Western Europe (vite controversé, aujourd’hui jugé obsolète, mais peu importe). Bien sûr, l’application de la « démythologisation » chez Lovecraft achoppe sur un trait qu’on n’associe en principe pas aux textes religieux : le caractère délibérément fictif de ses récits… Il faut en outre prendre en compte un soubassement philosophique bien distinct : le « pessimisme » de Lovecraft (même si, dans ses récits, cela relève plus à proprement parler de « l’indifférentisme ») ; notons d’ailleurs à cet égard une brève comparaison (et opposition) avec Tolkien et son concept d’ « eucatastrophe ». Mais, pour Price, se contenter de mettre en avant le caractère fictif de la mythologie lovecraftienne (elle est donc intrinsèquement « fausse »), n’est finalement guère plus pertinent que d’y voir une « vérité », même « inconsciente » de la part de Lovecraft (des lecteurs à l’époque exprimaient ce sentiment, dont William Lumley, qui avait correspondu avec Lovecraft, lequel avait révisé un de ses textes, « The Diary of Alonzo Typer », voyez ici pour la version originale, et il faut bien sûr mentionner par la suite des occultistes, « primitivistes » français en marge du surréalisme – voyez le passionnant article de Michel Meurger sur la question dans le premier tome de Lovecraft et la S.-F. – ou « disciples » d’Aleister Crowley et compagnie, tel Kenneth Grant – autant de personnages, et Robert M. Price le rappelle à bon droit, qui envisageaient leur approche de la magie, etc., comme étant proprement scientifique…) – position tout de même un peu hardie, à moins de s’en tenir à cette idée banale, que Lovecraft, par ce biais, exprimait une philosophie… Plus intéressante à mes yeux est l’idée selon laquelle Lovecraft lui-même avait procédé à une « démythologisation », procédé passant par la dispersion des sources et des interprétations – d’où, en fait, telle que je la conçois (je m’éloigne peut-être un peu de l’article, là) la dimension essentielle (quand bien même sabrée par Derleth !) des incohérences dans la pseudo-mythologie lovecraftienne, ce qui va peut-être plus loin qu’une simple évolution (laquelle, globalement, tendait à « rationnaliser » de plus en plus le matériau initial, en affichant toujours davantage le caractère « extraterrestre » et non proprement « divin » des entités évoquées) : elles font sens, justement parce qu’elles témoignent de l’incapacité pour l’esprit humain d’envisager de manière juste et parlante cette dimension qui doit forcément lui échapper – il est donc essentiel que ceux qui traitent de ces « dieux »… se trompent ; ce qui vaut autant pour le dégénéré Castro dans « The Call of Cthulhu », justifiant son culte au regard d’une longue histoire ésotérique, tandis que le lecteur, promené en permanence dans l’insondable profondeur narrative de ce récit façon matriochkas, est amené à douter de ce qu’on lui raconte ainsi (et sans doute d’autant plus s’il a déjà lu d’autres récits, postérieurs, du « Mythe de Cthulhu »…) ; mais cela vaut aussi et surtout pour des gens tel que l’Arabe dément Abdul Alhazred lui-même ! On tend instinctivement à prendre pour argent comptant ce que l’on nous dit du bonhomme et de son œuvre, mais, à y regarder de plus près, non seulement nous n’avons aucune raison de croire qu’il dit vrai… mais en fait nous avons tout lieu de croire qu’il se trompe. Cette « démythologisation », ici, participe donc pleinement du thème de « l’indicible » si communément associé à Lovecraft.

 

L’article suivant, « The Last Vestige of the Derleth Mythos », toujours signé par Robert M. Price, est bien plus court… et m’a laissé globalement de marbre. L’auteur, dans un format restreint, retrace la critique du « Mythe de Derleth », y reconnaissant sa part (notamment du fait de son admiration pour Mosig), et considère enfin qu’il reste peut-être un élément à prendre en considération : l’inanité du « panthéon » envisagé comme tel. Ne faudrait-il pas s’en passer enfin ? Peut-être bien, mais je ne vois rien de véritablement neuf ici, somme toute ; la conclusion, pourtant, revient sur « l’erreur » de Castro, que je viens d’évoquer – mais l’article précédent bénéficie d’un argumentaire original qui fait ici défaut à mes yeux. Par ailleurs, Price étant globalement beaucoup moins hostile à Derleth que nombre de ses comparses critiques, je n’exclue pas une part d’ironie là-dedans, j’imagine…

