L'Île panorama, d'Edogawa Ranpo
EDOGAWA Ranpo, L’Île panorama, [Panorama-to Kitan], traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier poche – Roman policier, [1926-1927, 1991] 1999, 156 p.
Cela faisait bien des années que je tournais autour des livres d’Edogawa Ranpo, sans jamais cependant avoir trouvé l’occasion de m’y mettre – même quand l’actualité aurait pu m’y inciter, ainsi, il y a peu, avec la parution du Démon de l’île solitaire chez Wombat, ou, un peu avant, avec la bande dessinée unanimement louée de Maruo Suehiro adaptant L’Île panorama ; peut-être est-ce en raison de cette dernière, d’ailleurs, que ce titre s’est mis à me trotter dans la tête ? Je suppose néanmoins qu’il s’agit là d’une des œuvres les plus célèbres d’Edogawa Ranpo, de toute façon… En tout cas, j’ai pensé que cela ferait une porte d’entrée de choix – et je ne compte certainement pas m’arrêter là.
Brèves présentations, au cas où : Edogawa Ranpo est un pseudonyme adopté par l’écrivain japonais Hirai Tarō (1894-1965), et qui traduit d’emblée ses goûts autant que ses intentions – Edogawa Ranpo est en effet le rendu phonétique, à la nippone, du nom Edgar Allan Poe. Ce grand modèle a considérablement influencé notre auteur (même si d’autres écrivains occidentaux sont à n’en pas douter de la partie, on a pu citer Sir Arthur Conan Doyle, Maurice Leblanc, ou encore Gaston Leroux), déterminant par ailleurs son genre de prédilection : Edogawa Ranpo est généralement considéré avant tout comme un auteur de policier – un de ceux, d’ailleurs, qui ont importé le genre au Japon –, et il a lui-même fondé le prix portant son nom, récompensant les meilleurs livres policiers du Japon. Toutefois, ses enquêtes ont potentiellement quelque chose de plus « sale » que les investigations du chevalier Dupin, notamment en ce qu’elles complètent à l’occasion cette approche initiale par d’autres traits pas moins poesques, louchant plus du côté de l’étrange et du macabre, sinon du fantastique à proprement parler (mais peut-être aussi quand même ?) – on attribue souvent la paternité du fameux mouvement « ero guro nansensu » (pour « érotique », « grotesque », « nonsensique ») à Edogawa Ranpo, il n’y a pas de hasard…
J’avoue toutefois que cette réputation me séduisait autant qu’elle m’inquiétait un brin… Enfin, soyons précis : c’était la référence centrale à Poe qui me chiffonnait, et rien d’autre. En effet, c’est là un auteur que j’ai lu et relu, non parce que je l’adule… mais bien au contraire parce que je souhaitais comprendre pourquoi je ne l’aimais pas. Et chacune ou presque de ces (nombreuses…) expériences s’est soldée par un échec cuisant. Ce qui n’est pas normal : Poe, à vue de nez ou même de plus près, a tout pour me plaire ; et il ne me viendrait pas à l’esprit de contester son génie, son originalité, son influence séminale et sans égale ; mais voilà : chaque fois que je l’ai lu ou presque, je me suis emmerdé (en témoignent sans doute, sur ce blog, mes comptes rendus plus que jamais miteux et embarrassés portant sur Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket ou, plus encore, sur Le Masque de la mort rouge)… Je redoutais donc un peu que la passion d’Edogawa Ranpo pour Edgar Allan Poe ne débouche sur des plus-ou-moins-pastiches, tellement à la manière du maître qu’ils produiraient sur moi un effet similaire…
Mais il me fallait bien tenter l’expérience un jour ; alors, hop, L’Île panorama.
