Lettres d'Iwo Jima, de Clint Eastwood
Titre : Lettres d’Iwo Jima
Réalisateur : Clint Eastwood
Titre original : Letters from Iwo Jima
Titre alternatif : Iōjima kara no tegami
Année : 2006
Pays : États-Unis
Durée : 135 min.
Acteurs principaux : Ken Watanabe, Kazunari Ninomiya, Tsuyoshi Ihara…
Petite entorse à mon programme cinéphile nippon, mais très petite finalement : si le pays d’origine du film est les États-Unis, et si le réalisateur est américain – Clint Eastwood, quoi –, Lettres d’Iwo Jima n’en adopte pas moins un point de vue japonais, la majorité écrasante de ses acteurs est japonaise, et la langue employée est peu ou prou toujours le japonais.
Un film à remettre dans son contexte, par ailleurs : à l’origine, il y avait une discussion entre Clint Eastwood (réalisateur) et Steven Spielberg (producteur) portant sur le tournage d’un diptyque à propos de la bataille d’Iwo Jima – une des plus sanglantes de la guerre du Pacifique, où la quasi-totalité de la garnison japonaise a perdu la vie (plus de 20 000 hommes), tandis que les Américains y avaient subi des pertes record. Je crois me souvenir que la bataille avait été d’autant plus acharnée et l’exploitation de la célèbre photographie montrant les marines hissant le drapeau sur le mont Suribachi (j’y reviens) d’autant plus importante que c’était là le premier combat du conflit se déroulant sur le sol même du Japon – même si l’île d’Iwo Jima, minuscule par ailleurs, se trouve à un bon millier de kilomètres de Tôkyô, elle était considérée comme faisant pleinement partie de la « terre sacrée » de l’Empire. Pour en revenir aux intentions d’Eastwood et Spielberg, il s’agissait donc, projet jusqu’alors inédit (peut-être pourrait-on y mettre un léger bémol, avec la superproduction internationale Tora ! Tora ! Tora !, sur Pearl Harbor, mais, dans mon souvenir, ce n’était pas vraiment une réussite, outre que c’était un métrage unique, et que le stigmate du « jour d’infamie » biaisait forcément le propos…), de tourner un film côté Américains, et un autre, qui lui répondrait, côté Japonais.
Eastwood, enthousiaste, a ainsi tourné un premier film, Mémoires de nos pères, pour le point de vue américain – encore que biaisé, puisqu’il ne s’agit pas tant de raconter la bataille que de se pencher sur son exploitation, à fins de propagande, via la célébrissime photographie voyant les marines hisser la bannière étoilée sur le mont Suribachi ; la petite histoire de la photographie (en fait plus ou moins mensongère – « deuxième drapeau », tout ça) se mêle à l’évocation de la réalité des violents combats sur l’île, au travers d’allers-retours incessants entre le théâtre d’opération et les États-Unis, entre le passé et le présent aussi (voire le futur ?) ; l’accent est mis sur la propagande américaine exploitant le célèbre cliché, en faisant « tourner » au pays trois marines figurant sur la photo (qui n’avaient cependant pas participé à la première érection du drapeau), les transformant en machines destinées à rassembler des bonds militaires – au mépris sans doute de la réalité des combats, et de la simple humanité des protagonistes, submergés par la lassitude et un vague dégout de l’orchestration de la guerre inhérente à la communication politique. Eastwood, pour raconter cette histoire de manipulation, a cependant tenu à mettre en scène, au-delà de toute « réalité » propagandiste, le quotidien de soldats anonymes, héroïques par essence, mais bien loin des représentations proprettes de la guerre systématiquement associées aux entreprises mensongères destinées à glorifier un conflit qui ne mérite sans doute guère de l’être, aux yeux d’une population de « spectateurs » à cent lieues des champs de bataille – ou même bien plus encore. Ce qui, dois-je dire, m’a parfois fait décrocher du film – que j’ai trouvé plutôt bon, oui, mais sans plus : il avait beau traiter de propagande, il n’était certes pas exempt de flonflons patriotiques, et, bien sûr, de célébrations de l’héroïsme discret des braves soldats anonymes ; autant de traits qui ne me parlent guère…