 

On passe à tout autre chose, avec deux articles signés Will Murray, le premier s’intitulant « Behind the Mask of Nyarlathotep ». Il est assez amusant… Il s’agit, parmi les nombreux « masques » associés au plus méphistophélique des « Grands Anciens », de revenir sur le tout premier : celui du forain pharaonique aux spectacles sidérants et terribles, tel qu’il était apparu à Lovecraft dans un rêve (où son ami Samuel Loveman l’enjoignait d’aller assister au spectacle du mystérieux Nyarlathotep), rêve qu’il a ensuite couché sur le papier, sous le nom « Nyarlathotep » donc ; un étonnant récit, très bref, tenant à mes yeux davantage du poème en prose que de la nouvelle à proprement parler. Will Murray – qui ménage son effet, en ne lâchant le Terrible Nom qu’au tout dernier moment, mais on voit très bien où il veut en venir bien avant cela, et ça fait partie du jeu – montre en fait que la description de Nyarlathotep et de son spectacle, dans le rêve et dans la nouvelle, est très évocatrice de ce que l’on écrivait à l’époque (en fait un peu avant, j’y reviens)… à propos de Nikola Tesla. Et c’est vrai (au-delà de la mention de l’initiale, heureusement, mais Murray ne s’en prive pas…). Pour le coup, c’est effectivement troublant. Mais peut-être pas totalement convaincant ? Nous verrons très bientôt combien les « intuitions » de Murray peuvent s’avérer très douteuses, voire carrément fausses ; son procédé, ici, mettant en parallèle les écrits de Lovecraft et une sélection (…) de textes biographiques nettement ultérieurs portant sur Tesla, est sans doute très critiquable ; et pourquoi et comment le personnage serait-il remonté dans la mémoire de Lovecraft à ce moment-là ? Le pic de célébrité de Tesla en Amérique avait eu lieu vingt à trente années plus tôt… Mais peut-être ; et c’est en tout cas amusant, oui…

 

Suit « On the Natures of Nug and Yeb », article que j’avais déjà lu dans Lovecraft Studies no. 9… et qui m’avait plus ou moins convaincu alors. L’auteur y traite donc de Nug et Yeb, deux « divinités » qui, dans l’ensemble de la fiction de Lovecraft, n’apparaissent strictement que dans des « révisions »… mais qui émaillent pourtant sa correspondance, et sur une longue période, comme si elles avaient une importance toute particulière. Le problème, cependant, est que ces renvois ont souvent un contexte évident de blague moquant la « yog-sothotherie », ce qui est tout particulièrement sensible dans les généalogies mythiques qu’y établit Lovecraft, et qui sonnent parfaitement absurdes (quoi que Murray fasse bien des efforts pour tirer tout cela vers la Grèce, etc.)… Alors peut-on vraiment en tirer quelque chose ? C’est amusant, oui – et donc un peu absurde, aussi… Quant à la propension de l’auteur à établir des coïncidences d’ordre phonétique, etc., eh bien, je ne nie pas qu’il puisse y en avoir de fondées… mais l’article qui suit immédiatement montre avec virulence le peu de cas qu’il faut en faire, en bien des occasions.

 

