Mille Ans de littérature japonaise, de Ryôji Nakamura et René de Ceccatty (éd.)
NAKAMURA Ryôji et CECCATTY (René de) (éd.), Mille Ans de littérature japonaise, tome I : anthologie du VIIIe au XIIIe siècle, édition revue, Arles, La Différence – Philippe Picquier, coll. Picquier Poche, [1982] 1998, 211 p.
NAKAMURA Ryôji et CECCATTY (René de) (éd.), Mille Ans de littérature japonaise, tome II : anthologie du XIIIe au XVIIIe siècle, édition revue, Arles, La Différence – Philippe Picquier, coll. Picquier Poche, [1982] 1998, 284 p.
Je poursuis ma (nécessaire) découverte de la littérature classique japonaise, avec cette anthologie couvrant la période allant du VIIIe au XVIIIe siècle. Ce n’est pas totalement une découverte : en effet, lors de ma première crise nipponophile d’ampleur, j’en avais lu le tome II (impossible alors de mettre la main sur le premier), dont j’avais gardé un souvenir assez marquant – et tout particulièrement du premier texte qui y figurait, l’Écrit de l’ermitage, de Kamo no Chômei, un de mes textes fétiches depuis, et que j’ai relu sans cesse, éventuellement dans de nouvelles traductions (je l’avais chroniqué sous le titre Notes de ma cabane de moine). Tout ne m’avait pas forcément autant parlé, mais j’en gardais quand même globalement un excellent souvenir. Qui n’est pas pour rien, sans doute, dans l’idée de cette relecture cette fois « complète », tome I inclus.
La matière est immense. Si le Japon n’a découvert l’écriture que tardivement, et en recourant à des solutions éventuellement absurdes, tant l’adoption de l’écriture chinoise n’avait pas de sens pour une langue obéissant à une structuration fondamentalement différente, voire on ne peut plus différente (et c’est une difficulté qui pèse encore aujourd’hui, un millénaire et demi plus tard…), l’archipel du soleil levant n’en a pas moins assez rapidement développé une tradition littéraire d’une extrême richesse – d’abord, inévitablement, à l’école de la Chine, le puissant Voisin qu’il était impossible d’ignorer (ou presque – en fait, le Japon a connu plusieurs périodes de « fermeture » à cet égard, entrecoupées d’autres où les échanges étaient quotidiens et essentiels), puis davantage dans une lignée spécifique, la littérature japonaise s’émancipant pour générer son domaine propre.
Bien sûr, il était totalement inenvisageable, et a fortiori sur un format aussi court (les deux tomes sont brefs, et on aurait pu faire l’économie de cette division purement éditoriale), de tenter quoi que ce soit d’ « exhaustif »… Les éditeurs, Nakamura Ryôji et René de Ceccatty, ont donc dû faire des choix, qui se sont développés en partis pris : proposer autant que possible des textes pas encore traduits ou alors guère aisés à se procurer (ce qui explique, par exemple, l’absence des Contes de pluie et de lune d’Ueda Akinari, ou du Dit des Heiké – mais Le Dit du Genji y est resté, car vraiment trop incontournable ?), et retraduire de toute façon le cas échéant ; livrer autant que possible des textes complets – et opérer sinon une sélection significative ; établir tout un maillage reliant les textes retenus entre eux, manière d’opérer, peut-être pas une systématisation de la littérature japonaise classique, mais du moins d’en dresser un panorama cohérent, l’inscrivant dans une histoire propre (c’est une dimension de l’anthologie que j’ai tout particulièrement appréciée) ; enfin, livrer des aperçus aussi divers que possible de la littérature classique japonaise : on y trouve des pièces de théâtre aussi bien que des essais, des haïkus comme des romans fleuves...
Et autant le dire de suite : l’entreprise, pour ardue qu’elle était, a débouché sur une réussite incontestable. Je n’irai pas jusqu’à prétendre que tous les textes ici rassemblés m’ont passionné, car ce n’est pas le cas ; il s’en est même bien trouvé pour me laisser parfaitement indifférent au mieux… Pour autant, ils ont tous leur place ici, et le paratexte limité (délibérément) mais très bien fait, très pertinent, incite à les envisager sous un œil particulier, qui rend même les textes les moins séduisants finalement instructifs quant à ce dont ils témoignent au regard de la civilisation nippone.
JOURNAL DE TOSA, DE KI NO TSURAYUKI
Voyons maintenant ce qu’il en est au juste, au cas par cas. Premier texte, datant de 935, le Journal de Tosa (Tosa nikki), dû au poète Ki no Tsurayuki (qui avait notamment participé à l’élaboration de l’anthologie poétique classique Kokinshû, livrant en particulier une préface théorique – et, fait inédit, en japonais – constituant un véritable traité critique de l’art poétique, avec classifications et règles formelles, etc.). C’est un texte important dans la genèse d’une littérature spécifiquement japonaise, notamment en ce qu’il a semble-t-il été rédigé en kana, à la différence d’œuvres antérieurs déjà évoquées ici comme le Kojiki ou, dans un genre plus proche et sauf erreur, les Contes d’Ise (notons d’ailleurs que le Journal de Tosa cite plusieurs fois Narihira) ou Le Dit de Heichû, utilisant tant bien que mal une écriture chinoise guère adaptée à la structure même de la langue japonaise ; or les kana étaient alors réservés aux femmes… d’où le « travestissement » de l’auteur pour ce « journal » (genre important de l’époque), censément écrit par une femme, tandis que lui-même y est désigné – de manière un peu cryptique et pourtant éloquente – à la troisième personne comme étant « le vieil homme ». Ce qui est déjà un procédé littéraire intéressant – et il en va sans doute de même pour cette ultime phrase du texte : « Il reste des événements qui dépassent la mémoire et l’expression. / De toute façon, je déchirerai ces pages. »
Il s’agit pour l’auteur, au-delà de son déguisement, de rapporter jour après jour son trajet de retour en bateau depuis la province où il a été gouverneur pendant plusieurs années, vers la capitale, Kyoto. Les événements du trajet, à l’instar de ce qui se passe dans les Contes d’Ise et Le Dit de Heichû, mais en dehors de leur sphère essentiellement galante, sont autant d’occasions pour livrer des poèmes – des waka, « poèmes japonais » donc, mais obéissant en fait à la structure des tanka d’origine chinoise tels qu’on les rencontrait notamment dans les Contes d’Ise, et surtout l’anthologie poétique « originelle » du Manyôshû (on notera d’ailleurs que le texte évoque la parenté de la Chine et du Japon, si son écriture autorise pourtant une relative émancipation de l’archipel du soleil levant…).
