Séance, de Kiyoshi Kurosawa
Réalisateur : Kiyoshi Kurosawa
Titre original : Kōrei
Année : 2000
Pays : Japon
Durée : 118 min.
Acteurs principaux : Kōji Yakusho, Jun Fubuki, Tsuyoshi Kusanagi …
Kiyoshi Kurosawa (aucun lien) est un réalisateur japonais qui a été beaucoup loué, mais qui m’a toujours ou presque laissé un peu sceptique, disons. À l’époque de son pic de popularité en France, j’en avais beaucoup aimé Cure, tandis que Kairo (fortement plébiscité, pourtant) m’avait considérablement déçu (mais il est vrai que je l’avais regardé complètement bourré, ce qui n’était probablement pas une très bonne idée – à retenter, donc…) ; quant à Charisma, je l’avais certes trouvé très joli, mais aussi très somnifère (et, à vrai dire, je ne suis vraiment pas sûr de l’avoir regardé en entier – à retenter, donc, là aussi…). Sa carrière ne s’est certes pas arrêtée là, et on en a pas mal parlé, plus récemment, pour Shokuzai, notamment (il faudra que je voie ça). Mais Séance nous ramène à cette première époque ; postérieur à Cure et Charisma, il est antérieur à Kairo (même si je crois qu’il n’a été distribué en Europe qu’après ? Mais je dis peut-être des bêtises…), et, à l’instar de ce dernier, quoique tourné à l’origine pour la télévision, il s’inscrit assez clairement dans la vague dite « J-Horror », constituant un de ces films fantastiques nippons exportés dans la foulée du succès colossal de Ring de Hideo Nakata – une parenté sans doute plus complexe que ce que l’on pourrait croire de prime abord.
En tout cas, on retrouve dans Séance tous les codes esthétiques du genre, et sans doute pas mal de ses codes narratifs. L’emploi d’une petite fille en yūrei, avec forcément ses cheveux sales qui lui tombent sur la gueule, s’avère éloquent à cet égard, renvoyant à la fameuse Sadako de Ring, ou peut-être plus encore au fantabuleux Dark Water (postérieur, cependant), qui figure parmi mes films préférés tous genres et toutes origines confondus ; le cadrage, le son, l’emploi (ou pas) de la musique (mais sans le brio d’un Kenji Kawai, hélas), renvoient toujours à ces canons esthétiques, tandis que la dimension de drame social, essentielle, procède d’une même méthode – passant notamment par le rôle central conféré à une femme entre deux âges, en l’espèce Jun Fubuki, incarnant Junko Sato, tandis que son époux, Koji Sato, est joué par Kōji Yakusho, acteur fétiche de Kiyoshi Kurosawa ; mais on y reviendra en temps utile… après avoir relevé que tous ces codes, d’une certaine manière, sont subvertis.
Mais cela implique d’aborder tout d’abord le scénario – or, il est peu ou prou impossible d’en dire quoi que ce soit sans SPOILER. Vous êtes donc prévenus… Une note au passage : le film se base sur un roman anglais de Mark McShane, Seance on a Wet Afternoon, paru au début des années 1960, et qui avait déjà donné lieu à un film du même titre en 1964 ; on en retrouve bien des aspects, mais d’autres passent à la trappe, et l’adaptation au cadre japonais contemporain ainsi qu’au fantastique à base de yūrei change considérablement la donne.
Le tout début du film tourne beaucoup autour de la « parapsychologie » (ce qui renvoie peut-être à Cure ?), via Hayakawa (Tsuyoshi Kusanagi), un étudiant en psychologie (tout court ?) qui travaille sur ce genre de sujets surnaturels, avec la bénédiction un peu sceptique de son directeur de recherche, lequel accepte de poursuivre dans ce champ guère étayé au seul motif de la compétence du jeune homme, qui ne fait aucun doute à ses yeux.
C’est dans ce cadre que nous rencontrons Junko Sato (Jun Fubuki), une femme dans la quarantaine et médium de son état, qui, où qu’elle se trouve, croise régulièrement la route de fantômes, et ce depuis sa plus petite enfance – elle fait donc avec… Bien sûr, le film, dans un premier temps du moins, encore qu’on en trouve des échos jusqu’à la fin, invite le spectateur à questionner la santé mentale de Mme Sato.
