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Kuro

Publié le par Nébal

Kuro

Kuro, Anglet, Le 7e Cercle, [2007], 157 p.

 

Kuro est un jeu de rôle développé il y a une dizaine d’années par le 7e Cercle, et qui me faisait de l’œil depuis pas mal de temps déjà, sans que je sache avec certitude de quoi il causait au juste… Ou disons que je m’étais développé avant tout l’image d’un jeu de rôle dans un Japon futuriste pas forcément hyper-original, quelque part entre les canons du cyberpunk et la violence cynique d’Akira. Ce dernier aspect me paraissait à vue de nez surtout saillant en ce qui concernait l’évolution des personnages – plus que le côté post-apocalyptique à proprement parler. Pour le reste du background, au fond je n’en savais pas davantage – même s’il n’est en rien difficile de se renseigner, hein…

 

Je savais une autre chose, cependant : que Kuro était un jeu « fini ». Outre le livre de base dont je vais causer aujourd’hui, il n’y a que deux suppléments : Makkura, qui comprend l’écran du jeu et des scénarios prolongeant ceux du livre de base dans l’optique d’une campagne destinée à changer radicalement la donne ; et Tensei, conséquence de la campagne Kuro-Makkura, qui, d’une certaine manière, subvertit le jeu plus qu’il ne le complète au sens le plus strict – en injectant une dose aiguë de surnaturel dans les PJ eux-mêmes (c’était là que je voyais le côté Akira – ou disons Tetsuo, plus exactement, ou plus largement super-héroïque, dans un sens, mais à la sauce nippone, et « spirituelle » plutôt que « mutante », etc.). En fait, à tout prendre (et l’argumentaire du livre de base va d’ailleurs dans ce sens), on peut tout à fait considérer qu’il y a en fait deux jeux dans la gamme : Kuro, et Kuro : Tensei ; libre aux maîtres et joueurs de jouer Kuro tout seul, de jouer la campagne liant Kuro et Tensei, éventuellement via Makkura, ou de jouer uniquement Tensei… Mais revenons au point de départ : l’idée d’une gamme finie – et vraiment finie, pas abandonnée en cours de route… Parce que ça, c’est une chose que je reproche vraiment au 7e Cercle, même s’il s’agit probablement d’une tendance plus récente : combien de gammes l’éditeur a-t-il entamé pour les laisser peu ou prou tomber, préférant développer de nouveaux machins qui à leur tour n’auront pas le suivi adéquat ? Parmi les jeux auxquels je me suis intéressé, si je mets Sable Rouge à part (car n’appelant pas d’autres développements à la base ; l’auteur avait évoqué quelque chose, mais dans son coin, c’était différent), Yggdrasill est sans doute celui qui s’en est le mieux tiré, puisqu’on en est arrivé à la fin de la « gamme fermée ». Cthulhu est grosso merdo en rade depuis un bail, quant à Z-Corps, autre jeu à « gamme fermée » pourtant, il a connu toute une succession de suppléments mettant en place la campagne du jeu… mais plus rien depuis un bail, alors démerdez-vous pour la suite. D’autres jeux, qui auraient pu m’intéresser, ont été bâclés d’emblée et vite abandonnés (comme Fading Suns ou 13e Âge)… Par contre, de nouvelles gammes sont sorties, comme X-Corps (j’aimerais bien revenir au Z…), ou Shayô, tout récemment, jouant à nouveau la carte japonaise (en post-apo), dont l’avenir me paraît du coup bien flou… Cette politique tend à m’agacer (d’autant qu’elle s’accompagne souvent, dans les livres publiés, d’un défaut de relecture évident et très pénible) ; aussi revenir à un jeu plus ancien mais « terminé » me paraissait pas plus mal…

 

Mais je ne savais donc pas forcément grand-chose de cet univers – l’enrobage du bouquin est à vrai dire assez mystérieux, et, disons-le, le bouquin lui-même l’est presque autant ; ce n’est pas forcément un défaut, dans la mesure où cela laisse du champ au MJ pour préparer sa sauce, mais je regrette tout de même un peu cet hermétisme relatif – pour employer des notions sur lesquelles il faudra revenir ensuite, que l’Incident Kuro en lui-même soit maintenu dans le flou est parfaitement acceptable, pour ce qui est des causes assurément, mais sans doute un peu moins pour ce qui est des conséquences ; quant à la notion de « potentiel », concernant les PJ, elle se devine sans doute (à la Akira, donc), mais sans se voir accorder le moindre développement utile dans ne serait-ce qu’un paragraphe spécifique – la notion même (plutôt que son contenu qui demeure très évasif) n’apparaît qu’en filigrane çà et là, sans plus d’explications… et c’est en fait dans les deux scénarios qui concluent le livre (et qui entament la campagne officielle de Kuro) que l’on trouve le plus de références à cet égard, montrant bien son caractère fondamental à terme – puisque c’est bien, semble-t-il, ce qui nous conduira à Tensei… Là, le flou me paraît préjudiciable, vraiment.