Ces poèmes aussi nombreux que brefs sont ici systématiquement rendus en deux alexandrins (cela vaut pour l’ensemble de l’anthologie), choix de traduction sans doute discutable, et très éloigné de ce que j’avais pu lire dans les œuvres précédemment citées, mais peut-être y gagne-t-on bel et bien en émotion et en élégance ce que l’on y perd en précision ?
Or tout le monde sur ce navire est poète – y compris les enfants ou les marins… même s’ils s’exposent sans doute davantage à la critique impitoyable des autres voyageurs, plus cultivés et habiles – en principe.
Le Journal de Tosa présente peut-être aussi une évolution par rapport aux Contes d’Ise et au Dit de Heichû (pour m’en tenir au peu que je connais) en ce que ses circonstances mêmes impliquent davantage de suivi – il y a bien une narration globale et chronologique (les jours sont marqués), qui fournit dès lors plus qu’un cadre aux poèmes ; net progrès, je suppose.
Ce caractère suivi, par ailleurs, s’exprime notamment dans la récurrence, chez tous ces poètes, accomplis ou non, d’un thème essentiel : la mort de la fille de Ki no Tsurayuki – lequel, du fait du « travestissement » auquel il se livre pour ce Journal, n’exprime donc ses sentiments qu’indirectement, ou, ajoutant encore une distance supplémentaire, laisse des tiers le faire à sa place… du moins dans le cadre de ce qui relève bel et bien d’un procédé littéraire. Bien sûr, la nature – la mer indomptable et capricieuse, surtout, qui contraint régulièrement le bateau des voyageurs à prolonger ses escales – est une métaphore idéale pour retranscrire les peines du « vieil homme » et de ceux qui l’accompagnent… Et la joie du retour d’exil est pondérée par cette douleur que rien n’effacera – pas même la littérature.
Honnêtement, je n’en ferais pas forcément un texte qui m’emballe plus que cela en tant que tel… Mais à se pencher sur les circonstances de sa composition et toutes les subtilités dont il fait preuve, c’est indéniablement une œuvre forte, et d’autant plus impressionnante peut-être que cette forme du « journal poétique » nous est largement étrangère. Et c’est parfois très touchant. Il y a quelque chose là-dedans, ça oui !
JOURNAL D’IZUMI SHIKIBU, D’IZUMI SHIKIBU
Suit le Journal d’Izumi shikibu (Izumi shikibu nikki, tout début du XIe siècle a priori, mais cela a été contesté – fonction de l’identité de l’auteur), mais la parenté de titre ne doit pas dissimuler que nous sommes en fin de compte là dans quelque chose de bien différent par rapport au Journal de Tosa – tendant déjà nettement plus vers le genre romanesque naissant.
L’auteure supposée, Izumi shikibu donc, est d’ailleurs contemporaine de Murasaki shikibu, l’auteure du Dit du Genji (le texte suivant de l’anthologie est un extrait de ce classique parmi les classiques, par ailleurs roman fleuve, et le mot est faible…) – laquelle ne l’estimait semble-t-il guère (reconnaissant en gros ses talents littéraires, mais la jugeant « inconvenante »…). Ce sont toutes les deux de ces dames de cour qui livrent alors le meilleur de la littérature japonaise classique (et en japonais, là où leurs comparses mâles s’échinent bien trop souvent, par snobisme, à faire du mauvais chinois…) – et Murasaki shikibu aussi a d’ailleurs écrit un « journal ».
Mais justement : le Journal d’Izumi shikibu n’a pas une forme de « journal » aussi marquée que le Journal de Tosa – le passage du temps n’y est pas figuré de manière aussi formelle (même si nous disposons régulièrement d’éléments chronologiques, permettant de déterminer que « l’intrigue » se déroule sur une année environ), et, par ailleurs, le récit est à la troisième personne (certains se sont basés sur ce fait pour douter qu’Izumi shikibu en soit bien l’auteure) ; et tout cela contribue à lui donner une forme bien plus romanesque. La prose, ici, se fait plus ample et subtile, plus riche à tous points de vue, s’autorisant d’ailleurs descriptions et dialogues, et d’un grand raffinement, quand ils étaient peu ou prou absents de ce que j’avais pu lire d’antérieur. S’il s’agit toujours de mettre en valeur des waka, la prose environnante n’a plus un caractère de prétexte d’importance éventuellement secondaire ; cet écrin plus luxueux que jamais a sa valeur propre… et, à vrai dire, j’ai tendance à croire qu’il brille bien plus que les poèmes qu’il est supposé mettre en scène, d’ailleurs (parce que, si ceux-ci sont toujours plus subtils, ils sont peut-être aussi toujours plus convenus – tant l’érudition, via notamment la citation, y a une part de plus en plus importante ; je dis peut-être des bêtises, hein – mais j’ai l’impression que le caractère « artificiel » de ces waka est du coup plus affiché que dans les Contes d’Ise, ou Le Dit de Heichû, ou encore le Journal de Tosa, malgré son contenu critique, donc… C’est là un trait de l’histoire de la littérature japonaise qui reviendra régulièrement par la suite). La prose, par contre, est étonnante et régulièrement remarquable – à titre d’exemple, les descriptions des amants soupirant après la lune et y trouvant, pour la forme, l’inspiration essentielle de leurs poèmes nécessaires… sont régulièrement autrement touchantes et justes et belles que lesdits poèmes.
