L'île panorama, de Ranpo Edogawa et Suehiro Maruo
Ranpo EDOGAWA et Suehiro MARUO, L’Île panorama, [Panorama-to Kitan], traduction [du japonais] par Miyako Slocombe, [s.l.], Casterman, coll. Sakka – Auteurs – 15x21, [2008] 2010, 270 p.
Bon, aujourd’hui, je devrais pouvoir faire (un peu plus…) bref (ouf, hein ?), puisqu’il s’agit d’évoquer l’adaptation en BD d’un bref roman que j’avais lu il y a peu – adonc, pour le contexte et pour l’intrigue et pour d’autres choses encore, je vous renvoie à mon compte rendu de L’Île panorama, d’Edogawa Ranpo.
RANPO PANORAMA
Le mangaka et illustrateur Maruo Suehiro est un admirateur de longue date d’Edogawa Ranpo, qu’il a abondamment illustré (voir son Ranpo Panorama), et adapté plusieurs fois (outre le présent ouvrage, il y a aussi La Chenille, peut-être d’autres choses encore ?). Ce qui n’a sans doute rien d’étonnant, dans la mesure où l’on a fait de l’écrivain le fondateur du courant « ero guro nansensu », ou « ero guro » tout court, qui est le genre de prédilection de Maruo – à vrai dire, il est considéré comme un des maîtres du genre, voire le maître, point barre. Ceci étant, le roman L’Île panorama ne correspond sans doute pas à cette définition (contrairement à La Chenille)… L’adaptation par Maruo n’en a pas moins quelque chose de logique, à sa manière, au-delà de la filiation des auteurs – d’autant que le roman, étonnamment graphique, posait là un vrai défi de représentation.
L’ADAPTATION : FIDÉLITÉ ET APPORTS PERSONNELS
Je ne reviendrai pas ici sur l’histoire, donc. Globalement, l’adaptation par Maruo est très fidèle – dans les meilleurs moments comme dans les moins bons (la conclusion policière, avec le détective récurrent d’Edogawa Ranpo ai-je l’impression – je n’avais pas fait gaffe en lisant le roman –, est plus encore expédiée, mais c’est une manière comme une autre de mettre en avant ou d’assumer sa dimension pas mal accessoire ; les toutes dernières cases n’en sont pas moins parfaites).
On y trouve cependant quelques apports personnels, tout à fait bienvenus.
Au registre de l’ambiance, cela peut passer par des choses très brèves et pourtant bizarrement bien vues – comme la mention du suicide d’Akutagawa Ryûnosuké, le célèbre écrivain laissant derrière lui cette seule note : « Vague inquiétude »…
On remarque aussi l’insertion d’une scène gore (au sens fort) à l’efficacité certaine : Hitomi Hirosuke se rendant compte que son « double » décédé Komoda Genzaburô avait une fausse dent, arrache de ses seules mains et sur le moment même – dans le cimetière, devant la tombe ouverte – une de ses propres dents, pour prendre la place du défunt…
Le rajout le plus essentiel, cependant, concerne l’autre versant du diptyque « ero guro » : la BD, longtemps très chaste (au point où ça m’étonnait, eu égard au positionnement de l’auteur – mais je suppose qu’il s’agissait en fait d’en jouer ?), explose sur le tard dans une frénésie pornographique, l’île panorama arpentée par les nymphes et les satyres, d’abord peu ou prou des éléments de décor, étant ainsi à la fois subvertie et pleinement accomplie dans une orgie évoquant peut-être davantage Rome que la Grèce antique, encore qu’il ne s’agisse que de représentations (enfin, « que »… et c’est bien l’ensemble de la BD qui est œuvre de « représentation », j’imagine…) ; pour autant, cette furie explicite, aussi brève soit-elle, n’a au fond rien de gratuit : le contexte de l’île la justifie pleinement, et j’ai l’impression qu’en usant de cette carte, Maruo se montre paradoxalement d’autant plus fidèle à l’esprit d’Edogawa Ranpo, sinon à la lettre de son roman. J’ajouterai en effet que cela participe de la dimension utopique de l’île panorama, qu’il s’agisse d’en exprimer le plaisir esthétique ou de faire les gros yeux devant la fascination éventuellement (éventuellement, hein) malsaine du personnage pour le factice et l’illusoire. En chroniquant le roman, j’avais mentionné à cet égard que j’avais trouvé une dimension sadienne dans cette utopie – pas tant pour un contenu érotique ou a fortiori pornographique sous-jacent, même si on le devine, donc, qu’en raison de son jeu sur les « tableaux vivants », la mise en scène de la chair, etc. (peut-être aussi une utopie de l’enfermement, parfois ? avec son lot de règles ?). C’est là aussi quelque chose qui ressort d’autant plus dans cette adaptation.
LE GRAPHISME
Cependant, à l’évidence, c’est le dessin de Maruo qui fait tout l’intérêt ou presque de cette adaptation globalement très fidèle – comme de juste.