 

Mais revenons à la base. Le livre se partage classiquement en deux parties, la première accessible à tous, la seconde réservée au MJ. Le background est relativement important, en dépit de cette orientation « ésotérique » (au sens strict) que je mentionnais à l’instant, et s’avère globalement intéressant. Il pose en tout cas les traits essentiels de Kuro (mais sans présager Tensei), jeu qui s’avère finalement d’une certaine originalité en même temps que cohérence, en mêlant deux traits de la culture populaire nippone (en prenant en compte, de manière assez bien vue, son exportation) : d’une part une anticipation à relativement brève échéance (le jeu débute en 2046), mêlant aspects cyberpunk intégrés à la culture de l’archipel, et un sous-texte lorgnant sur le post-apocalyptique qui renvoie presque instantanément à Akira (sans que l’on mette en avant la notion de « potentiel » pour le moment) ; d’autre part – et c’est un aspect fondamental du jeu, qui n’est certes pas pour me déplaire, mais dont je n’avais pas la moindre idée en ayant entamé la lecture de Kuro un peu au pif –, le jeu joue la carte surnaturelle, mais là encore adaptée aux canons locaux : en l’espèce la « J-Horror », au succès international considérable, dans la foulée de Ring de Nakata Hideo.

 

Inutile sans doute de trop s’attarder sur le contexte géopolitique avant 2046 – même s’il est ici rapporté avec juste ce qu’il faut de détails. La base du jeu repose en effet sur l’Incident Kuro, qui a eu lieu le 4 mai 2046 – la campagne est supposée débuter quelques mois plus tard à peine. L’Incident Kuro évoque considérablement Akira ; l’idée, sans excès de précision, est qu’un dispositif de réponse nucléaire automatique, conçu dans l’optique d’une sorte de nouvelle guerre froide, a été trompé par une importante secousse sismique, lançant les missiles par erreur, en l’absence de toute agression… Situation aussi absurde que terrible. Une de ces fusées avait pour cible le Japon, et aurait dû en toute logique faire des centaines de milliers voire des millions de morts… Et pourtant, non. Personne n’a la moindre idée de ce qui s’est passé, mais la bombe n’a pas explosé – il s’est bien passé quelque chose, mais de là à dire quoi ? Demeure ce fait troublant que l’assaut nucléaire intempestif n’a pas fait de victimes. On cherche à expliquer ce qui s’est produit, bien sûr : au sein même de la société japonaise, d’aucuns évoquent sans doute le « Vent Divin » (kamikaze), qui avait sauvé l’archipel des invasions mongoles – un retour des esprits (ou kami), plus que jamais désireux de préserver et protéger la terre sacrée des dieux… Les sectes et sociétés secrètes prolifèrent suite à l’Incident Kuro. À l’extérieur, cependant, une autre explication se montre plus séduisante – supposant que le Japon avait développé en secret un système de bouclier anti-missiles… signe incontestable d’ambitions militaires dans la région, et tout particulièrement concernant la Fédération Panasiatique constituée autour de la Chine ; et, en outre, violation de la Constitution japonaise prohibant tout développement militaire ! Cruelle ironie : le Japon, pour avoir survécu de manière inattendue à un assaut nucléaire… prend des allures de coupable plutôt que de victime aux yeux de la communauté internationale. Renvoyant là encore à Akira, un blocus est instauré, isolant le Japon plus que jamais perturbé, à tous les niveaux, du reste du monde…

 