Restait cependant à réaliser un deuxième film, côté Japonais cette fois. Je crois me souvenir – mais n’ai pu en retrouver de traces, je dis donc peut-être des bêtises… – que cette seconde partie du diptyque devait originellement être confiée à un réalisateur japonais ? Mais, finalement, c’est à nouveau Eastwood lui-même qui s’en est chargé. D’aucuns ont pu trouver cela inapproprié (sur le fond – qu’est-ce qu’un Américain pourrait bien dire du point de vue japonais, etc. – et sur des points « techniques » tout autant – comment pourrait-il diriger ses acteurs dans une langue qu’il ne comprenait pas, etc.), mais, pour ma part, je tends à penser que cela renforce en fait le propos, justement en évacuant une supposée barrière « nationale » ; en tenant ce rôle, Eastwood force ainsi d’autant plus son public « allié » à intégrer les particularités du camp ennemi – sans verser dans l’exotisme de pacotille (le film me paraît sérieux et pertinent dans son traitement de la culture et des mentalités japonaises), mais en appuyant par contre sur l’humanité de l’adversaire (pas moins héroïque, le cas échéant, même si cet aspect souvent mis en avant ne me séduit guère de manière générale, mais je suppose quant à moi qu’il est de toute façon pondéré par d’autres traits autrement plus sensibles et pertinents dans le présent film). Il s’agit bien, après tout, d’adopter littéralement un autre point de vue (la séquence essentielle, ici, étant sans doute celle du débarquement des marines sur la plage de sable noir d’Iwo Jima – reprise directe de Mémoires de nos pères) ; dès lors, l’atout du film consiste probablement à mettre en avant l’impensable ou presque aux yeux des canons hollywoodiens en la matière, en faisant de « l’ennemi » son personnage, là où les Alliés les remplacent dans la seule ligne de mire des soldats que nous suivons. Trop souvent, sans doute, le cinéma de guerre a en effet mis en scène « l’ennemi » uniquement dans sa fonction antagoniste, considérée suffisante – et s’il bouffait parfois l’écran, c’était seulement le temps de brailler quelque ordre cruel et inhumain dans un sabir définitivement pas anglais… Certes, il y avait parfois des exceptions (les « bons soldats » et « bons officiers », les « malgré tout », dont la fonction était censément d’humaniser juste un peu le camp d’en face, mais généralement au travers de clichés qui, en les distinguant d’autant plus du lot commun de « l’ennemi », et en s’en tenant qui plus est aux figures les plus charismatiques et légendaires, renforçait paradoxalement la déshumanisation globale du troufion lambda – pensez à Rommel dans Le Jour le plus long, ou, dans un genre un peu différent, von Choltitz dans Paris brûle-t-il, etc.). L’originalité et la pertinence du projet, ainsi que son accomplissement par Eastwood seul, font ainsi sens et de la plus belle des manières, et le distinguent en outre de quelques abominations récentes autrement manichéennes : ici, pour m’en tenir à l’évocation de la guerre du Pacifique, je pense notamment à l’étron Windtalkers de John Woo, ou comment massacrer un sujet passionnant et dérangeant à coups de simplifications outrancières et de grand spectacle tenant plus de l’actionner bas du front que d’une quelconque évocation d’une réalité militaire – alors, si l’on y ajoute le racisme étouffant du bousin, d’autant plus sidérant au regard de son thème… Je ne nie pas qu’il y a eu de vrais chefs-d’œuvre qui ont adopté une vision bipolarisée du conflit, en mettant en avant les atrocités commises par l’adversaire – voyez et revoyez le terrible Requiem pour un massacre, d’Elem Klimov, dont on ne se remet pas –, mais justement : il n’est pas donné à tout le monde de transcender l’ordure pour aboutir au sublime…
Mais je m’éloigne. Lettres d’Iwo Jima, donc, film de Clint Eastwood répondant à Mémoires de nos pères, du même – sauf que je trouve ce deuxième opus bien meilleur que le premier… Là encore, un peu de contexte : la bataille a lieu début 1945, et sans doute l’état-major nippon a-t-il d’une certaine manière conscience qu’il est en train de perdre la guerre ; depuis que la bataille de Midway a mis un coup d’arrêt à l’expansion jusqu’alors irrépressible des troupes de l’Empire du Soleil Levant, ce dernier se voit contraint de reculer, petit à petit, devant la machine de guerre américaine enfin mise en branle. Des événements plus récents sont autant d’indicateurs de la défaite à venir – ainsi la mort de l’amiral Yamamoto, brièvement évoquée dans le film, et surtout, d’une importance concrète