Un pont sur la brume, de Kij Johnson
JOHNSON (Kij), Un pont sur la brume, [The Man Who Bridged the Mist], traduit de l’anglais (États-Unis) par Sylvie Denis, Saint Mammès, Le Bélial’, coll. Une Heure-Lumière, [2011] 2016, 123 p.
La plus que sympathique collection « Une Heure-Lumière » des Éditions du Bélial’ s’enrichit de deux nouveaux titres qui lui font toujours honneur, elle qui était déjà très honorable. Je vous avais causé il y a peu de L’Homme qui mit fin à l’histoire, de Ken Liu, et avec passablement d’enthousiasme… Je maintiens ici ce que je disais alors : c’est une des meilleures novellas de SF que j’ai lu depuis bien longtemps. Et c’est peut-être ce qui pose problème ici, dans la mesure où la comparaison avec Un pont sur la brume, son jumeau en termes de parution, originale comme française, tend à s’imposer alors qu’il s’agit de deux textes on ne peut plus différents, qui, en toutes autres circonstances, n’auraient pas dû appeler à cette compétition. Or les deux nouvelles datent de 2011, et ont concouru aux mêmes prix – et c’est en l’espèce Un pont sur la brume qui l’a emporté sous ce dernier aspect : prix Hugo, Nebula et Isaac Asimov’s Science Fiction Magazine 2012, tout de même… Au final, nous avons bel et bien un très bon texte ; mais meilleur que L’Homme qui mit fin à l’histoire ? Je n’en suis pas convaincu – et ce souvenir récent parasite donc un tantinet la présente lecture…
Kij Johnson est une auteure assez peu traduite chez nous – à vrai dire, je ne suis pas certain d’en avoir entendu parler ou de l’avoir lue auparavant (malgré la passerelle rôlistique)… Impossible dès lors, pour votre serviteur d’une ignorance crasse, de situer Un pont sur la brume dans son œuvre. Ladite novella, en tout cas, adopte un cadre « archaïque » (relativement…) et mystérieux la tirant peut-être du côté de la fantasy, tout en mettant en scène une entreprise éminemment rationnelle et dépeinte avec une précision relevant peu ou prou de la science-fiction : la construction d’un pont (rien à voir, mais ça me rappelle qu’il me faudra bien lire un de ces jours Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal…). Rien d’innocent je suppose : un pont, après tout, c’est destiné à rejoindre des rives parallèles…
Ce n’est toutefois pas n’importe quel pont. Le monument est supposé traverser les 400 mètres qui séparent Procheville et Loinville, mais cela va bien au-delà – il s’agit en fait de joindre les deux parties de l’Empire qui, tout antique qu’il soit, a toujours été ainsi divisé. Car ce n’est pas un banal fleuve qui les sépare : entre les deux, il y a la brume, impossible à appréhender en tant que tel – un phénomène incompréhensible, qui emprunte des traits au solide, au liquide, au gazeux, et que l’on dit hanté par des créatures aussi fascinantes que dangereuses, poissons qui peuvent toujours être plus gros, et inquiétants Géants dont le courroux est toujours à craindre… On peut traverser la brume – entre Procheville et Loinville, ou en d’autres endroits où la distance demeure raisonnable : c’est l’affaire des bacs, depuis bien des générations. Mais, aussi bref soit le voyage, il a des traits d’odyssée – on ne franchit pas simplement la brume, il faut se plier à ses caprices sinon à ceux des maîtres des bacs ; et le danger est toujours là.
C’est ce que découvre bien vite Kit Meinem d’Atyar, jeune et talentueux architecte, issu d’une longue dynastie de bâtisseurs, et que l’Empire a chargé de reprendre la construction du pont sur la brume, et de la mener enfin à terme. Kit, s’il est jeune, n’en a pas moins une certaine expérience : il sait ce qu’une entreprise pareille implique – et il sait que les hommes employés à cet effet sont au moins aussi importants que les matériaux choisis. Pour autant, il ne connaît guère les conditions de vie dans cette région lointaine… Aussi, quand il arrive à Procheville, a-t-il quelque chose d’un innocent, vaguement « touriste », le perdreau de la lointaine capitale faisant ricaner les autochtones. Mais sans vraie méchanceté, et ça ne dure pas. Car Kit est sociable, curieux, sincère – prêt à apprendre et à faire avec les us et coutumes de la région.
Parmi ses rencontres sur place, il en est une qu’il faut tout particulièrement relever, et c’est Rasali Bac. Comme son nom l’indique (c’est l’usage dans la région, mais pas à Atyar, la capitale : le nom de Kit, Meinem, « ne veut rien dire »), elle dirige un des bacs faisant la liaison entre Procheville et Loinville – et de même son neveu Valo Bac. Les Bac sont une dynastie, eux aussi : ils font ce travail depuis des générations – pour leur plus grande joie, car Rasali aime la brume et ses mystères, pour leur plus grand malheur aussi, car c’est une vie dangereuse, et systématiquement écourtée… Un jour, forcément, tout Bac entreprend la traversée à un mauvais moment, et disparaît à jamais dans la brume…
Rasali est une femme forte – encore que cela n’a pas forcément les mêmes implications que souvent dans le genre (cet univers me paraît résolument non sexiste, les femmes peuvent être rencontrées à tous les offices, et le sont, d’ailleurs, tandis qu’il n’y a aucun présupposé sur la compétence de quiconque au seul motif de la zigounette ou du pilou-pilou ; et personne ne se pose la moindre question à cet égard, tout cela est parfaitement « naturel », j’y reviendrai). D’un abord qu’on pouvait craindre rugueux, elle se révèle bien vite une personne agréable, et qui s’accommode très bien de Kit – peu importe que, si son projet aboutit, elle devra se reconvertir, ainsi que son neveu, abandonnant à jamais l’antique tradition familiale : elle aime la brume, oui, mais a conscience de ce que le pont pourrait apporter, et ne va donc pas s’y opposer par un bête corporatisme. En fait, la relation entre les deux personnages permet d’ancrer l’intrigue – s’il y en a bien une – dans le réel, et de lui conférer toute sa dimension humaine. Au point de la romance, inévitablement ou presque… Encore que celle-ci prenne son temps pour s’installer, et conserve ainsi un air de « naturel », une fois de plus, qui lui évite toute pénibilité.