Pour le reste, à la différence du Journal de Tosa, mais comme dans les Contes d’Ise ou Le Dit de Heichû, on retrouve ici un contexte purement galant : Izumi shikibu (pas nommé ainsi, bien sûr) et son Prince d’amant échangent sans cesse des poèmes courtois, qui sont autant d’occasions de geindre sur l’inconstance et l’ambiguïté des sentiments de l’autre…
Ayant donc enchaîné les lectures du genre ces derniers temps, j’avoue avoir probablement atteint un seuil de saturation – et ces minauderies m’ont pas mal indifféré, sauf sans doute quand la cruauté est de mise, ce qui n’est certes pas rare… L’expression de la jalousie, d’ailleurs, a ses bons moments (notamment à la toute fin) – et, bien sûr, la plume, du moins pour les passages en prose, est donc aussi belle que subtile.
On relèvera enfin combien l’œuvre entière tourne autour d’une notion essentielle de la littérature d’alors (et sans doute cela allait-il bien au-delà de ces romances) : l’éphémère (hakanashi), lié à l’inconstance (mujô) du monde – on y revient sans cesse. Une œuvre importante, donc – mais qui m’a sans doute moins parlé que la précédente, si ses apports sont indiscutables, et sa grâce de même.
LE ROMAN DE GENJI, DE MURASAKI SHIKIBU
Suit un extrait du fameux Roman de Genji (Genji monogatari) de la dame d’honneur Murasaki shikibu (973 ?-1014 ?), le grand classique par excellence de la littérature japonaise, et par ailleurs un roman fleuve – et c’est peu dire. Il n’y a plus l’ambiguïté des textes qui précèdent, où la prose servait la poésie, où la forme du journal hésitait entre réalité et fiction… Nous sommes cette fois indubitablement dans le genre romanesque.
En donner un extrait n’est sans doute pas évident, au regard de l’ampleur de l’œuvre… Les anthologistes ont choisi de livrer un des derniers chapitres du roman – les dix derniers constituant un livre dans le livre, après la mort de Genji. Plus précisément, il s’agit du cinquante-deuxième chapitre (sur cinquante-quatre), intitulé « L’Éphémère » (Kagerô), qui délaisse le faste de la vie de cour pour un cadre plus provincial, et, surtout, une intrigue centrée sur les amours tristes impliquant trois sœurs ; ici, on traite de la disparition de l’une d’entre elles – qui se fait nonne, mais a laissé des instructions à ses servantes afin de propager la rumeur de sa mort ; c’est une amourette « inconvenante » qui l’a poussée à ces extrêmes…
Le thème ressort du titre du chapitre, mais il faut sans doute aller plus loin que ce simple constat de l’inconstance du monde – d’une part en l’insérant dans une philosophie bouddhique plus globale, pessimiste (tendance amidiste semble-t-il), dont plus tard le splendide Hôjôki de Kamo no Chômei (figurant donc plus loin dans l’anthologie) sera une extraordinaire récapitulation ; d’autre part en mettant en avant le ton global de l’œuvre, souvent défini par le terme « aware », rendu par « tristesse » à l’époque moderne, éventuellement glissé dans une expression plus complète, « mono no aware no shiru » (que j’avais déjà croisée plusieurs fois, et pas toujours dans un contexte japonais, d’ailleurs), due au philosophe Norinaga Motoori, et qui met en avant la sensibilité (contrastant, dans une perspective nationaliste, avec une supposée froide rationalité chinoise), mais les anthologistes, se référant à un auteur contemporain, Karaki Junzô, préfèrent donc mettre l’accent sur « l’éphémère » et l’empathie que l’on peut ressentir pour (citation du chapitre) « ce qui est ainsi qu’il n’est pas ».
Difficile d’apprécier à sa juste mesure cet extrait – le contexte du roman change forcément la donne, a fortiori pour un chapitre aussi tardif, et tant les personnages foisonnent ; mais si la tristesse domine ici sur la splendeur, le raffinement de la langue est palpable, et, effectivement, la sensibilité très subtile de l’auteure – au point où l’on aurait envie de qualifier tout cela d’étonnamment moderne, avant de percevoir que l’expression n’en est que plus absurde…
Un jour, je lirai Le Dit du Genji – il patiente, avec ses 1500 pages serrées, dans ma pile à lire nippone ; je ne cache pas qu’il est assez intimidant…
« SI JE POUVAIS LES INTERVERTIR ! »
Extraits de roman encore (deux, brefs), avec « Si je pouvais les intervertir ! » (Torikaebaya monogatari), roman dit « de psychologie baroque » (auteur inconnu, fin du XIIe siècle). Là encore quelque chose qu’on serait tenté de qualifier de moderne, à ceci près que ce serait succomber à une vision bien naïve de l’histoire de la littérature autant que de celle des mentalités et des représentations…
Un homme a deux enfants avec deux femmes différentes : un garçon, tout d’abord, qui s’avère assez vite efféminé ; et une fille… du coup forcément garçonne. Le père peste tout d’abord contre ces bizarreries en tant que telles inacceptables ; d’où sa rengaine : « Si je pouvais les intervertir ! » Il est cependant amené à faire avec, et à éduquer ses enfants, non en fonction de leur sexe (génétique ou biologique, préciserait-on aujourd’hui), mais en fonction de leurs inclinations ; c’est ainsi que le garçon, tôt appelé « Princesse », devient dame d’honneur, tandis que la fille, logiquement « Prince », devient conseiller à la cour. L’histoire se complique quand un tiers (« l’Auditeur ») est amené à fréquenter les deux… et à tomber sous leur charme.