plus flagrante, l’annihilation de la flotte japonaise du côté des Mariannes ; qui plus est, les Américains, depuis cette base arrière, se sont lancés dans une vaste entreprise de bombardement du Japon lui-même, qui manque d’avions pour se défendre contre ces assauts – au point, d’ailleurs, de priver l’île d’Iwo Jima de ses rares appareils afin de les rapatrier sur l’archipel… L’état-major sait, par ailleurs, que les Américains, pour avancer, devront prendre Iwo Jima – îlot minuscule mais bien situé, à même sans doute de constituer une nouvelle base, plus rapprochée, pour intensifier les bombardements, et, par ailleurs (si je ne m’abuse, hein), d’une importance symbolique peut-être plus notable encore, en tant que sol considéré comme faisant partie de la « terre sacrée » du Japon, et probablement le premier sur lequel les Américains poseront le pied…
L’état-major sait tout cela – mais il n’en va pas toujours de même pour les hommes sur le terrain, et jusqu’aux officiers les plus haut-gradés : le général Tadamichi Kuribayashi (Ken Watanabe, parfait de charisme et d’humanité), à qui l’on a confié la défense de l’île, n’apprend qu’une fois arrivé sur place qu’il devra se passer d’avions… Il ne sait même pas ce qu’il en est du sort de la flotte japonaise aux Mariannes ! Il n’en apprend la réalité dramatique que parce qu’un de ses officiers, le baron Takeichi Nishi (Tsuyoshi Ihara, jouant de la superbe du personnage, médaillé olympique en équitation), l’en informe « officieusement »… Réalité dramatique, oui, parce qu’elle s’associe à la certitude d’un débarquement américain sous peu pour confirmer les pires craintes du général : cette bataille, comprend-il bien vite, ne pourra tout simplement pas être gagnée… Ses troupes, d’une formation parfois déficiente (d’autant que le Japon, acculé par la progression des Américains, a dû mobiliser largement, quitte à envoyer directement au front des soldats très jeunes et insuffisamment entraînés), dès lors qu’elles ne peuvent bénéficier d’un appui aérien et, plus encore, de la possibilité de prendre en tenaille la flotte ennemie avec la flotte nippone, sont peu ou prou condamnées à mort.
Cette certitude intervient bientôt, conférant d’emblée au métrage une tonalité noire et élégiaque qui ne laisse pas indifférent. D’autant que, de la part de l’état-major inflexible, les instructions de repousser le plus longtemps possible l’invasion américaine, de faire payer aux marines le moindre mètre carré de l’îlot, prend très vite des atours d’exigence de suicide. Et ceci, cette fois, tous le savent – de Kuribayashi aux simples troufions. L’ordre est donné : oui, les soldats japonais mourront… mais pas avant d’avoir tué dix ennemis chacun ! Ce qui me renvoie notamment au roman d’Akira Yoshimura Mourir pour la patrie, portant quant à lui sur l’invasion d’Okinawa, peu après – avril-juin 1945 –, dans des circonstances plus terribles encore pour le camp japonais…
Et c’est là que se joue le film autant que la bataille. La stratégie adoptée par Kuribayashi – contre l’avis de ses officiers autrement bornés – s’avère fructueuse, en ralentissant au-delà de toute attente la progression américaine : la bataille que les Yankees, assurés d’une supériorité tant numérique que matérielle écrasante, pensaient pouvoir expédier en quelques jours à peine, cinq tout au plus… durera près de quarante jours de boucherie. Il n’en reste pas moins que les Japonais savent qu’ils ne pourront tenir indéfiniment, et qu’à terme ils mourront…
Mais, ici, le conditionnement des soldats japonais, gradés comme simples soldats, se retourne contre eux. Si Kuribayashi et Nishi, pour avoir un temps séjourné aux États-Unis, ne succombent pas au mythe propagandiste décrivant les marines comme des barbares assoiffés de sang, nécessairement inférieurs aux Japonais, manquant de discipline autant que de motivation, etc., et si leur propre expérience les incite à adopter des stratégies parfois inattendues et qui ne manquent pas de perturber les responsables sur place – au premier chef l’excellente idée de Kuribayashi de peu ou prou délaisser les plages, de toute façon indéfendables, pour résister depuis un impressionnant réseau de souterrains dans les collines de l’île, mont Suribachi inclus –, ils n’en sont pas moins des exceptions. Si