Quoi qu’il en soit, Junko forme, avec son époux Koji (Kōji Yakusho), qui est preneur de son, un vieux couple (sans enfant, je suppose que cela a son importance), qui a depuis longtemps dépassé le stade de la démonstration amoureuse pour se blottir dans une routine mollement tendre, sans surprises, et sans vrais coups d’éclat ou autres moments à marquer d’une pierre blanche… Koji, effacé de nature, s’en accommode très bien, mais Junko beaucoup moins, encore qu’elle affiche instinctivement une certaine soumission à l’ordre du monde ; si elle organise pour ses clients des « séances » où elle entre à la demande en contact avec des défunts, elle aimerait visiblement avoir une autre activité – aussi répond-elle à l’annonce d’un restaurant cherchant une serveuse (mais là encore, les fantômes qu’elle voit ne lui facilitent pas la tâche ; par ailleurs, le mépris teinté de machisme des clients du restaurant est assez appuyé, et si Junko se plie aux déplorables règles du jeu, sans doute en garde-t-elle une certaine rancœur, même s’il n’est pas toujours évident de trouver à l’exprimer).
Une sordide affaire criminelle va changer la donne : une petite fille a disparu, et la police, manquant de pistes, acquiesce étrangement à la suggestion incongrue de Hayakawa de recourir aux talents de la médium – lui semble ne pas douter un seul instant de sa faculté hors-normes. Jusqu’ici, le film, avec une certaine lenteur pas désagréable, relève surtout de la chronique sociale, qui se teinte au fur et à mesure d’éléments relevant peut-être plus du thriller que du fantastique à proprement parler.
Et c’est alors que le scénario prend une tournure inattendue, muant subitement le film en une sorte de farce macabre – ô combien… Tout part d’une coïncidence on ne peut plus improbable : Koji est parti enregistrer le vent sur les pentes boisées du Fuji Yama, précisément là où le ravisseur a emmené la fillette (à la robe verte elle aussi improbable) ; d’une manière ou d’une autre, la gamine a échappé à son kidnappeur, et se réfugie dans la caisse où Koji transporte son matériel de prise de son – il n’en a pas le moins du monde conscience, et, n’ouvrant pas la caisse au moment de partir, il ne sait rien de la présence de la petite fille à l’intérieur ; rentré chez lui, il laisse la caisse dans le garage sans y prêter davantage attention…
C’est alors que les facultés surnaturelles de Junko s’affichent sans la moindre ambiguïté : guidée par le mouchoir de la gamine, que lui avait laissé Hayakawa, elle la trouve dans la caisse – à sa très grande surprise, et à celle, plus encore, de son époux… Que faire ? La fillette n’est pas morte, simplement inconsciente. Mais que raconteront-ils à l’hôpital, et à la police ? On ne les croirait jamais s’ils disaient la vérité ! La panique les conduit à différer toute décision en l’espèce. Puis – et c’est semble-t-il là que l’on rejoint au plus près le propos du roman – Junko avance une idée ; quand Koji lui avait dit, sur un ton blagueur, que ses talents de médium en feraient un jour une célébrité, elle avait fait celle qui n’y croyait guère, mais sans doute l’idée d’avoir ainsi, véritablement, une autre vie, celle qu’elle désire de toutes ses forces mais ne parvient pas à susciter, ne l’avait-elle pas laissée indifférente… Se met ainsi en place une complexe machination, orchestrée par la médium frustrée : les Sato gardent la fillette chez eux, et Junko contacte régulièrement Hayakawa pour mettre la police sur sa piste, à partir d’indices dont ils disposent eux-mêmes ; à terme, ils laisseront quelque part la gamine endormie, la police la retrouvera grâce aux indications truquées de Junko, qui sera félicitée et célébrée pour son talent hors-normes… et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Inévitablement, un plan aussi tordu que celui-ci ne peut que tourner au fiasco… La nécessité de garder au secret la fillette, qui s’est réveillée et crie régulièrement, suscite des scènes étrangement burlesques, mais ne cachant en rien, aux yeux du spectateur, la pente fatale empruntée par le couple sous le coup de la panique, quand bien même celle-ci se teinte à terme d’ambitions inavouables : forcément, un jour, Koji, qui maintient la gamine silencieuse à l’étage tandis que Junko livre ses faux indices à la police au rez-de-chaussée, est amené, bien malgré lui, à tuer la fillette…