L’histoire, présentée ainsi, laisse supposer quelque peu la farce grivoise – et sans doute y a-t-il bien de cette dimension dans le deuxième extrait, quand l’Auditeur poursuit de ses assiduités le Conseiller… Mais ce n’est sans doute pas la dimension essentielle ; ce travestissement, cette subversion des codes sexuels, me font l’effet d’être bien plus subtils que cela ; et si les anthologistes nous disent que « tout rentrera dans l’ordre », je serais curieux de lire la chose en entier.
LES CENT POÈMES
Suivent Les Cent Poèmes (Hyakunin isshu), fameuse anthologie poétique composée semble-t-il par un certain Fujiwara no Teika vers le début du XIIIe siècle, et qui a eu une postérité inattendue… sous la forme d’un jeu de cartes.
Mais je serais bien en peine d’en dire quoi que ce soit d’autre : sous cette forme, débarrassée des contextes enrobant de prose les poèmes comme dans les Contes d’Ise, Le Dit de Heichû, ou, plus haut dans le recueil, le Journal de Tosa ou le Journal d’Izumi shikibu, j’y suis totalement insensible et n’y comprends rien de rien… Enfin, peut-être pas au point des haïkus, hein, j’y reviendrai.
Je relève simplement que l’on trouve, parmi les auteurs, aussi bien des hommes que des femmes, des empereurs comme des moines… Je relève aussi qu’outre l’anthologiste supposé, on trouve nombre de « Fujiwara no quelque chose » parmi les auteurs : sont-ce les régents qui ont fondé leur dynastie parallèle, récupérant pour un temps le pouvoir des empereurs suite à une politique matrimoniale bien pensée ? Je le suppose, mais…
CONTES DU MOYEN-ÂGE
On passe enfin à un petit assortiment de « contes du Moyen-Âge ». Trois viennent du Konjaku monogatari (vers 1120) : « La Voleuse inconnue » surprend un tantinet dans ce contexte – si nous sommes habitués sans doute à ces histoires où un homme fréquente sur une longue période une maison et la femme qui y réside, jusqu’à ce que, suite à une absence, tant la femme que la maison disparaissent, et c’est comme si elles n’avaient jamais été là, il n’en reste pas moins que le texte déploie une ambiance toute particulière, où, le cas échéant, la sexualité « déviante » n’est pas en reste ; en l’espèce, nombre de séquences de flagellation…
« Dans le fourré » inspirera sa célèbre nouvelle à Akutagawa Ryûnosuké, qui inspirera à son tour le célèbre Rashômon de Kurosawa Akira – mais ce qui fait l’essentiel de ces chefs-d’œuvre (les témoignages incompatibles) n’y figure pas : on y voit seulement le bandit leurrer l’époux et violer sa femme, après quoi cette dernière accable son lâche mari qui s’est fait berner et n’a rien fait pour la sauver…
« Un amour de Heichû » renvoie, bien sûr, au personnage de galant ridicule du Dit de Heichû, en mêlant deux anecdotes, celle sur la réponse « J’ai lu ! », et surtout celle, bizarrement scatologique, portant sur les circonstances de sa mort.
Il faut y ajouter deux contes issus cette fois du Uji shûi monogatari (début du XIIIe siècle), d’un style plus subtil : « Cent ogres marchent dans la nuit » évoque un moine assistant bien malgré lui à une assemblée de démons, qui aura aussi pour effet de le « téléporter » ; « Le Nez », qui suscitera là encore un fameux récit d’Akutagawa Ryûnosuké (de ceux qui l’ont rendu célèbre), est un conte comique sur un moine dont le nez est si long qu’un novice doit le lui soulever pendant qu’il mange, afin qu’il ne tombe pas dans sa soupe…
Reste un conte tiré du Tsutsumi chûnagon monogatari (fin du XIIIe siècle ou début du XIVe), « La Princesse qui aimait les chenilles », qui mêle satire sociale et waka à l’ancienne pour un résultat charmeur, avec cette futée mais rude jeune fille qui refuse d’être comme les autres et, par affectation philosophique, préfère collectionner les chenilles plutôt que les papillons – qu’importe les mauvaises blagues d’un séducteur curieux de cette marotte…
Fin du tome I – et bilan déjà plus que positif.
ÉCRIT DE L’ERMITAGE, DE KAMO NO CHÔMEI
Le tome II s’ouvre donc sur l’Écrit de l’ermitage (Hôjôki) de Kamo no Chômei (1212), bref et splendide essai sur l’inconstance du monde, le pessimisme, et le détachement de l’ermite. Un texte qui m’avait collé une sacrée baffe lors de ma première lecture de ce volume, par sa poésie au moins autant que par sa philosophie si ce n’est plus, et que j’ai relu bien des fois depuis, dans ce tome II ou dans d’autres traductions. Pas grand-chose à dire de plus ici que ce que j’en avais dit il y a quelque temps de cela, sous le titre Notes de ma cabane de moine… Toujours aussi fort, en tout cas.