leur bravoure ne saurait faire de doute – Kuribayashi, par exemple, n’est pas homme à diriger la bataille depuis un bureau, ainsi que certains le souhaiteraient : il est sur le terrain aux côtés de ses hommes, et sera en tête de ces derniers lors de l’ultime charge –, leur point de vue « moderniste », largement détaché des considérations mythiques d’un Japon de samouraïs pourtant très prégnantes dans l’armée, les incite à préserver leurs troupes autant que possible ; ils ne cessent de lutter contre les impulsions absurdes de la propagande impériale, fanatisant leurs hommes au point de les inciter à se suicider au seul motif de l’échec et de la honte qui s’ensuit (séquence terrible où les soldats terrorisés mais n’ayant guère le choix se tuent un par un à la grenade…), ou bien de les pousser à lancer des assauts tout aussi suicidaires et impulsifs, au mieux inutiles, au pire néfastes car bien trop coûteux, au nom d’une bravoure sacrée impliquant comme par nature le don de soi à la cause supérieure de l’Empire. Kuribayashi, Nishi, d’autres encore (y compris parmi les soldats, et il faut ici mentionner enfin l’autre personnage principal du film, le simple soldat Saigo, interprété avec finesse par Kazunari Ninomiya), savent que tout cela est absurde, que c’est gaspiller des troupes qui pourraient être bien mieux utilisées autrement, que ces exigences d’un autre temps participent en fait pleinement de la défaite des Japonais sur Iwo Jima – et, à terme, à Okinawa, puis au regard de la guerre dans son ensemble après Hiroshima et Nagasaki –, peut-être même autant que l’invasion américaine elle-même ; ils savent que la raison, la simple raison, devrait inciter ces soldats à vivre encore pour pouvoir continuer à se battre, chose assurément bien plus utile à l’Empereur et au Japon que le vain sacrifice, irrationnel par essence, que réclame la coutume… Rien n’y fait. La bataille était perdue d’avance, il est à certains égards miraculeux qu’elle se soit prolongée aussi longtemps, mais le refus de bon nombre d’officiers, sous-officiers et soldats d’obéir aux ordres « utilitaristes » et rationnellement fondés de Kuribayashi (perçu dès lors comme lâche, faible, irrémédiablement contaminé par le contact des Américains aussi barbares que pleutres), préférant perdre la vie du fait de leur « déshonneur » plutôt que de combattre un jour de plus, prend davantage d’importance, au fur et à mesure, au fil de la bataille – suscitant un cercle vicieux de défaites, l’une débouchant sur l’autre et ainsi de suite, dans une boucherie plus absurde que jamais…
Pour narrer cette tragique histoire, plus qu’à son tour poignante mais tout autant navrante, Clint Eastwood (ou ses scénaristes Iris Yamashita et Paul Haggis, se fondant pour une bonne part sur les lettres de Kuribayashi lui-même, retrouvées puis publiées en 1992) choisit de mettre l’accent sur deux personnages, bien différents sans doute, pourtant très attachants l’un comme l’autre, et dont le sort n’en est que plus terrible. Il y a d’abord le général Kuribayashi lui-même, brillant officier, pourtant méprisé par nombre de ses officiers pour son « modernisme » supposé antipatriotique et « contaminé » par la barbarie yankee. Son respect pour ses hommes, son désir de les garder en vie le plus longtemps possible, s’associent à ses stratégies brillantes pour en faire une sorte de type-idéal du « bon général », mais, paradoxalement, ce sont justement ces raisons qui en font un chef détestable aux yeux de beaucoup, tant d’officiers et de simples soldats fanatisés à outrance, au point où ce fanatisme se retourne contre la cause qu’il est censé servir. Ken Watanabe en livre une belle composition : le personnage est assurément charismatique, son intelligence est soulignée avec adresse, son sort tragique ainsi que celui de ses hommes n’en étant que plus bouleversant. Il tranche ainsi sur la plupart des officiers et sous-officiers du film, à l’exception bien sûr de Nishi (Tsuyoshi Ihara), lui aussi « bigger than life », et qui, pour s’être lui aussi ouvert sur le monde et notamment sur les États-Unis, est le seul à même de partager son point de vue – au point de faire figure d’ « ami » dans un monde d’officiers qui en manque cruellement. Une interface nécessaire, au second rang, néanmoins importante.
