Carnets de massacre : Les Étranges Incidents de Tengai, de Shintarô Kago
KAGO Shintarô, Carnets de massacre : Les Étranges Incidents de Tengai, [Korokoro soushi ooedo kisou Tengai], traduction [du japonais] et adaptation par Aurélien Estager, [Paris], IMHO, [2006] 2013, 198 p.
CARNETS DE MASSACRE, UN ET DEUX
Deuxième volume des Carnets de massacre de Kago Shintarô après l’étonnant mais réjouissant 13 Contes cruels du Grand Edo, Les Étranges Incidents de Tengai s’inscrit dans la lignée de ce (délicieusement) fâcheux précédent, tout en affichant bien vite sa singularité. On y retrouve avec un plaisir non dissimulé les délires tortionnaires et pornographiques du premier volume, mais le caractère suivi de la narration, distinction essentielle par rapport au tome précédent, permet à ces atrocités graphiques et salaces d’atteindre une tout autre dimension.
Pourtant, en dépit de ce caractère davantage suivi (relativement), rassurez-vous : c’est toujours aussi barré, et certainement pas restreint par une quelconque tentative pour assurer la crédibilité et a fortiori la « bonne tenue » de l’ensemble. Ce qui se constate notamment au regard de la temporalité du récit, en écho des incohérences assumées des 13 Contes cruels du Grand Edo. La première page situe ainsi le récit en 1783 (ou, si vous préférez, pour reprendre le texte de la toute première case, « le 1er janvier de l’an 3 de l’ère Tenmei ») ; mais, plus tard, cette première temporalité sera balayée, qu’il s’agisse de remonter dans le passé (au tout début de l’ère Edo, avec Tokugawa Ieyasu himself), ou de se précipiter vers le futur – jusqu’à arriver à notre époque, avec ses hordes de touristes, ses produits parapharmaceutiques pour lutter contre la calvitie, ses harceleurs du métro ou ses dessinateurs de manga en plein bouclage, et bien d’autres choses tout aussi improbables.
Mais peu importe – ou, plus exactement, il ne faut pas s’arrêter à ce je-m’en-foutisme apparent concernant le contexte. Et c’est là que Les Étranges Incidents de Tengai révèle toute sa sève – car le récit suivi n’en est pas moins fascinant. À se demander d’ailleurs s’il ne va pas encore plus loin que son déjà bien hardi prédécesseur en matière de délires pornographiques sadiques – même dans le registre par essence outrancier du genre « ero guro », ce deuxième volume des Carnets de massacre met d’emblée la barre très haut…
L'IMPÔT DE CHAIR ET LA PRINCESSE SAGIRI
1783 ou pas, peu importe ; ce qui compte, c'est que l'histoire débute alors qu'une terrible famine affecte le Japon, et plus particulièrement le Tôhoku. Les victimes se comptent par milliers, même si certains fiefs s'en tirent étrangement mieux que d'autres ; un mieux très relatif, toutefois, car pouvant dissimuler (mais à peine) une horreur d'autant plus grande...
Il en va ainsi en Tengai, où le seigneur local (invisible), à moins que ce ne soit sa fille, la princesse Sagiri ? a mis en place une politique hardie autorisant des aumônes en nourriture. Les pauvres paysans de Tengai ne meurent donc pas de faim. Mais il y a une contrepartie, et de taille : pour percevoir les aumônes et ne pas crever le ventre vide, les habitants du fief doivent payer un terrible « impôt de chair » à la seigneurie – untel sacrifie un bras, tel autre un œil, un troisième vend tout bonnement sa fille entière… Cette politique surréaliste produit une population entière d'éclopés, ne rechignant guère à tuer (indirectement le cas échéant), si cela doit leur permettre de survivre encore un peu plus
La princesse Sagiri – le plus important personnage de l’ensemble du volume – dissimule sous ses traits de mignonne gamine toutes les perversions d’un démon… à supposer qu’un démon soit vraiment pire qu’un être humain. Son égoïsme est impensable, son mépris pour la vie humaine tout autant – et elle raffole des tortures en tout genre, les plus invraisemblables au premier chef…
Tel un ersatz nippon du Divin Marquis, la jeune femme semble tout d’abord envisager une vague justification à ses atrocités au travers de cruelles scènes de vivisection. Et, oserais-je l'avouer ? quand la jeune femme découvre la lobotomie, à trifouiller de ses baguettes les cerveaux à vif de ses victimes (après avoir sucé littéralement leurs globes oculaires à l’aide d’une paille – quand même), je me suis senti mal… Quoi qu’il en soit, cette découverte essentielle de la lobotomie oriente immanquablement le récit vers une forme de critique sociale toujours sous-jacente.
TOUJOURS PLUS DE MAUVAIS GOÛT
Mais, en surface, ce sont le délire et l’humour qui priment, en affichant haut et clair leur mauvais goût outrancier – jusqu’à provoquer un bon gros rire éventuellement gras ; difficile ainsi de se contenir quand nous voyons, par exemple, des paysans mutilés de Tengai se disputer une bite coupée, plusieurs la revendiquant comme étant la leur – à courser ensemble l’organe contesté, ils en viennent bientôt à en user comme d’un palet dans un sidérant match de hockey sur glace !