Ce court roman, paru initialement en 1926-1927, affiche d’emblée la couleur : pas tant, littéralement, le noir du policier, tel qu’adopté par l’éditeur, mais plus abstraitement la référence à Poe. Le personnage principal du roman, Hitomi Hirosuke, est un grand admirateur du poète à corbac – à l’instar donc de l’auteur le mettant en scène, ce qui n’est sans doute pas anodin. Dilettante sans le sou, et écrivaillon feuilletoniste sans grand talent, condamné de ce seul fait à une éternelle seconde zone dont il s’accommode tant bien que mal, il n’en prise pas moins par-dessus tout son maître américain, dont l’imaginaire macabre et poétique tout à la fois influence à n’en pas douter son œuvre littéraire – d’un intérêt limité, donc –, mais plus encore ses rêves ; et c’est bien là qu’il brille. Idéaliste de nature, Hitomi Hirosuke a en tête les plans d’une merveilleuse utopie poesque, une œuvre d’art concrète, où l’on ne saurait trop ce qui prime, fonction des circonstances et des caractères, du rêve ou du cauchemar. Bien entendu, ceci relève du pur fantasme, et Hitomi Hirosuke n’a certainement pas de quoi concrétiser ses délires délicieusement « weird »…
Sauf qu’un jour survient une opportunité de changer la donne – opportunité de telle nature qu’elle n’aurait même pas hâtivement traversé l’esprit de quiconque ne vouerait pas un tel culte fanatique à l’égard de Poe… Car c’est un plan aussi tordu que macabre qu’envisage alors notre héros – en puisant à la source, à travers des thèmes récurrents chez le poète américain : le double, la substitution d’identité, enfin l’enterrement précoce…
Hitomi Hirosuke apprend en effet d’un ami journaliste le décès d’un certain Komoda Genzaburō, qu’il avait été amené à fréquenter lors de ses études ; encore que « fréquenter » soit un bien grand mot… Disons plutôt qu’il en a nécessairement entendu parler, en raison d’une mauvaise blague très courue dans sa faculté : la ressemblance étonnante entre les deux hommes en a en effet amené plus d’un à les considérer comme des jumeaux, entre autres traits prétendument humoristiques mais plus probablement lourdingues. Cette troublante ressemblance, il est vrai, n’avait pas échappé aux deux intéressés… Mais Hitomi Hirosuke n’avait plus la moindre raison d’y penser.
La nouvelle du décès du « double », pourtant, va s’avérer décisive ; il est vrai que celui-ci avait le bon goût d’être riche à millions… Suffisamment riche pour les projets pharaoniques de notre héros ! Germe alors dans son cerveau malade un plan d’un machiavélisme si outrancier, si grotesque, qu’il en devient proprement artistique, et si intrinsèquement improbable que sa réalisation acquiert tous les caractères de la nécessité et de l’urgence… Hitomi Hirosuke commence donc par mettre en scène sa propre disparition, en l’accompagnant d’une lettre de suicide n’incitant pas à des recherches approfondies ; après quoi, il se rend au cimetière familial des Komoda, profane la sépulture toute récente de Genzaburō, et dissimule son cadavre dans la tombe voisine, après s’être emparé de ses vêtements, etc. Ne lui reste plus qu’à errer, hagard, dans les environs, jusqu’à ce que quelqu’un tombe sur le défunt « ressuscité »…
Bien sûr, il ne s’agit pas de « résurrection » à proprement parler, et notre héros ne compte pas jouer sur ce tableau surnaturel : d’une manière très poesque (et sans doute tout autant victorienne), c’est un enterrement prématuré qu’il s’agit de mettre en scène – Kodoma Genzaburō était en effet notoirement épileptique ; or cette affection a, en plusieurs occasions, trompé des médecins par ailleurs des plus compétents, en leur faisant constater précipitamment la mort clinique du patient – dès lors enterré vivant…
Un plan absurde et irréalisable : comme de juste, il fonctionne parfaitement. Notre écrivaillon, s’il ne produit que des livres médiocres, et en pleine conscience, se targue par contre d’être un comédien doué. Et c’est sans doute le cas, puisque son retour en scène trompe tout l’entourage du défunt, y compris le médecin de famille, des plus embarrassé… Mais il y a une exception : Chiyoko, la jeune épouse de feu Genzaburō ; si elle n’ose rien dire, elle n’en remarque pas moins qu’il y a quelque chose de vraiment très étrange dans cette affaire – même si elle ne sait pas, ou n’ose pas, mettre le doigt dessus…
Mais peu importe : ce qui compte, c’est le projet de Hirosuke/Genzaburō – l’aménagement à grands frais d’une île autrement déserte, faisant partie du patrimoine des Komoda ; il est à vrai dire prêt à sabrer toute la considérable fortune de « sa famille » à la seule fin de réaliser son rêve – mais quel rêve ! Une île truquée, quelque part entre la démesure ludique et parfois vulgaire d’un parc d’attraction, la majesté inaccessible d’une œuvre d’art ultime, et la perversion délicieusement macabre de tableaux vivants pimentant le panorama au travers de la mise en scène de leur chair servile (avec quelque chose de sadien, ai-je trouvé).