LA RÉSERVE VISUELLE DES ÉVÉNEMENTS DANS LEUR JUSTESSE, DE DÔGEN
En fait de sagesse bouddhique, le texte suivant emprunte une voie radicalement différente… Il s’agit de (attention…) La Réserve visuelle des événements dans leur justesse (Shôbôgenzô), essai dû au moine Dôgen (1200-1253) – qui, s’il n’est pas l’introducteur de la pensée zen au Japon, est probablement l’auteur le plus éminent du domaine.
J’avais donc déjà lu ce texte au titre effrayant – trois extraits, en fait : les chapitres « La réalisation du kôan » (« Genjôkôan »), « Le temps-qu’il-y-a » (« Yûji ») et « La fonction-lune » (« Tsuki »), qui sont censés être relativement abordables. Relativement, hein… Bon, je n’y avais absolument rien panné à l’époque, et pas grand-chose de plus aujourd’hui… Tout au plus suis-je plus à même d’appréhender la réelle profondeur conceptuelle de ces extraits qui, à l’époque, m’avaient sans doute fait l’effet de délires mystiques dont il est impossible honnêtement de retirer quoi que ce soit.
En fait, il y a bien quelque chose ici – quelque chose qui me dépasse, sans doute, mais qui, au détour d’une sentence d’allure mystérieuse ou d’une anecdote telle qu’on en livre toujours dès que l’on parle de zen (en mettant éventuellement l’accent sur une irrationalité supposée du courant bouddhique), peut au moins temporairement se dégager, laissant entrevoir une authentique vision du monde (qui pour le coup relève bien d’une certaine rationalité).
Ainsi du rôle central du temps – dans une perspective que les comparatistes (parce que moi j’en serais bien incapable…) ont eu volontiers tendance à mettre en perspective avec la philosophie bien plus tardive de Heidegger.
Au-delà, on trouve sans doute des choses concernant tant l’appréhension du monde et du réel – avec notamment cette idée, que j’ai cru comprendre, d’un renversement du thème classique et déjà vu ici de l’inconstance du monde (j’ai l’impression qu’il en ressort bien davantage une complexité essentielle mais dénuée de connotations morales) – que de la possibilité de communiquer cette appréhension : la question, plus largement, du dicible – malgré l’hermétisme du texte, ou justement pour cette raison, elle passe, fait intéressant au regard de l’histoire littéraire qui est plus particulièrement l’objet de cette anthologie, par l’usage assumé et extrêmement subtil de la langue et de l’écriture japonaises, plutôt que de recourir par une habitude confinant au snobisme à la langue et à l’écriture chinoises, supposément plus « rationnelles » ; jeu déjà notable en soi, mais rendu plus subtil encore par le recours à des ambiguïtés d’écriture – ainsi de l’usage, au milieu des kanas, des idéogrammes chinois autrement bannis, mais utilisés phonétiquement comme dans les prémices de la littérature de l’archipel, et en jouant en même temps de la symbolique des caractères pour faire ressortir d’autres notions insaisissables autrement… et du coup probablement incommunicables (eh) au-delà du seul énoncé pour des lecteurs occidentaux (c’est tout particulièrement le cas dans le chapitre « La fonction-lune », et c’est ce qui explique ce titre en forme de concept redoublé à mi-chemin entre la philosophie et la poésie, à supposer qu’il y ait une différence entre les deux pour Dôgen).
Mais bon : rien panné… Je le relirai dans douze ans, hein ?
SOLILOQUE, DE GOFUKAKUSA IN NIJÔ
Après quoi nous avons… une petite-nièce présumée de Dôgen, désignée comme Gofukakusa in nijô, c’est-à-dire « la Dame de la Deuxième Avenue, concubine de l’Empereur Retiré Gofukakusa », ou, plus brièvement (ouf), « la Dame de nijô » (1258-c. 1320) – mais pas grand-chose à voir (re-ouf) avec la rugueuse philosophie bouddhique qui précède.
Son Soliloque (Towazugatari, littéralement « Parler sans qu’on me demande de le faire », titre qui me plaît tout de suite) est une volumineuse autobiographie, redécouverte seulement en 1950 (dans une copie incomplète du XVIIe siècle). C’est en fait un texte renvoyant à des pratiques antérieures – les « journaux » du premier tome, éventuellement mêlés du raffinement du Dit du Genji (même si c’est avec des connotations différentes), voire quelques renvois plus anciens à des textes tels que les Contes d’Ise ou Le Dit de Heichû, où les poèmes ont une place essentielle au milieu de la prose ; c’est pourtant subtilement différent, dans la mesure où c’est un travail d’une tout autre ampleur visant à retranscrire, non une séquence d’événements sur une période brève, mais bien l’ensemble d’une vie – enfin, plus exactement, l’essentiel : une trentaine d’années…
L’œuvre prise intégralement fait cinq tomes, dont sont livrés ici des extraits du début du tome I et du début du tome III. Il s’agit donc de l’autobiographie de la Dame de nijô, qui fut courtisane, connut bien des chagrins amoureux avec ses trois amants (qui lui ont chacun fait un enfant, sans qu’elle puisse exercer son rôle de mère pour autant), l’Empereur Retiré le premier, et changea après coup de vie, décidant de se faire nonne et de déambuler dans le Japon sous cette nouvelle occupation.
La langue est subtile, le propos régulièrement déchirant – tout particulièrement la fin du deuxième extrait. Pour autant, ça ne m’a pas plus passionné que cela, je dois l’avouer – le texte ayant donc en outre, sous cette forme, quelque chose d’un anachronisme, encore qu’une étude approfondie balayerait sans doute cette supposition hâtive.