Nous atteignons en effet la partie consacrée au « décor », autant dire la Nouvelle-Angleterre lovecraftienne, et cette partie est largement phagocytée par le très long, mais aussi très juste, et pas moins cinglant, article de Robert D. Marten intitulé « Arkham Country : in Rescue of the Lost Searchers »… et qui est une vigoureuse prise à parti du « lost searcher » Will Murray (les polémiques dans le petit monde de la critique lovecraftienne peuvent parfois devenir assez violentes, et en voici un gros témoignage, très éloquent…). Revenons au point de départ : Lovecraft, dans ses lettres, avait régulièrement évoqué les villes réelles ayant inspiré celles qu'il a imaginées pour sa Nouvelle-Angleterre « mythique » – Arkham était inspirée par Salem, Kingsport par Marblehead, Innsmouth par Newburyport, etc. On s'en est longtemps contenté, mais, dans les années 80, des critiques lovecraftiens se sont mis à envisager cette question d'un œil plus... critique. Parmi eux, tout spécialement, Will Murray, via une série d'articles dans Lovecraft Studies et compagnie (dont trois, tout de même, ont été repris dans The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft, édité par James Van Hise, que j’avais lu et chroniqué tout récemment) ; il s’est donc penché sur cette question des sources, en considérant qu'il ne fallait pas prendre ce que Lovecraft lui-même disait pour argent comptant – ce qui peut faire sens, je ne le nie pas. Par exemple, Murray disait que Arkham avait en fait connu deux « périodes » chez Lovecraft : dans les premiers textes la mentionnant, c'était une ville de l'intérieur des terres, et elle n'est devenue une ville portuaire qu'ultérieurement (et c'est seulement alors que Lovecraft a mentionné l'inspiration de Salem – or les deux villes ne pouvaient pas se superposer, puisqu'on les mentionnait ensemble dans nombre de textes : ergo, Arkham n'est pas Salem – en fait, c'était déjà un truc où je ne le suivais pas : on parle de modèles et d'inspirations, ça n'implique pas l'identification exacte...) ; pour rester sur cet exemple d'Arkham, Murray voyait en fait l'origine du nom dans un patelin paumé du nom d'Oakham, même s'il a considéré après coup que l'inspiration, en dehors de ce nom, était en fait New Salem, très petit patelin là encore, fondé par des gens qui avaient fui Salem lors des procès de sorcellerie... En fait, Murray avait souvent des raisonnements un brin tordus, et établissait régulièrement des coïncidences significatives à ses yeux, mais qui étaient pour le moins contestables – en passant par des anagrammes, ce genre de choses... Un peu de la « numérologie », d’une certaine manière… Ces articles ont sans doute fait du bruit à l'époque, et je ne nie pas qu'ils soulèvent parfois des questions intéressantes (le déplacement d'Arkham et du Miskatonic au fil des nouvelles, peut-être en rapport avec l'aménagement du Quabbin Reservoir, par exemple – même si le présent article de Marten conteste également ce point). Mais la part critiquable domine largement… Ce qui appelait une réponse, sans doute, et c’est donc Robert D. Marten qui s’y est collé, avec cette looooooooooooooongue démolition en règles de tout ou presque tout ce qu’a pu avancer Will Murray dans sa « nouvelle géographie ». Et ça fait mouche : comme je l’avais mentionné à plusieurs reprises, j’avais tendance à trouver ces articles amusants quand bien même absurdes – mais si, en certains cas, j’étais en mesure, moi-même, de grimacer devant des allégations me paraissant très douteuses (voir, dans ce que je viens de citer, l’identification y compris géographique d’Arkham et de Salem, ou la source du nom dans le bled d’Oakham, qui n’a pourtant absolument rien à voir avec la ville « hantée » chère à Lovecraft, ville universitaire et dotée de toutes les infrastructures rendues nécessaires par la vie en milieu urbain – l’hôpital et l’asile n’étant pas des moindres, etc.), je manquais par contre d’éléments pour critiquer le reste… pour la bonne et simple raison que je ne connais absolument rien à la géographie de la Nouvelle-Angleterre en général, et du Massachusetts en particulier. Mais Marten, lui, avait ces connaissances, et pas qu’un peu – il disposait donc de tout le matériau nécessaire pour contester utilement la « nouvelle géographie » de Murray… même si, à ce stade, c’est tellement cinglant (à bon droit !) que cela relève du massacre pur et simple. Et tout, absolument tout, y passe – au point où l’argumentaire déployé par Murray devient globalement inepte et absurde, sur quelque aspect qu’il porte. Marten dénonce ainsi les coïncidences que Murray trouve éloquentes au point d’être incontestables, montrant en fait qu’elles ne sont en rien fondées, et qu’on pourrait en établir des dizaines d’autres avec autant de « sérieux »… et parfois même davantage de pertinence ! La démolition des anagrammes (Murray y recourt souvent) est ici presque jubilatoire, tant elle n’épargne absolument rien – et souligne s’il en était vraiment besoin le caractère tordu et guère convaincant de cette « méthode »… Au-delà de ces procédés dépourvus du moindre caractère scientifique, d’autres « pistes » chères à Murray sont également dénoncées comme parfaitement fausses, et ce de manière très convaincante ; on pourrait piocher de très nombreux exemples dans cette longue annihilation, mais cela ne serait guère pertinent dans le cadre de ce compte rendu ; j’en conserverai tout de même un, portant sur les noms de rues : Murray, notamment quand il identifie Innsmouth comme étant Gloucester et non, comme on le disait jusqu’alors suite à Lovecraft lui-même, inspirée par Newburyport, s’extasie de ce que l’on trouve dans ce patelin de nombreux noms de rues figurant dans « The Shadow Over Innsmouth » ; et c’est vrai… C’est simplement que ce n’est en rien probant, parce que ces noms, très communs dans la région (franchement, s’étonner de la récurrence de « Main Street » « Federal Street », « Market Street », « Water Street », etc. ?), se trouvent dans à peu près toutes les villes du coin, et tout particulièrement les ports ! Dont Newburyport même, qui n’est certainement pas en reste par rapport à Gloucester… Murray s’enfonce encore davantage, si c’est possible, dans ses considérations architecturales – ainsi quand il identifie un bâtiment de Gloucester à celui, maçonnique à l’origine, qui abrite l’Ordre Ésotérique de Dagon dans « The Shadow Over Innsmouth » ; sauf que la description du bâtiment chez Lovecraft ne correspond en fait en rien ou presque à celle que Murray voit ou plutôt veut voir et retranscrit concernant le bâtiment « source » à ses yeux ! Là encore, les traits banals, communs, ne sont pas perçus comme tels, mais employés pour mettre l’accent sur de prétendues coïncidences, pourtant en rien significatives dès lors qu’on veut bien les soumettre à critique, ne serait-ce qu’un minimum… Si, dans les derniers temps de l’article, Marten cherchant quelque peu à faire comme sa victime, même si « en mieux » et avec bien plus de pondération dans les allégations, retombe peut-être dans le travers qu’il dénonce, mais sans offrir autant de prises à la démolition en règles, on ne saurait nier la pertinence de la critique qui fonde son article – et l’on ne peut que trouver « légitime », en définitive, le ton volontiers sarcastique de l’article, et peut-être parfois à l’extrême limite de la cordialité entre chercheurs… Difficile, après coup, de pouvoir prendre au sérieux les recherches « géographiques » de Will Murray – sinon tous ses articles : je vous renvoie, à peine un peu plus haut, à celui sur Nyarlathotep/Tesla – que faut-il donc en penser maintenant ? Mais il y en a d’intéressants, ne jetons pas le shoggoth avec l’eau de la cuve – voyez par exemple le gros texte sur les pulps, dans The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft

 

Le problème, c’est que suit justement… un article de Will Murray. Aheum. Et géographique, encore. Aheum, aheum. Il s’agit de « Where was Foxfield ? », que j’avais déjà lu dans Lovecraft Studies no. 33. Foxfield est une découverte inopinée de S.T. Joshi dans les archives de Lovecraft – pour l’essentiel une carte de la main du Maître, destinée à un « possible usage fictionnel », et dépeignant donc une nouvelle ville imaginaire de la Nouvelle-Angleterre mythique : mais, que Lovecraft l’ait envisagée comme une de ses principales villes (Arkham, Kingsport, Dunwich, Innsmouth) ou une autre plus anecdotique (Bolton, Aylesbury, etc.), encore que je penche pour la première possibilité, une carte ne se justifiant guère dans la deuxième, le fait est que cette ville n’apparaît absolument nulle part dans la fiction lovecraftienne (et sauf erreur pas davantage dans sa correspondance ?). On n’en saura pas davantage… Mais Will Murray, en pleine recherche géographique, ne manque pas de s’interroger à ce sujet : « où était Foxfield », son inspiration, etc. Le caractère amusant de ces articles saute ici tout particulièrement aux yeux… mais tout autant, voire plus que jamais, leur caractère absurde. Bah, restons-en à « amusant », le pauvre Murray a été suffisamment maltraité comme ça…

 