Et le film prend encore une autre tournure : forcément, dans ces conditions, le couple ne peut qu’être hanté par le fantôme de la gamine… À la différence peut-être de Sadako et de ses nombreux avatars, la yūrei, ici, ne constitue pas forcément en tant que telle une menace, et sans doute n’a-t-elle pas la possibilité de tuer les Sato. Mais sa seule présence, permanente, suffit amplement à terrifier les époux criminels malgré eux : ils portent en fait la peur en eux – et c’est cet effroi perpétuel, suscité par le remord, qui constitue véritablement le danger, les concernant. Comment dépasser cette hantise ? La fillette est partout – et l’exorcisme pratiqué par un prêtre shinto dans la maison du couple a quelque chose d’un brin ridicule (sciemment, sans doute), qui laisse supposer son inefficacité ; en fait, le plus important dans ce passage est sans doute la réponse du jeune prêtre à un Koji à bout, lui demandant si l’Enfer existe : le prêtre répond qu’il existe si l’on y croit… Et c’est sans doute là la pure vérité, concernant ce meurtrier malgré lui, littéralement obsédé par l’omniprésence de la fillette, et qui la supplie vainement de laisser en paix Junko, proclamant sans cesse qu’elle est « innocente »… Ce qui, là encore, suscite des scènes étonnamment burlesques dans ce cadre pourtant lourd d’angoisse et de douleur.
Séance vire de plus en plus à la parabole sur le destin, en dépit de ces écarts plus ou moins humoristiques. Là encore, Koji en témoigne, qui dit craindre plus que tout le destin, et aimerait bien davantage que la vie d’un homme résulte de ses seuls choix… Ce qui nous conduit pourtant à la dernière scène, quand Junko tente le tout pour le tout, revenant à son plan tordu alors même que la police et Hayakawa viennent la voir, après avoir déniché le cadavre de la petite, que les Sato avaient enterré dans une forêt : la médium, cette fois, simule son dialogue avec les esprits – et ça ne trompe personne, certainement pas Hayakawa, qui lui en fait la remarque. Koji, extrêmement perturbé tout au long de la séance, demande enfin à sa femme d’arrêter tout ça – convaincu, sans doute, que nulle échappatoire n’est envisageable, et qu’il leur faudra bien payer pour ce crime qu’ils ont commis sans le vouloir, au motif de rêver d’une vie meilleure… Et le film s’arrête là, très brusquement, sans s’étendre sur la question ou préciser quelque réponse aux yeux du spectateur.
Pour mettre en scène cette histoire, Kiyoshi Kurosawa use donc de bien des techniques associées au genre – notamment un cadrage soigné, qui laisse toujours une ouverture, angoissante en elle-même, sur la possibilité d’une apparition ; l’emploi du son et de la musique joue de cette ouverture perpétuelle en l’étendant au hors-champ. Il y aurait sans doute bien des choses à dire de l’emploi du son dans ce film – d’autant que la profession de Koji lui confère une certaine importance narrative (quitte à recourir à des expédients un peu gratuits sur les sons discernés dans un bouillonnement ou dans les feuilles d’une forêt agitées par le vent) ; son et musique sont associés, et, si l’on ne retrouve pas ici la perfection de la collaboration entre Hideo Nakata et Kenji Kawai, on peut relever par contre que l’emploi du silence est généralement très pertinent dans Séance ; en fait, le plus souvent, c’est quand on n’entend rien que l’on sait que l’horreur est tout juste dissimulée derrière la porte… et qu’elle s’affichera à l’écran, inévitablement, dans une lenteur appuyée connotant d’autant plus de fatalité l’avancement de l’histoire.