LA MARGELLE DU PUITS, DE ZEAMI
Tout autre chose avec La Margelle du puits (Izutsu), qui est une pièce de nô attribuée au grand maître du répertoire Zeami (1363-1443) ; comme toutes les pièces du genre en principe, elle est très brève, et obéit à une structure assez contraignante, largement voire totalement définie par ledit Zeami dans ses écrits théoriques.
Pour autant, si les développements des anthologistes sur les rôles (le shité, essentiel, le waki, faire-valoir du premier, le chœur enfin) et les notions centrales du registre (hana, la « fleur », renvoyant à l’interprétation personnelle, et yûgen, la « grâce subtile », qui est un idéal esthétique) m’ont profondément intéressé, le texte de la pièce à proprement parler m’a paru bien plus hermétique, au point d’en être difficile à apprécier pour lui-même – c’est sans doute autre chose en représentation, quoique je ne suis pas bien certain qu’un Occidental, a fortiori ignorant de tout cela comme votre serviteur, pourrait y trouver quoi que ce soit de vraiment enthousiasmant… J’ai donc davantage apprécié ici le paratexte que le texte – ça arrive.
Notons quand même que cette pièce développe en fait un des Contes d’Ise (ledit conte, fort bref évidemment, est traduit dans la foulée) ; c’est l’occasion de retrouver encore une fois Ariwara no Narihira – dont les anthologistes avancent qu’il est probablement l’auteur du recueil, mais en laissant entendre que d’autres auraient pu jouer ce rôle, et notamment Ki no Tsurayuki, l’auteur du Journal de Tosa lu dans le premier tome.
Par ailleurs, la base du conte ne manque pas de charme – et pour une fois de vraie narration, en évoquant ces deux enfants, garçon et fille (le shité, ça m’a un peu surpris, incarne tout d’abord la fille – ou son spectre), qui grandissent côte à côte dans l’idée qu’ils se marieront un jour ensemble, à observer leur reflet dans le puits… mais qui, à mesure que les années s’abattent sur eux, perdent de leur confiance enfantine pour développer une timidité adolescente, puis une gêne toute adulte.
Autre aspect essentiel, la pièce a bien quelque chose d’un hommage, sans doute – à défaut d’autre chose, j’en ai retiré une sensation de mélancolie ma foi pas désagréable.
UN HOMME AMOUREUX DE L’AMOUR, D’IHARA SAIKAKU
Un Homme amoureux de l’amour (Kôshoku ichidai otoko) est le premier roman d’Ihara Saikaku (1642-1693), qui était jusqu’alors connu en tant que poète, auteur extrêmement prolifique de haïkaïs ; ce fut un grand succès commercial dès sa sortie en 1682 – comme ses romans ultérieurs, d’ailleurs ; ce qui en fait un moment fort du développement d’une littérature « populaire » japonaise.
Ihara Saikaku est le grand maître du genre ukiyo sôshi, ou « écrit du monde flottant », et ce roman serait même le premier du genre ; perçu, donc, comme étant de la littérature « populaire », avec les jugements de valeurs qui vont avec, le genre s’exprime d’abord, comme ici, au travers d’œuvres galantes voire pleinement érotiques (même s’il trouvera à s’illustrer autrement par la suite) ; il s’agit semble-t-il également de relever le « réalisme » de ces œuvres, ancrées dans un monde bourgeois très concret de l’époque d’Edo, bien éloigné des récits de cour fréquents jusqu’alors – et de plus en plus engoncés dans un formalisme irréel. En ce sens, les « écrits du monde flottant » développent aussi une philosophie passablement différente : c’est peu dire, que ce roman ne traite pas vraiment les choses de l’amour de la même manière que les œuvres galantes antérieures… Notamment en ce que le pessimisme bouddhique qui les imprégnait souvent n’est plus de mise ici – d’autant que l’auteur opère un retournement significatif, via justement le terme ukiyo, qui revient régulièrement (et dès la première page), et qu’il débarrasse insidieusement de ses connotations classiques de « monde (et amour) douloureux » : le « flot du monde » devient chez lui occasion de mettre en avant les plaisirs charnels – sans moralisme, sans excès de pudeur, et éventuellement de manière très souriante : à bien des égards, ce roman érotique relève de la comédie…
Et indéniablement de la parodie, en revenant régulièrement sur certaines de ces œuvres antérieures indépassables, mais implicitement (ou pas tant que ça…) critiquées – et plus encore sans doute les fades copies qu’elles avaient suscité à foison : ce texte, comme bien d’autres dans cette anthologie décidément très bien conçue, multiplie les renvois à d’autres œuvres majeures, antérieures (le Narihira des Contes d’Ise incarne toujours un idéal du séducteur, même sur un ton blagueur ; Les Cent Poèmes sont cités, et tout particulièrement la figure de Ki no Tsurayuki, renvoyant donc aussi au Journal de Tosa ; les Notes de chevet entraînent une parodie vacharde, qui n’épargne pas, globalement, le genre du « journal » ; l’Écrit de l’ermitage – avec un Kamo no Chômei « puant plus que Confucius lui-même » – y devient une technique de drague incongrue ; La Margelle du puits, éventuellement dans sa version nô, est immanquablement citée…) ou contemporaines (sauf erreur, Chikamatsu, on y arrive – juste après).