Dernier article de cette section, « Lovecraft’s Two Views of Arkham », signé Edward W. O’Brien, Jr., est bien plus court, et, s’il prête nettement moins à polémique, c’est sans doute qu’il n’est au fond guère enthousiasmant… Ces « deux vues » ne sont pas géographiques (rien à voir donc avec les deux Arkham successives alléguées par Murray – et qui, à vue de nez, me paraissent intéressantes malgré l’assaut radical de Marten), elles portent bien davantage sur la « connotation » de la ville : celle-ci, tour à tour, peut-être inquiétante, voire plus que ça, et c’est bien là la ville « hantée » (par les fantômes, par les sorciers, par les légendes… L’expression revient régulièrement, sous une forme ou une autre) ; mais elle est ailleurs – voire en même temps – une ville « normale », et peut-être même un abri de choix contre les menaces « mythiques »… Mouais. Pas de quoi s’exciter, trouvé-je…

 

Reste une dernière partie du recueil, consacrée cette fois aux « influences », dans les deux sens du terme : d’abord des éléments qui ont influencé Lovecraft, ensuite d’autres à travers lesquels c’est Lovecraft qui a influencé ses contemporains et successeurs.

 

Le très bref article intitulé « Hali », et dû au germanophone Marco Frenschowski, me laisse pour le moins perplexe, au sens où je n’en vois guère l’intérêt de manière générale, mais surtout encore moins dans le cadre précis de ce recueil… L’auteur cherche, à grands renforts d’érudition alchimique, notamment arabe médiévale, l’origine du nom Hali, dû à Ambrose Bierce (qui ne s’y est pas attardé), repris ensuite par Robert W. Chambers dans The King in Yellow, puis par Lovecraft mais en une seule occasion (la litanie de références incompréhensibles dans « The Whisperer in Darkness », qui tient largement de la blague multipliant les clins d’œil), et surtout ensuite par Derleth, qui faisait quant à lui une fixette sur Hastur (rappelons l’anecdote invraisemblable : du vivant de Lovecraft, Derleth avait suggéré au Maître de qualifier ce qu'il appellerait plus tard « Mythe de Cthulhu »... de « Mythologie d'Hastur », et peu importe si Hastur, Hali, Carcosa n'apparaissent chez Lovecraft que dans l’unique occasion citée – et où Hastur est probablement un lieu et non un dieu, comme chez Chambers si ça se trouve, là où c'était une divinité pastorale chez le vrai créateur du nom, Ambrose Bierce ; sans surprise, Lovecraft avait répondu à Derleth que « non, non, vraiment, non »... Mais il faut relever, par contre, qu'à cette époque, le jeune Derleth travaillait sur une nouvelle intitulée... « Le Retour d'Hastur »), Hali, Carcosa, etc., ainsi que les auteurs qui l’ont suivi. Le rapport à Lovecraft est donc pour le moins ténu, mais le rapport au « Mythe de Cthulhu » n’est guère plus frappant… C’est sans doute très érudit, mais je ne vois absolument pas comment en tirer quoi que ce soit de pertinent dans le cadre de l’entreprise critique au cœur de ce recueil…

 

Jason C. Eckhardt, dans « Cthulhu’s Scald : Lovecraft and the Nordic Tradition », resserre le propos autour de Lovecraft lui-même, cherchant des emprunts à la mythologie nordique dans son œuvre – qu’il ait eu recours à la Grèce et à Rome, et à d’autres mythologies encore, ne fait aucun doute, et cet emploi n’ayant rien d’exclusif… Oui, c’est très possible – et il est amusant de voir notre jeune Lovecraft jouer au « fier guerrier viking » buvant dans le crane de quelque ennemi en hurlant une ou deux paillardises viriles de bon aloi (autant pour la gloire de Rome, et la défense acharnée, face à Robert E. Howard, de la civilisation contre la barbarie – les gens changent…). Dans les faits, l’apport m’apparaît quand même limité, quoi que Eckhardt avance à ce sujet, quand bien même avec application ; tout au plus retiendrais-je Loki, éloquente figure de trickster, ayant sans doute quelque chose d’un Nyarlathotep – mais, par définition, le « décepteur » est censé être présent dans toutes les mythologies d’une manière ou d’une autre (et cela va au-delà de la seule mythologie, ainsi avec mon goupil préféré), ce qui rend cette assimilation moins pertinente. Peut-être faut-il mentionner ici la spécificité de Nyarlathotep dans le « pseudo-panthéon » lovecraftien ? Son caractère de trickster, justement, le distingue – il est le seul des « Grands Anciens » à faire mumuse avec les humains, prisant par-dessus tout de les tromper… quand les Azathoth et Yog-Sothoth se contentent en principe de n’en avoir absolument rien à foutre (même s’il faudrait peut-être ici nuancer avec le Yog-Sothoth/Jehova de « The Dunwich Horror » ?). Mouais…