Au sein des frontières de l’archipel, l’incompréhension est totale, le chaos latent, et l’avenir bien flou. Tokyo, rebaptisée Shin-Edo, et cadre de prédilection du jeu (ce livre n’envisage en rien le reste du Japon, ce qui est un brin regrettable à mes yeux, mais j’ai cru comprendre que Makkura y remédiait un peu), était déjà propice aux tensions, avec la ségrégation informelle (ou plus ou moins, d’ailleurs – elle a des conséquences « automatiques » à l’occasion) opposant la « génocratie » dirigeante, faite de riches vieillards à même de dépasser la maladie et la mort, et le lot commun de la population, engagé dans une lutte de tous les instants pour préserver sa position relative sinon l’améliorer. Cette ségrégation à plusieurs niveaux s’exprime sans doute au regard de la technologie – si la critique économique et sociale, avec son lot de génocrates égoïstes, de cyniques zaibatsu et de misère noire dans les ruelles, traduit la dimension cyberpunk du jeu dans son fond même, le catalogue des implants, intelligences artificielles et autres merveilles dangereuses et addictives de la réalité virtuelle ou augmentée inscrivent cette dimension dans la forme – de manière peut-être un peu superficielle, d’ailleurs, et ce, paradoxalement, malgré des développements assez touffus, occupant un espace assez conséquent (du premier chapitre notamment).

 

La touche surnaturelle, renvoyant à la « J-Horror », n’est guère développée jusqu’alors. On s’en tient à des rumeurs – parlant de manifestations plus fréquentes ces derniers temps des esprits, quels qu’ils soient, ou du moins de faits étranges et insondables, et d’autant plus inquiétants, qui pourraient impliquer yūrei (Sadako et ses copines), tengu, oni ou kappa… Et sans doute y a-t-il un lien entre cet afflux de manifestations et l’Incident Kuro – qui reste à déterminer.

 

Et les personnages, dans tout ça ? Eh bien, conformément à un motif typique de l’horreur japonaise (décortiquée plus loin au bénéfice du maître de jeu, ce qui donne lieu à des conseils plus intéressants que d’habitude concernant la manière de maîtriser à Kuro), ils sont supposés être parfaitement banals (dimension qui, cependant, ne ressort pas forcément des archétypes proposés…), autant de quidams qui ne cherchent pas la merde, loin de là, mais qui la subissent quoi qu’ils fassent ; l’idée du « potentiel » justifiant tout cela n’est donc pas décrite avant un bon moment, et, à vrai dire, en refermant le livre, on n’en saura guère plus…

 

Le plus gros du background, et de loin, porte cependant sur la ville de Shin-Edo (ex-Tokyo), avec un long « guide touristique » arrondissement par arrondissement ou peu s’en faut, chaque quartier se voyant attribuer trois personnages, lieux ou thèmes, généralement plutôt bien vus, qui sont autant de pistes pour développer la campagne. C’est bien fait, touffu cependant, et quelque peu aride à vrai dire (comme l’ensemble du livre, mais c’est plus sensible ici) ; manque par ailleurs une carte, qui aurait été vraiment utile pour se repérer dans tout ça – j’ai cru comprendre que Makkura y remédiait.

 

On trouve plus loin d’autres éléments de background – des exemples de contacts, notamment –, tandis que la partie consacrée au MJ mêle comme de juste technique et fond à plusieurs occasions, et notamment au cours d’un bref bestiaire fantastique. Là encore, les suggestions de maîtrise, pour les différents aspects du jeu, distingués entre anticipation et horreur, sont assez bien vues, et peuvent avoir une influence directe sur le « fluff » et la manière de l’utiliser.

 

Côté technique, nous sommes en présence de quelque chose de somme toute très classique, avec quelques idées en sus pour donner un peu de patine au machin. Les personnages, comme dit plus haut, sont supposés être banals – même si les archétypes proposés ne le sont pas tant que ça, au fond. La base de la fiche est toute simple, on ne peut plus classique : on trouve des Caractéristiques Principales (au nombre de huit : quatre pour le Corps, quatre pour l’Esprit), des Caractéristiques Secondaires qui en sont dérivées, enfin et surtout des Compétences – avec une liste relativement complexe, et probablement bien trop en ce qui me concerne ; notamment pour tout ce qui concerne les connaissances plus ou moins académiques, bien trop pointues à mon sens pour être jouables, d’autant qu’elles passent par un encombrant système de compétences préalables… Un aspect du système de Compétences me paraît plus intéressant, et ce sont les Gimmiku, qui sont des capacités spéciales déterminées par le joueur en fonction de son avancement, conférant des bonus divers – ainsi, un « expert » ou un « spécialiste », pour le même score de Compétence, ont des effets spéciaux différents, et il en va de même pour la « précision », les « coups de pouce », etc.