Bien sûr, le plan de Hirosuke/Genzaburō rencontrera des difficultés, fatales à terme… On s’en doute tout particulièrement quand le point de vue du roman (il y a bien des interventions à la première personne, au nom de l’auteur haranguant ses auditeurs, disons, mais elles sont rares) passe insidieusement de Hirosuke/Genzaburō à Chiyoko, lors d’une surréaliste visite de l’île panorama. La folie matérialisée du richissime admirateur de Poe ne manquera pas de transformer ce séduisant paradis en un séduisant cauchemar, agrémenté de fascinants traits macabres et pervers – lui-même devient une création poesque, en suscitant plus que jamais la beauté dans la terreur, et tout autant l’inquiétude dans l’esthétique. Et si, en définitive, la morale sera bel et bien sauve, ce sera néanmoins avec une certaine jubilation artistique, la chair étant plus que jamais délaissée pour l’idée, la seule idée, celle qui justifie tout – absolument tout.
Une petite chose très étrange que ce roman… En dépit de sa classification éditoriale et des accointances marquées d’Edogawa Ranpo avec le genre policier, qualifier L’Île panorama de roman policier serait peut-être un peu hardi (la dimension vraiment policière n’apparaît qu’à la toute fin, comme pour la forme). Noir, alors ? Un peu plus sans doute – la longue maturation puis l’exécution de l’invraisemblable plan de Hitomi Hirosuke peuvent sans doute être qualifiées ainsi (et même jouer sur l’ambiguïté du terme dans l’histoire littéraire, entre gothique et polar…). Au-delà, ce roman est peut-être avant tout… étrange. Voire « weird ». Probablement pas fantastique à proprement parler, mais déconcertant. Le projet fou de l’aménagement de l’île, au cœur du propos, confère une dimension inattendue à la farce macabre du début – quand celle-ci s’en tient encore à la substitution d’identité. Elle en vient à être justifiée lors de la longue visite de l’île (pourtant encore inachevée) par Hirosuke/Genzaburō et Chiyoko – le premier guidant ou entraînant de force la seconde dans un périple dont l’issue ne saurait faire de doute ; la poésie surréaliste du cadre se teinte ainsi de ténèbres et de sang, instaurant un suspense assez impressionnant – celui qui n’appartient qu’aux meilleurs maîtres du genre, aux antipodes des yes-men pondant du thriller à formule et punchlines… Il en résulte en tout cas des pages ne ressemblant guère à quoi que ce soit d’autre, et d’une singulière beauté noire.
Au-delà, ce texte très référencé questionne l’art sous tous ses aspects, et de manière finalement très fine – cela va au fond bien au-delà du seul Poe. La visite, là encore, est déterminante – mais notamment en ce qu’elle confère un éclairage subtilement différent à tout ce qui avait précédé et tout ce qui suivra, faisant de l’ensemble un poème joueur et pervers autant qu’une somme, quand bien même brève, sur les vertus de l’illusion et les ambitions consolatrices de l’art.
Pour un premier contact, c’est donc une sacrée réussite. Si je n’irais peut-être pas jusqu’à parler de chef-d’œuvre, il ne fait par contre aucun doute que j’ai beaucoup apprécié ce court roman, inventif au milieu de ses abondantes références (ce qui, là encore, n’est sans doute envisageable que pour les tout premiers des auteurs), joliment pervers, ludique enfin. Très chouette – car très bizarre, mais pas seulement. Autant dire que le cahier des charges a été rempli, et plus encore… Je poursuivrai donc un de ces jours – si le reste de l’œuvre d’Edogawa Ranpo est d’une qualité similaire, je vais me régaler…
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