Je dois avouer que, au premier regard, et sans doute en raison de mes attentes élevées, tant on m’avait dit du bien de Maruo, et plus encore, j’ai été presque un peu déçu, voire craintif pour la suite… En fait, j’avais l’impression d’y retrouver – un peu comme pour La Maison aux insectes d’Umezu Kazuo, même si le style est très différent – cette étrange opposition entre les décors, superbes, parfaits, fascinants (et dans une relation complexe et habile avec la mise en page), et les personnages, plus « déconcertants »… avec notamment une gestuelle étrange, des dissymétries improbables, des effets de perspective qui passent plus ou moins bien…
Les visages
Première impression qui s’avère heureusement rapidement erronée. D’autant que les visages, notamment, sont ici un véhicule de l’émotion autant que de la narration assez remarquablement employé (et finalement plus convaincant que l’inévitable sueur à grosses gouttes et la bouche systématiquement ouverte sur un cri, traits semble-t-il récurrents du manga d’horreur avec lesquels j’ai encore un peu de mal, j’avoue).
Le visage de Hitomi Hirosuke, changeant, est ainsi merveilleusement expressif – jusque dans sa fadeur, paradoxalement. Sa transformation, impliquant la pousse de la barbe, temporairement, dépeint le « héros » en clochard céleste, et exprime visuellement sa folie intérieure ; tandis que sa fine moustache de dandy, par la suite, quand il a pris la place de son « double », devient le seul marqueur ou presque de son visage de marbre, exprimant cette fois une élégance froide (et non moins inquiétante) en parfaite adéquation avec le tableau factice et truqué de l’île panorama.
Chiyoko, l’épouse de Kodoma Genzaburô, bénéficie aussi de cette belle attention – la femme d’allure élégante et douce se muant progressivement en victime au fur et à mesure du développement de sa relation avec l’imposteur, puis de sa visite de l’île panorama ; ce qui correspond parfaitement à son rôle dans le roman.
Les décors
La vraie force de l’adaptation est cependant ailleurs – comme de juste. Le roman est par essence très graphique – au-delà de la pirouette du double qui le fonde, et qui constitue le récit au sens le plus classique, son moment fort est incontestablement la (longue, très longue) visite de l’île panorama par Hitomi Hirosuke/Kodoma Genzaburô et Chiyoko.
La part d’intrigue demeure dans le roman – notamment dans la mesure où il appuie page après page sur la menace représentée par l’imposteur, que trahit son enthousiasme plus malsain à chaque nouvelle merveille, tandis que la jeune femme, sentant venir le drame, tend toujours un peu plus vers la panique pourtant mêlée de résignation. J’ai l’impression, ici, que c’est une dimension largement amoindrie dans la BD : l’hôte est avant tout d’une élégance froide – tranchant sur l’enthousiasme maladif de son modèle – et la panique est moins sensible chez Chiyoko… Mais peut-être est-ce effectivement une approche plus adaptée au support BD.
Par contre, il y a les tableaux… et là Maruo s’en donne à cœur joie, pour le plus grand plaisir du lecteur. Dans le roman, la démesure de l’île est sans cesse mise en rapport avec son côté factice, mais les descriptions littéraires peuvent s’autoriser bien des facéties qui seraient trop dangereuses ou paradoxalement trop fades sur le plan pictural…
Mais Maruo maîtrise parfaitement son art et parvient ainsi à rendre, et même à sublimer, le propos initial, en lui conférant une majesté dans la représentation, qui, pour le coup, écrase le seul roman – en autorisant une identification qui lui est inaccessible, en dépassant le seul champ de l’intuition pour asseoir (imposer ?) une image parfaitement construite dans le regard du lecteur.
C’était sans doute le plus gros défi de cette adaptation, et il a été brillamment relevé. Pour le coup, avec un matériau aussi casse-gueule, la BD parvient probablement à dépasser le roman, en usant habilement des spécificités de chaque médium.
Le plus fort étant peut-être que la féerie visuelle n’exclut jamais le factice – le principe même des « panoramas » au sens « forain » qu’emploie Edogawa Ranpo dans son roman, l’abondance des trompe-l’œil par essence impossibles à figurer dans le format BD, sont intelligemment employés dans l’adaptation, quitte à faire un détour du graphisme au texte (ce qui questionne au passage l’idée même de représentation) ; mais c’est bien l’alliance des deux qui fait le neuvième art, après tout…
Et le travail de mise en page, à cet égard, est plus que remarquable : il est parfait.
C’est ici que la bande dessinée brille avant tout, et qu’elle acquiert paradoxalement sa singularité. Très beau travail d’adaptation, et, malgré la maîtrise de Maruo, ça n’était pas gagné d’avance…
Bon, un auteur de plus à approfondir…. Mazette, il y en a tant.
(Oh et lisez donc ceci sur le Cafard Cosmique. Oui.)
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