 

Tout ceci s’exprime en jeu par un système là encore très classique : hors Gimmiku qui peuvent donc changer un peu la donne, on additionne le plus souvent un score de Caractéristique et un score de Compétence, on jette autant de dés (à six faces, toujours) et on compare à un seuil de réussite déterminé par le MJ pour un test simple, ou à la réussite de l’antagoniste en cas de test d’opposition – dans les deux cas, on peut déterminer une marge permettant de préciser le degré de réussite ou d’échec. Les résultats obtenus aux dés sont enfin affectés par une dose supplémentaire de « chance », rendant potentiellement le jeu plus dynamique : les 4 comptent pour 0 (car la prononciation « shi » renvoie au terme signifiant la mort), tandis que les 6 sont « explosifs », et donc relancés le cas échéant pour obtenir des succès supplémentaires, éventuellement épiques. Les règles de combat, pour l’essentiel, sont une reprise de cette mécanique traditionnelle, avec cependant là encore un petit plus (banal mais aisé à prendre en main), laissant à chaque joueur la possibilité de privilégier la précision ou les dégâts ; à vue de nez, c’est simple, pas forcément très bandant, mais efficace.

 

Le livre se conclut sur deux scénarios, qui se suivent plus ou moins : ils n’ont pas de caractère obligatoire, mais constituent bien la base d’une campagne officielle, poursuivie ultérieurement par Makkura, et débouchant sur Tensei. Cependant, ils n’ont rien de scénarios « clef en main »… et nécessitent probablement un travail conséquent de la part du MJ, a fortiori pour coller au plus près des personnages conçus par les joueurs… « Origami » a en partie pour but de familiariser les joueurs avec l’univers « visible » de Kuro : la technologie, les quartiers de Shin-Edo, le quotidien des Japonais après l’Incident Kuro, les conséquences du blocus… Mais il s’agit aussi d’introduire la notion jusqu’alors à peine évoquée de « potentiels », qui permet de rassembler les PJ (qui ne sont pas censés se connaître au début). Une convocation sous un faux prétexte leur permettra en effet de se rencontrer, et de soulever à peine un peu le voile sur des conséquences de l’Incident Kuro qui les affectent directement, sans qu’ils sachent bien ni pourquoi, ni comment. Cette première étape leur permettra donc de s’associer, et de travailler ensemble dans le deuxième scénario, « Fugu », qui adopte davantage des allures d’enquête – mais nécessite là encore un certain investissement du MJ. Pour le reste, j’ai surtout regretté que ces deux scénarios mettent autant en avant l’action – enfin, surtout le premier, « Fugu » n’est affecté à cet égard que par un combat final, somme toute. Mais « Origami » tient en effet du survival en huis-clos ; en travaillant l’ambiance, sans doute est-il possible d’en retirer quelque chose de fort intéressant, mais ça ne s’accommode clairement pas de la moindre impréparation… Je demeure curieux de la suite, toutefois – peut-être jetterai-je un coup d’œil à Makkura, du coup… Et on verra après pour Tensei, si jamais.

 

Quelques mots enfin sur l’apparence de la chose. D’emblée, on remarque que le livre est très dense, au point d’en être passablement austère – ce qui ne facilite pas toujours la lecture. Les illustrations, quand il y en a, sont pourtant de toute beauté (du moins celles en noir et blanc – la couleur n’est employée ici que pour les archétypes… et la couverture, certes pas top, dommage). La rédaction m’a paru assez correcte – au regard du niveau pas très élevé de beaucoup trop de jeux de rôle, en tout cas… – et le travail de l’atmosphère tout à fait séduisant.

 

Bilan assez sympathique, donc : ce que l’on sait de l’univers et de l’ambiance, au sortir de ce seul premier titre, est plutôt enthousiasmant – quant aux règles, si elles ne brillent pas, elles font à vue de nez le job, et je n’en demande sans doute pas davantage. Je regrette les « non-dits », surtout – certains aspects, et tout particulièrement la question des « potentiels », auraient à mon sens bénéficié de se voir accorder de vrais développements ici, au moins au bénéfice du maître, les allusions n’étant pas forcément suffisantes à cet égard. Mais l’idée de mêler cyberpunk nipponisant et horreur résolument nippone me botte assez… Assez pour tenter le reste de la gamme ? On verra…

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