Tout cela est habile et souvent drôle. Les errances amoureuses du bourgeois Yonosuké, érotomane dès son plus jeune âge, séducteur impossible à contenir avant même ses dix ans, fournissent la trame (souple) de ce roman. « L'amour devait, jusqu'à l'âge de soixante ans, être sa torture. Il se divertit avec trois mille sept cent quarante-deux femmes et partagea les joies de sept cent vingt-cinq garçons. C'est le compte fidèle de ses cahiers. Comment a-t-il pu, depuis cet âge de la "margelle", continuer une telle vie où le foutre ne fut pas épargné ? » Ce qui donne le ton, je suppose…
Nous le voyons donc, au fil des brefs chapitres, multiplier les aventures amoureuses, auprès de jolies femmes et de tout aussi jolis garçons (à vrai dire, au début, nous le voyons, garçon, séduire les adultes, avec Kamo no Chômei pour argument, donc…), autant de prostituées et prostitués qui forment son monde au-delà des seuls marchands.
Le ton est agréablement léger, badin, parfois franchement drôle ; mais, contrairement à ce que les préjugés du temps pouvaient laisser penser (et sans doute tout autant les préjugés d’aujourd’hui, amenant à se pincer le nez devant le « populaire »), c’est aussi finement écrit, d’une plume vive et alerte, érudite aussi, et très habile dans le pastiche autant que dans la mise en place de situations réjouissantes.
Le roman complet fait 54 chapitres (comme Le Roman de Genji, et ce n’est probablement pas un hasard…) ; cette édition en reproduit vingt, qui parviennent miraculeusement à éviter l’écueil attendu de la répétition, et qui assurent un liant suffisant pour suivre l’évolution du personnage et ses désirs envahissants – dans la joie. Très chouette.
LA MORT DES AMANTS À SONEZAKI, DE CHIKAMATSU MONZAEMON
Un autre grand classique ensuite, tout aussi révélateur de cette évolution des mœurs, avec La Mort des amants à Sonezaki (Sonezaki shinjû, 1703), pièce de Chikamatsu Monzaemon (1653 ?-1724), considéré comme le plus grand dramaturge japonais.
Il s’agit en l’espèce d’une pièce de ningyô jôruri, c’est-à-dire de théâtre de « poupées » ou « marionnettes » (on parle aujourd’hui plutôt de bunraku – ce qui me rappelle utilement qu’il me faut revoir Dolls de Kitano Takeshi), genre où s’est le plus exercé l’auteur, s’il a aussi fait du kabuki.
En l’espèce, et comme le titre le laisse entendre, il s’agit d’une pièce portant sur le thème classique nippon, et peut-être justement de son fait car il l’a beaucoup mis en scène, du « double suicide » (shinjû – ce qui, chez Kitano puisqu’on y est, me renvoie avant tout à Hana-bi).
La pièce est assez courte (bien moins toutefois que l’exemple de nô de Zeami, plus haut), mais d’une richesse indéniable, dans le fond comme dans la forme – sur ce dernier point, je note quand même le « rôle » déconcertant du « récitant » qui, en gros, narre « en direct » ce qui dans le théâtre occidental relèverait des seules didascalies.
La pièce, en tout cas, témoigne d’un changement drastique dans les mentalités, à envisager sans doute en parallèle de l’Homme amoureux de l’amour d’Ihara Saikaku. Adieu le faste de cours mythiques, le propos est ancré dans le réel, éventuellement sordide – encore qu’avec des connotations différentes, puisque les bons bourgeois d’Ihara Saikaku sont ici remplacés par des personnages issus de classes sociales nettement moins aisées (la pauvreté y joue d’ailleurs un rôle déterminant dans la décision de suicide) ; de même, si le roman galant prêtait à rire, ce n’est pas vraiment le cas ici, la teinte morbide étant appliquée d’entrée et perpétuellement maintenue… L’idée étant en outre que la scène doit être dramatique en elle-même, sans artifices « artistes » virant au formalisme et au factice (révision du concept classique d’aware) ; le résultat est parlant, c’est très beau.
ENTRETIENS DE KYORAI, DE KYORAI
Après quoi nous avons l’Indicible… J’ai eu l’occasion, à plusieurs reprises, de parler de poésie japonaise classique, dans cette anthologie et ailleurs – et j’ai fini, bizarrement, par trouver un intérêt à ces waka anciens, au-delà de mes préventions instinctives, même si c’était surtout quand ils étaient enrobés d’une prose contextuelle. Mais le haïku, je ne peux pas…
Je dis « haïku », mais c’est un terme moderne ; à l’époque, on disait plutôt « hokku » d’abord, dans le cadre originel du renga (on dira plus tard renku), comme ici – il s’agit, disons, d’une enfilade qui lie (vaguement…) les poèmes en « moitiés » de waka – 17 syllabes d’un côté, et c’est le hokku qui donnera le haïkaï quand il sera pris isolément (mais qui ne l’est donc pas à la base), et 14 syllabes de l’autre, ce qui est le zenku. Ce sont donc des poèmes « vulgaires » (on avance même « comiques »…), d’une extrême brièveté, obéissant à des règles de composition strictes, et dont je n’ai jamais, au grand jamais, compris l’intérêt malgré bien des tentatives – notamment avec les Cent-Onze Haïkus de Bashô, le plus grand maître du genre.
Que l’on retrouve ici, forcément, au travers des Entretiens de Kyorai (Kyoraishô), et plus particulièrement de la partie dite « Propos du maître Bashô » (« Senshihyô »), texte publié (à titre posthume) en 1775. Kyorai (1651-1704), un des disciples de Bashô, y discute les poèmes du maître et de ses étudiants dont lui-même avec tout ce beau monde, chacun y ayant son mot à dire – mais avant tout le maître, comme de juste. Plus précisément, ces Entretiens portent surtout sur l’élaboration du renga (liant donc les poèmes comme dit à l’instant) En ville… (d’après les premiers mots du premier poème – ledit renga est traduit ici dans son intégralité… ce qui n’est pas grand-chose), signé de Bashô, Bonchô et Kyorai, issu de La Pèlerine du singe (Sarumino, Ichinakawa no maki), anthologie poétique de l’école de Bashô datée de 1691, et censée montrer ladite école à son meilleur.