Mais face à ces figures d’officiers exemplaires (à nos yeux sinon à ceux de leurs semblables alors), il fallait bien sûr un personnage de troufion – plus terre à terre, plus proche sans doute du spectateur, ainsi à même de s’identifier à lui, ce qu’il ne peut guère faire pour Kuribayashi et Nishi, à la majesté tragique écrasante. Il y a en fait plusieurs personnages de ce type, bien sûr – c’est un cliché du film de guerre, sans doute, que de multiplier les « petites histoires » pour coller à la vie du soldat de base, et lui conférer du caractère et une âme au-delà de sa seule fonction de machine à tuer et à être tuée –, mais le plus marquant est incontestablement Saigo (Kazunari Ninomiya). Lors de ses premières apparitions, le personnage a quelque chose d’un peu bouffon – pestant sur les absurdes travaux de tranchées sur les plages (que Kuribayashi décidera d’interrompre comme étant inutiles), sur l’eau croupie dont doivent s’accommoder les soldats (et qui débouche sur des diarrhées fatales), sur la chaleur, sur la surveillance des troupes par la police militaire… Il se plaint, tout le temps, et ne correspond pas à l’image idéalisée du brave soldat de l’Empire, se jetant sur l’ennemi en hurlant « Banzai ! » au mépris de sa vie. Il est pourtant autrement plus complexe que cela – comme de juste, et au-delà de son rôle « archétypal », quoi que d’aucuns aient pu en dire… Le boulanger mobilisé tout récemment, loin de sa boutique de toute façon ruinée, de son épouse – à qui il ne cesse d’écrire des lettres qui ne lui parviendront jamais –, et de leur fille qu’il n’a jamais vue, est un concentré d’humanité avant que de bravoure et de dévouement suicidaire. À travers lui, nous percevons le quotidien des soldats nippons d’Iwo Jima – et c’est sans doute par son biais que la question du suicide s’avère la plus troublante. Car Saigo n’a aucune envie de mourir pour rien – s’il ne se fait guère d’illusions à ce propos. Il est, chez les troufions, le reflet de Kuribayashi – pas un lâche, non, simplement un homme confronté aux absurdités du conditionnement, et qui n’est pour sa part pas fanatisé au point d’en perdre le sens des réalités ; il sait, quant à lui, même s’il lui est difficile de l’admettre (devant les autres, mais sans doute aussi en lui-même), qu’il est autrement plus sensé de vivre pour se battre, que de mourir absurdement pour un déshonneur supposé ne dépendant même pas véritablement de ses propres actes…
Dès lors, rien d’étonnant à ce que les deux personnages, aussi éloignés soient-ils, se croisent régulièrement, le général tirant du pétrin le soldat à plusieurs reprises, voire lui sauvant la vie, peut-être même sans en avoir bien conscience lui-même – il s’agit seulement de faire ce qui est juste et sensé –, même si, à terme, il associera bien ce visage à la réalité qu’il recouvre, tel un officier modèle, là encore, qui est en mesure de connaître ses hommes, de percevoir leur humanité, quand il serait trop simple de les dissimuler sous quelque matricule – pour, quand le moment est venu de comptabiliser les pertes, obtenir un vague réconfort hypocrite, celles-ci n’étant plus rien d’autre que des statistiques abstraites. Saigo réagira à son tour à ce lien imprévu – et la fin du film résonnera plus encore de son humanité forcément complexe.
Puis la séquence du bref prologue se trouve enfin complétée à l’autre bout du film : des recherches sur Iwo Jima, en 2005, soixante ans après les faits, mettent au jour des lettres que Saigo avait enterré – pas seulement les siennes, mais bien d’autres encore, d’hommes très divers, qui ont péri sur l’île pour l’essentiel, et ne sont plus dès lors que des spectres ; peut-être, pourtant, est-il possible de leur rendre leur humanité en les laissant ainsi s’exprimer ? Les lettres chutent… et ce sont des milliers de voix qui s’en échappent, toutes ayant une histoire à raconter. On peut trouver le trait un peu grossier – pas moi. En fouinant sur le ouèbe, je suis tombé sur une critique très sévère du film, et passablement inepte à mes yeux, parue dans Télérama à l’époque de la sortie en salles, et se concluant ainsi : « Il semble qu'une partie de l'énergie créatrice du cinéaste soit une victime collatérale tardive de la guerre du Pacifique : on aime et respecte Clint, mais pas au point de visiter pendant deux heures vingt-deux un monument aux morts. » Là encore, pas moi. Parce que cet hommage fait sens – d’autant plus sans doute dans ses conditions de réalisation – et aussi parce que, n’en déplaise à l’interprétation du critique autant qu’à la promotion du film (un synopsis malencontreux, reproduit partout, et les propres déclarations d’Eastwood, peut-être à prendre avec des pincettes), il ne s’agit pas ici de faire dans la bête commémoration de « l’héroïsme », mais bien davantage dans la célébration, autrement fondée quand bien même embarrassée, d’une humanité bafouée par l’absurdité et l’horreur de la guerre – de toute guerre : il est bien temps de délaisser les apologies saturées de gloriole patriotique perpétuant sur pellicule une opposition stupide et bornée, tenant de la foi religieuse, entre « gentils » et « méchants » ; il n’y a que des hommes, avec leurs défauts et leurs qualités, s’entretuant parce qu’on le leur a ordonné, parce qu’ils n’ont d’une manière ou d’une autre pas le choix, et succombant bien trop facilement (mais qui pourrait vraiment les en blâmer ?) au travers réconfortant de la déshumanisation de « l’ennemi » (à la Carl Schmitt ?) ; leur rendre la parole, en deux films, un sur chaque camp, entreprise peu ou prou inédite, n'a dès lors rien des pénibles flonflons accompagnant le culte absurde du drapeau, toujours à craindre dans le genre, et son éloge de la bravoure, si l’on y tient, sonne avant tout douloureusement.