Tout, cependant, ne fonctionne pas toujours très bien à cet égard – nombre d’apparitions fantomatiques sont finalement plus risibles qu’angoissantes, en raison de parti-pris visuels d’un à-propos discutable ; encore que : je n’évacue pas la possibilité que ce soit parfaitement délibéré, et que cela participe d’une dimension cruellement humoristique du film… Quoi qu’il en soit, difficile de prendre au sérieux le fantôme de femme au pull rouge qu’aperçoit Junko dans le restaurant – surtout quand ledit fantôme part à la suite du client qu’il hante, les jambes absurdement gommées, la démarche pourtant rapide, et les bras en avant comme quelque zombie de pacotille ou plus encore vampire chinois… Le cas se répète régulièrement, parasitant étrangement l’angoisse suscitée par d’autres scènes. Ainsi, par exemple, quand Koji, dans un restaurant, aperçoit à l’épaule de Junko le bras de la fillette (reconnaissable à son vêtement vert quasi fluorescent), tandis que le reste de son corps n’apparaît pas… Mais la scène la plus troublante à cet égard est sans doute celle où Koji, à l’extérieur de sa maison, aperçoit son double (Kiyoshi Kurosawa adore le thème du doppelgänger), assis sur une chaise, et y met le feu – la scène, accompagnée à la cornemuse (?!), a là encore quelque chose de profondément burlesque, qui laisse le spectateur indécis…
La dimension sociale est plus intéressante. Les acteurs imprègnent bien les personnages (que leurs prénoms soient les leurs n’est probablement pas tout à fait innocent), et en livrent de belles compositions, mettant en valeur la routine et la frustration du couple, jusqu’à en faire, à n’en pas douter, une composante essentielle du film. À vrai dire, les deux personnages crèvent l’écran – d’autant qu’ils sont les seuls à être mis en avant et définis dans toute leur complexité (Hayakawa ou le policier ne sont que des fonctions). Ici, Kiyoshi Kurosawa travaille de la même manière que Hideo Nakata dans ses adaptations de Koji Suzuki (je ne crois pas pour autant qu’on puisse déterminer une influence de l’un sur l’autre, dans quelque ordre que ce soit : cinéastes contemporains, formés dans les mêmes conditions – notamment la réalisation de « pinku eiga », des films érotiques –, je tends à croire que leur exploration des mêmes thèmes a quelque chose de conjoncturel) ; si Nakata, d’emblée, mettait au cœur de ses films d’horreur des personnages de femmes entre deux âges – quitte à les créer totalement, rappelons que dans le roman Ring le personnage principal est un homme –, afin d’exprimer un discours social appuyant sur la condition des femmes et des mères dans un Japon très patriarcal, et décalant subtilement l’accent des films sur les angoisses et les frustrations de personnages bien réels, le yūrei étant finalement un prétexte pour confronter une humanité médiocre à ses échecs et ses ambitions abandonnées, tout particulièrement quand intervient la douloureuse et complexe question de la filiation, Kiyoshi Kurosawa, ici, fait sans doute de même, avec sa Junko frustrée et à demi-folle, la douleur de son quotidien si morne, l’impossibilité de s’en sortir, et les rancœurs injustes que le drame horrifique l’amène à exprimer à l’encontre de son mari littéralement absent, pétri de remords lui aussi, mais peut-être davantage porté au fatalisme, ayant depuis longtemps abandonné tout rêve pour subir de plein fouet la réalité de son monde, impitoyable et par essence injuste.
En résulte un film bien plus étrange qu’on pourrait le croire au premier coup d’œil, qui surprend régulièrement, parfois dans le mauvais sens, globalement plutôt dans le bon. Tout n’y fonctionne pas, à l’évidence, mais on peut néanmoins en retirer nombre d’éléments tout à fait intéressants. Ce petit budget télévisé n’est certainement pas un chef d’œuvre, et n’est certainement pas la production la plus plébiscitée de Kiyoshi Kurosawa – on n’en fera pas un film à regarder à tout prix. Mais dans son genre, et avec ses limitations de série B, il parvient pourtant à exprimer bien plus qu’une horreur presse-bouton, de pure exploitation (et je n’ai par ailleurs rien contre tout ça, hein). Mon scepticisme à l’égard de Kiyoshi Kurosawa, et la réputation semble-t-il un brin médiocre de Séance, faisaient que je n’en attendais pas forcément grand-chose… Et, en définitive, j’ai été plutôt agréablement surpris. Il faudra bien que j’approfondisse ce réalisateur dans les mois qui viennent – que je revoie les films qui m’avaient laissé de marbre à l’époque, et que j’en voie d’autres, notamment parmi les plus récents… Je vais tâcher de.
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