Et je n’y comprends donc absolument rien… Je n’y vois ni sens, ni émotion, ni technique, ni beauté, ni humour, ni verve, rien. Je ne comprends pas. Les remarques de Bashô et de ses élèves distribuant les bons points et les mauvais points à tel ou tel poème me dépassent systématiquement, je n’en comprends jamais, absolument jamais, les raisons. Peut-être faudrait-il « éduquer mon goût » pour que j’en retire quelque chose, je ne sais pas… Mais je ne comprends pas l’intérêt de la chose. Dôgen, plus haut, était certes ardu, mais, sans tout comprendre, loin de là, je disposais de suffisamment d’éléments pour déterminer qu’il y avait bel et bien quelque chose à y comprendre au-delà de cette forme cryptique… Pas ici : ça me dépasse totalement.
C’est sur cette abomination (à mes yeux d’ignare) que s’achève l’anthologie à proprement parler – autrement plus qu’enthousiasmante. Deux textes figurent cependant en appendices, plus contemporains et sortant donc du cadre de ces Mille Ans…, sans que je comprenne toujours bien la raison déterminante de leur présence ici, si les liens ne manquent pas avec les textes qui précèdent.
CONTES DE TÔNO, DE YANAGIDA KUNIO
Tout d’abord, des extraits des Contes de Tôno (Tôno monogatari) du folkloriste et ethnologue Yanagida (ou Yanagita) Kunio (1875-1962), qui sont une retranscription toute ethnographique de contes et légendes issus de la tradition orale – et bien plus des « contes » au sens où nous l’entendons habituellement, par opposition aux monogatari de la littérature classique japonaise. En tant que tels, ils évoquent brièvement des anecdotes souvent surnaturelles du monde paysan – ce qui, à la fois, rapproche et distingue cette entreprise de celles de Lafcadio Hearn et notamment de Kwaïdan. C’est nécessairement brut de décoffrage, encore qu’étrangement élégant parfois.
Cela a en tout cas eu une certaine influence sur la littérature japonaise contemporaine, éventuellement dans le cadre d’une recherche d’ « archaïsme » (je vous parle prochainement de Soleil de Yokomitsu Riichi, d’ailleurs – à peu près contemporain) : Mishima Yukio prisait fort ces contes, y voyant « une miniature de la tragédie » (les liens de Yanagida Kunio avec l’extrême droite nippone, justement au travers de ces travaux ethnographiques qui étaient destinés à mettre en évidence une identité japonaise globale, n’y sont probablement pas pour rien), mais tout autant, dans un spectre politique bien différent, Ôé Kenzaburô ; pas cité ici, j’aurais envie de mentionner également, à vue de nez, Fukazawa Shichirô, pour sa superbe Ballade de Narayama (dont le caractère formellement ethnographique est pleinement assumé), qui donnera l’excellent film que l’on sait, signé Imamura Shôhei. Intéressant…
LA STRUCTURE COMPRÉHENSIVE DE L’IKI, DE KUKI SHÛZÔ
Le dernier texte de cette anthologie est vraiment très étonnant… Il s’agit de « La Structure compréhensive de l’iki » (« Iki no kôzô », 1930), essai du philosophe Kuki Shûzô (1888-1941). Celui-ci s’était formé à l’école de la philosophie occidentale, en Europe (où il a notamment rencontré Martin Heidegger). Et il y a trouvé des outils, notamment dans la phénoménologie de Husserl et dans l’herméneutique – laquelle deviendra sa méthode.
C’est ainsi au travers de ces outils conceptuels nés en Europe que le philosophe japonais entend disséquer la notion (complexe) d’iki, renvoyant à un idéal esthétique emblématique de l’époque d’Edo et de la civilisation urbaine de ce temps. C’est là qu’est le contraste qui fait tout le sel de cet article d’un abord ardu : le philosophe use d’une méthode et de notions implacablement sérieuses pour définir cet idéal de légèreté généralement mis en rapport avec l’activité de « séduction » – même s’il évoque en fait tout autant la « vaillance » et le « renoncement »…
Piochant volontiers dans les classiques de la littérature japonaise (dont certains figurant dans cette anthologie, bien sûr), le philosophe décortique donc la notion intrinsèquement japonaise pour en exprimer une éthique « débauchée » (il avait semble-t-il cette réputation – ce qui nous renvoie tout particulièrement à l’érotisme « bourgeois » d’Ihara Saikaku), et on le devine sourire derrière chaque concept… tout en restant parfaitement sérieux.
Du coup, même si l’essentiel m’a probablement échappé (ma culture philosophique, a fortiori contemporaine, est bien trop limitée pour pleinement appréhender tant le texte en lui-même que les subtiles notions qu’il emploie), j’ai bien aimé cet essai étonnant et iconoclaste, réjouissant enfin…
CONCLUSION
Peut-être pourrait-on en tirer la leçon de cette anthologie – qui est érudite mais jamais pesante, et plus qu’à son tour enthousiasmante ; en tout cas remarquablement conçue, et riche d’enseignements. Les éditeurs ont ainsi dessiné un fascinant panorama de la littérature classique japonaise, éclairant en soi, et donnant souvent le goût d’en lire davantage. C’est une réussite indéniable, que je vous recommande chaudement.
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