On s’en doute : dans sa noirceur tragique, Lettres d’Iwo Jima est un film poignant avant que d’être spectaculaire – correspondant bien à l’approche globale d’Eastwood dans ses meilleurs films, qui ont peut-être (espérons-le) enfin gommé l’image erronée du fasciste ultra-violent héritée de ses rôles cultissimes tels que l’homme sans nom, peut-être, ou en tout cas l’inspecteur Harry. Sa réalisation, si elle est toujours « académique » (on s’y est fait), ne manque pas d’élégance autant que de pertinence – et l’alternance qu’on pourrait hâtivement juger convenue entre les longues séquences claustrophobes autant qu’intimes qui se déroulent dans les cavernes, et les brèves séquences à l’air libre, lourdes de la menace de mort immédiate, fonctionne à merveille. La sobriété globale du film en est indéniablement un atout majeur – qui fait paradoxalement d’autant mieux ressortir le spectaculaire des séquences de bataille, finalement plutôt rares eu égard au sujet. Sous ce dernier angle, cependant, la réussite du film ne saurait faire de doute ; il y a, probablement, un héritage du Soldat Ryan de Spielberg (ici producteur, rappelons-le), film qui a probablement changé la donne, et pour un bon moment encore, pour ce qui est de filmer la guerre, avec ses vingt premières minutes époustouflantes... hélas gâchées par les deux heures de nazerie niaise et violonneuse qui s’ensuivent ; Eastwood, lui, joue peut-être aussi du violon, mais avec une sensibilité et une conscience historique qui lui autorisent bien des choses… Le point commun, néanmoins, réside dans la communication de la terreur panique de l'assaut, qui n'a plus rien à voir avec le débarquement propret du Jour le plus long et consorts (en même temps, dans les gros classiques du genre, à casting stupéfiant, peut-être faudrait-il chercher quelque chose du côté de Un pont trop loin ? Le fiasco aide...). Ceci étant, Eastwood n’en fait jamais trop à ce sujet ; en fait, la scène de « bataille » la plus impressionnante du film n’en est pas une à proprement parler : il s’agit du raid préventif sur Iwo Jima de deux avions américains – séquence proprement stupéfiante, d’un dynamisme spectaculaire qui tranche avec violence sur la relative langueur des soldats japonais préparant la bataille… et pourtant pris par surprise et incapables de la moindre riposte. La scène est terrible, visuellement très impressionnante, mais certainement pas gratuite – elle pose, en fait, une dimension essentielle du film.
Une jolie réussite, donc, que ces Lettres d’Iwo Jima, autrement plus subtiles que ce que l’on en a parfois dit. C’est à vrai dire le dernier Eastwood à m’avoir marqué – encore que cela ne signifie pas grand-chose, je n’ai vu de postérieur que le très, très bof (au mieux) J. Edgar… Les autres, à vue de nez, ne m’intéressaient pas vraiment (on m’avait dit beaucoup de bien de Gran Torino, toutefois). Peu importe : ce qui compte, c’est la justesse de Lettres d’Iwo Jima, film de guerre « académique », mais d’une pertinence autant que d’une empathie rares dans le genre – et peut-être même au-delà.
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