En fait, ce sentiment de « naturel » (le terme n’est probablement pas très bien choisi…) me paraît essentiel dans cette novella, peu ou prou sans adversité : bien sûr, l’entreprise est hardie, et ne s’accomplira pas toute seule ; bien sûr, rôdent au milieu de la brume des entités mystérieuses et inquiétantes, éventuellement fatales… Sur le chemin, les personnages rencontreront bien des contrariétés, des plus futiles – l’administration centrale, à l’instar de Kit au début du récit, ne semble pas avoir bien conscience de ce que cela implique au juste de traverser la brume… – aux plus tragique : un chantier de cette ampleur a ses morts… Mais l’idée me paraît quand même celle d’un accomplissement « nécessaire », sans doute pas aisé à proprement parler – chacun doit s’y mettre –, néanmoins inéluctable. La novella me paraît donc relever au moins en partie de la métaphore du progrès – mais sans naïveté, car les bémols sont bel et bien là, et, en définitive, le travail titanesque ou herculéen de domination du monde, de domestication de la nature (d’où mon doute concernant l’emploi jusqu’alors du qualificatif « naturel », car, à tout prendre, si l’on devait malgré tout relever une adversité, elle résiderait donc dans la nature) n’est pas épargné par un sentiment intérieur de futilité ou vanité ; mais j’en relève bien cette relative sérénité, où l’application à la tâche, paradoxalement, peut s’accompagner d’un certain détachement…
Le récit est ainsi aussi fluide que le proverbial « fleuve tranquille », avec ceci d’étonnant que c’est le pont qui incarne le fleuve. Le style est à l’avenant : sobre souvent, teinté de merveilles à l’occasion – car le cadre joliment décrit, tantôt abstrait, tantôt très concret, y incite énormément –, mais avant tout fluide : tout (s’é)coule, même au milieu de cette brume solide. Il y a le point A, le point B, quelques réminiscences pour la peine, mais il s’agit bien de joindre le début à la fin – même si ces début et fin sont relatifs, tant le récit a des allures de « tranche de vie » : il y avait quelque chose avant, il y aura quelque chose après. Je vais employer ce mot terrible : la lecture d’Un pont sur la brume est « agréable ». Et c’est une force indéniable de ce récit joliment mené.
Mais on en arrive au moment fatal – celui de la comparaison entre Un pont sur la brume et son jumeau dans la parution L’Homme qui mit fin à l’histoire (notons – gratuitement – la parenté des titres anglais, The Man Who Bridged the Mist et The Man Who Ended History ; en même temps, « bridged » et « ended » sont assez chargés des connotations distinguant en définitive les deux textes…). Comme dit plus haut, en dehors de toutes considérations éditoriales, cette comparaison n’a sans doute pas lieu d’être : ces textes sont on ne peut plus différent, le jour (Kij Johnson ?) et la nuit (Ken Liu ?). Mais il y a un réflexe malvenu – surtout si l’on prend en considération la question (toujours pénible ?) des récompenses… En ce qui me concerne, il n’y a aucun doute : j’ai trouvé la novella de Ken Liu bien meilleure. Non que celle de Kij Johnson soit mauvaise, elle ne l’est certainement pas – elle est même très bonne ; c’est seulement que celle de Ken Liu m’a bluffé, elle ne me paraît pas seulement « très bonne », mais véritablement « excellente ». C’est sans doute un rapport à l’imaginaire différent, par ailleurs – quitte à reprendre une vieille opposition souvent stérile : L’Homme qui mit fin à l’histoire est du côté des idées, de la stimulation intellectuelle ; Un pont sur la brume est davantage du côté du décor, de l’exotisme, du dépaysement – même si, bien sûr, les dimensions « opposées » peuvent bel et bien imprégner le texte d’en face par moments… Après tout, cette opposition est (tristement) schématique, ces conceptions n’ont rien d’irréductible. Mais si j’ai apprécié la ballade avec Kij Johnsonn, j’ai adoré la réflexion stimulante chez Ken Liu…
Au jeu débile du « s’il ne fallait en retenir qu’un », sur une île déserte ou dans un bête classement, je retiendrais donc L’Homme qui mit fin à l’histoire. Mais pourquoi s’en tenir à un seul ? Problèmes de sous mis à part, vous pourriez très bien lire les deux textes – chacun dans son genre est très réussi, et bien au-dessus du lot. Et la collection, décidément plus qu’appréciable, en bénéficie à tous points de vue, en excellence comme en variété.
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