 

Suit un article de David E. Schultz, intitulé « The Origin of Lovecraft’s ʺBlack Magicʺ Quote », et qui du coup m’aurait paru bien davantage à sa place dans la première partie de ce recueil : la « black magic quote », après tout, se trouvait au cœur de la remise en cause du « Mythe de Derleth »… J’avais déjà mentionné la question en traitant de The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos, et n’ai sans doute pas grand-chose à en dire de plus ici – l’article n’en est pas moins une synthèse de la question, des plus appréciable en tant que telle. C’est l’occasion, cependant, de se pencher sur la personnalité de Farnese, le musicien un temps en correspondance avec Lovecraft qui avait fourni la « black magic quote » à un Derleth qui avait dû en sauter de joie, tant c’était une occasion inespérée d’appliquer sa propre grille « mythique » au « Mythe » lovecraftien… Les critiques, une fois cette source identifiée, ont pu critiquer « l’idiotie » (voir Murray plus haut) ou du moins la « naïveté » de Derleth à cet égard, mais sans forcément insister sur sa malhonnêteté : qu’il se soit fondé sur cette déclaration d’intention hautement improbable pour définir à sa sauce le prétendu « Mythe de Cthulhu » ne fait aucun doute, et on peut assurément l’en blâmer pour ce sur quoi cela a débouché, autant que pour l’incompréhension fondamentale de l’œuvre lovecraftienne que cette citation illustrait ; mais peut-être Derleth était-il sincère… Il en va sans doute de même pour Farnese, au fond – qui n’avait pas forcément conscience de trahir la pensée de Lovecraft, pour la bonne et simple raison qu’il ne la comprenait pas du tout (comme Derleth, le « self-blinded earth-gazer », selon l’expression de Lovecraft lui-même !). Aussi est-il peu probable que Farnese ait délibérément forgé un canular ; par contre, la formulation même de la « citation » renvoie à ses centres d’intérêt connus : elle en a étonné plus d’un par son accent mis sur la « magie noire » (d’où son « titre »), et peut-être Derleth lui-même n’était-il pas tout à fait à l’aise à cet égard, ayant préféré mettre l’accent sur la dimension « chrétienne » du « Mythe de Cthulhu » (tsk…) – c’est, tout simplement, que l’occultisme en général et la magie noire en particulier fascinaient Farnese (un autre point, de taille, l’empêchant de « comprendre » Lovecraft) ; si l’on y ajoute sa tendance évidente à citer de mémoire et sans grandes précautions quant au respect de la source (un exemple est toujours avancé, celui où Farnese évoque dans une lettre un certain « Bellknap Jones », déformation involontaire de Frank Belknap Long, bien sûr), il n’y a pas forcément lieu de s’étonner de ce que le bonhomme ait ainsi résumé sa conception de l’œuvre lovecraftienne – en fait, le vrai problème, c’est que, consciemment ou non, Farnese puis Derleth ont ainsi déformé cette œuvre en y plaquant leur propre grille de lecture, jusqu’à en faire (dans le cas de Derleth) une orthodoxie incontestable, et, surtout, une chose que Lovecraft lui-même pensait et affirmait ! Étonnant destin, quand même, que celui de cet inconnu au travers de cette bafouille qui aurait dû être innocente…

 