Un mauvais goût assumé qui, toutefois, prend peut-être encore une dimension supplémentaire, lorsque nous assistons aux tortures sexuelles dont Sagiri raffole, appliquées pour l’heure aux seules femmes, même si la princesse a pour projet d’étendre ce dispositif aux hommes également – pas de discrimination ! Oui, enfin… Je ne me sens pas de vous décrire ici le procédé – découvrez-le par vous-mêmes, ça vaut son pesant de cacahuètes…
Mais hors de question de s’arrêter ici ! Kago Shintarô saura aussi nous régaler, dans cette optique, d’un Enfer factice dont mêmes les libertins de Silling n’osaient pas rêver…
DES VICTIMES ?
Un point commun unit à n’en pas douter ces divers ensembles, en ce qu’ils livrent un tableau de l’humanité guère flatteur : les victimes ne sont pas réduites à ce rôle, elles ne sont pas non plus des variantes de Justine, portées au bien mais qui n’en souffrent que davantage, leur innocence et leur bonne volonté étant bien mal récompensées… Non : ces femmes (surtout…), ces hommes (quand même…), sont autant d’ordures égoïstes – prêtes à tous les sévices pour survivre, et promptes quand cela leur est permis à se muer elles aussi en tortionnaires, avec un enthousiasme non dissimulé…
RIRE DE L’HORRIBLE
Tout cela est bien vu, et horriblement drôle – oui, c’est du Grand-Guignol : la torture, le viol, le meurtre, font rire. C’est sans doute « mal », mais le fait est qu’on s’amuse beaucoup… Et on ne peut manquer de témoigner d’une certaine admiration pour l’imagination pourrie de Kago Shintarô, qui invente les supplices les plus tordus, ou plus globalement les situations les plus invraisemblables, avec le don rare de nous livrer notre pitance de chair et de souffrance à point, tout en s’autorisant de nombreux espaces de liberté destinés à nous surprendre, pourtant – et ça marche à chaque fois ou presque.
LES NINJAS CRÉTINS
Je ne vais pas rentrer excessivement dans les détails concernant la suite des opérations. Notons simplement que l’on semble s’éloigner un moment des atrocités de Tengai, mais pour mieux y revenir ensuite, quand l’auteur décide de remettre au premier plan de son récit, en écho du passage le plus « suivi » des 13 Contes cruels du Grand Edo… des ninjas. Et on ne se lasse jamais des ninjas, hein ? Surtout de ceux-là – tous plus crétins les uns que les autres… Pas tout à fait sans doute les gwailo guignols d’un Godfrey Ho, mais il y a un peu de ça. Et difficile de ne pas rire à leurs affrontements débiles, où ils rivalisent de techniques spéciales qu’ils clament à haute voix avant d’en faire usage !
Deux clans s’affrontent : le premier, lié à Tengai et à la princesse Sagiri, a développé tout un ensemble de techniques reposant sur l’utilisation… des poils – lesquels sont d’ailleurs mis en culture, à seule fin semble-t-il de permettre à Kago Shintarô de faire un jeu de mots particulièrement mauvais sur des lotions capillaires d’usage courant dans le Japon contemporain ; mais, quitte à cultiver des poils, nos ninjas sont bien sûr amenés à cultiver aussi d’autres organes…
Le deuxième clan se focalise sur des techniques visant à « écarter » à peu près tout et n’importe quoi. Et pour cause ! Le maître, et tout autant le géniteur, des ninjas de ce clan, n’est autre que… Moïse. Sacrée guest star ! Bien évidemment, les ninjas de ce clan sont tout autant des gros connards que leurs adversaires…
ENCORE MIEUX ?
Le mélange de tous ces aspects donne un résultat parfaitement hilarant, jusque dans les scènes de torture les plus ignobles – pourtant bien à même de remuer le bide. Si la dimension ninja atténue peut-être un peu la perversion malsaine des premiers chapitres, le rire, lui, demeure. Et l’ensemble étant relativement cohérent (temporalité mise à part), le récit global accroche peut-être davantage le lecteur que les saynètes des 13 Contes cruels du Grand Edo – en tout cas, c’est mon ressenti.
LA FORME, MOINS ENTHOUSIASMANTE ?
Sur un plan purement formel, je ne suis pas plus que ça accroché par le dessin, comme dans le premier des Carnets de massacre – peut-être ce tome 2 est-il cependant un brin meilleur ? Quoi qu’il en soit, je n’en ferais clairement pas l’atout de la BD. Bon, il sert parfaitement le fond, hein – l’Enfer de Tengai est bien rendu, et la fraîcheur du minois de Sagiri vaut le détour…
Le texte est un peu déconcertant, de même ; je suppose que cela provient de l’original, mais, si le quasi-patois des bouseux rend plutôt bien, la familiarité, voire la vulgarité des « notables », dans leurs traits étrangement contemporains, me laissent un peu perplexe…
Autant d’aspects qui m’empêchent sans doute de hisser ces Carnets de massacre au sommet du genre.
UNE RÉUSSITE
Mais, dans ce domaine bien particulier, ça n’en est pas moins une réussite, et qui vaut amplement le détour. Réjouissant dans ses atrocités, hilarant dans son mauvais goût, d’une constance dans l’outrance qui force le respect, d’une inventivité ahurissante qu’on supposerait être l’apanage des plus dangereux des psychopathes, Les Étranges Incidents de Tengai m’a beaucoup plu – je l’ai clairement préféré aux 13 Contes cruels du Grand Edo.
Et affaire à suivre, ai-je cru comprendre ?
(N’oubliez pas cependant la précieuse injonction de l’ami Garth : « Si tu vomis, vomis là-dedans… »)
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