On revient à l’influence de Lovecraft sur d’autres, mais de manière autrement précise, avec un dernier article de Robert M. Price, intitulé « Robert E. Howard and the Cthulhu Mythos ». Article qui m’a un peu déçu… J’ai l’impression qu’il y aurait bien davantage à en dire, en fait. Et, par ailleurs, certaines allégations me laissent un peu perplexe (à tort ou à raison), ainsi celle, centrale, voulant que Howard, parallèlement à Lovecraft, mais en suivant son propre chemin, ait abouti à des conclusions d’ordre philosophique essentiellement similaires (et « cosmiques »). Au-delà du jeu des citations, insuffisant à lui seul pour faire d’un récit d’horreur un récit véritablement lovecraftien et Price le dit bien volontiers (puis, en fin d’article, de l’usage des Nameless Cults de Von Junzt, chez Howard, puis chez Lovecraft, puis chez d’autres encore – Derleth suscitant le titre allemand, fautif mais bientôt « canonique », Unaussprechlichen Kulten, tandis qu’un autre fournira les prénoms « Friedrich Wilhelm », etc.), l’auteur insiste notamment sur l’étonnante similarité entre la nouvelle de Lovecraft « The Nameless City » et celle de Robert E. Howard, « The Black Stone » (précisant enfin que Howard n’avait pu lire la nouvelle de Lovecraft, antérieure, avant d’entamer la rédaction de la sienne), mais déduire de cette comparaison une philosophie similaire me paraît à vue de nez bien hardi… d’autant que « The Black Stone », quelles qu’en soient les qualités par ailleurs, est bel et bien un pastiche au sens le plus strict, et pleinement assumé – d’où les « échos » : Nameless Cults pour Necronomicon, le poète fou Justin Geoffrey pour le poète fou Abdul Alhazred, etc. En déduire davantage, du moins de cette manière, me paraît un peu trop rapide : il faudra se pencher plus avant sur la question.

 

Le dernier article, signé Stefan Dziemianowicz et intitulé « Divers Hands », est pleinement à sa place ici, offrant tant des éléments portant sur les influences que l’occasion de revisiter la notion même de « Mythe de Cthulhu » telle qu’elle est débattue depuis le début de cette anthologie critique. On boucle la boucle (ou on fait tourner la routourne, comme vous voudrez), en montrant combien, par un saisissant paradoxe, Lovecraft lui-même est devenu un auteur mineur au regard du « Mythe de Cthulhu »… Mais l’auteur ne s’en plaint pas de manière globale – et pourquoi pas, après tout ? Certes, il revient sur les cas douloureux de Derleth, Lin Carter et Brian Lumley (essentiellement), et pointe les lourdeurs de leur prose (parce que Derleth multiplie les récits répétitifs selon une formule systématiquement reproduite, parce que Lin Carter est un acharné du pastiche qui trouvait semble-t-il bien plus de plaisir à – essayer d’ – écrire comme les autres plutôt que de trouver une voie propre, parce que Lumley… Non, je m’arrête là) ; toutefois, ces auteurs – ceux sans doute qui ont le plus suscité la colère d’une critique « révolutionnée » plaçant par-dessus tout la fidélité à la stricte orthodoxie lovecraftienne retrouvée – ne sont heureusement pas les seuls, et l’auteur mentionne un peu Ramsey Campbell, mais surtout Thomas Ligotti, comme exemples des plus convaincants de ce que le « Mythe », enfin compris, peut produire de plus intéressant, sur le plan pleinement « littéraire » faisant l’objet de tous les fantasmes de la critique lovecraftienne depuis Mosig – quitte, pour ce faire, à affirmer bien davantage sa singularité (l’œuvre n’est plus alors à proprement parler un pastiche, au-delà même de son seul abandon du « lexique » identifiant à la hâte la dimension « Mythe de Cthulhu » de bien des récits), et même à contester la philosophie lovecraftienne… mais cette fois en pleine connaissance de cause. Séduisant paradoxe !

 

Bilan très positif, donc : Dissecting Cthulhu est un recueil critique le plus souvent enthousiasmant, dont la dimension historiographique (surtout sensible dans la première partie, mais aussi sans doute dans les considérations « géographiques ») est un atout de choix pour qui s’intéresse à ces questions. Rares sont les articles à m’avoir vraiment indifféré… En fait, à mes yeux, le seul véritable souci, très personnel, est que j’avais donc déjà lu un certain nombre de ces articles… mais y revenir était probablement instructif de toute façon. Mission accomplie, donc.

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