Gotland, de Nicolas Fructus et Thomas Day
FRUCTUS (Nicolas) et DAY (Thomas), Gotland, textes de Thomas Day et Nicolas Fructus, illustrations de Nicolas Fructus, mise en scène graphique de Franck Achard, [Saint-Mammès], Le Bélial’, coll. Wotan, [2014] 2016, 151 p.
FRUCTUS (Nicolas), Le Petit-Neveu de Pickman, introduction d’Olivier Girard, [Saint-Mammès], Le Bélial’, coll. Wotan, 2016, [80 p.]
NÉBAL À SON TOUR JOUE À TROUVER LE CORBEAU
Le crowdfunding s’inscrit de plus en plus dans le paysage éditorial français – au sens large : l’édition de jeu de rôle a, j’ai l’impression, intégré la méthode, au point qu’elle en devient « normale ». Il y a peut-être davantage de résistance en littérature ? Ceci dit, dans les genres de l’imaginaire, si la situation n’est probablement pas encore comparable à celle du jeu de rôle, la pratique s’est développée… Très honnêtement, je ne sais pas ce qu’il faut en penser – je préfère réserver mon opinion, le temps de digérer les atouts et inconvénients de la méthode, et son évolution à terme ; d’autant que j’ai l’impression que nous sommes encore largement dans le flou – peut-être même certaines conséquences d’ordre juridique doivent-elles être envisagées ? On verra, j’imagine.
Reste que, moi qui n’avais jusqu’alors jamais eu recours à ce procédé, j’ai enchaîné trois financements participatifs au printemps dernier – dans l’ordre, Les Contrées du Rêve, gros supplément ou ensemble de suppléments (du coup) pour le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, chez Sans-Détour ; ensuite « l’intégrale » des œuvres de fantasy de Clark Ashton Smith chez Mnémos ; enfin cet étonnant objet qu’est Gotland, aux éditions du Bélial’ – et qui, sans que ce soit forcément très étonnant, d’ailleurs, est finalement le premier de ces trois projets à être livré ; c’est allé très, très vite, en fait…
(Oui, vous aussi vous avez noté qu’il y avait comme une passerelle entre ces trois financements ?)
UN BEAU LIVRE – TRÈS BEAU
Gotland se pose d’emblée comme un objet à part ; c’est même ainsi que le livre définit par l’exemple la collection « Wotan » qu’il inaugure – après « Une Heure-Lumière », admirable, et « Pulp », c’est la folie des nouvelles collections aux éditions du Bélial’ ! Mais il est vrai que ces trois ensembles sont on ne peut plus opposés…
Gotland relève donc du « beau livre » ; c’est un très bel objet, oui, qui associe texte et image, et l’œuvre pour l’essentiel de Nicolas Fructus – que nous connaissons surtout en tant qu’illustrateur, mais qui livre ici deux nouvelles, forcément illustrées par ses soins ; tout cela dans une optique résolument lovecraftienne (avec le nom du gentleman de Providence qui figure en gros sur la couverture – j’avoue ne pas savoir qu’en faire en rédigeant la notice bibliographique de Gotland), qui ne surprend pas forcément, mais réjouit probablement, l’amateur qui s’était déjà régalé du précédent projet de l’illustrateur dans ce registre, le très beau Kadath : le guide de la Cité Inconnue, publié en « Ourobores » chez Mnémos il y a quelques années de cela. Il n’est toutefois pas seul aux commandes de Gotland : une troisième nouvelle s’y inscrit tout naturellement, « Forbach », de Thomas Day, qui avait été en son temps publiée dans le n° 73 de Bifrost, consacré à H.P. Lovecraft. Entre les trois récits, Nicolas Fructus livre des interludes purement graphiques. L’ensemble, sans doute, doit aussi beaucoup à Franck Achard, responsable de la « mise en scène graphique ». Le résultat, disons-le, est de toute beauté – à la hauteur des attentes que l’on pouvait placer dans pareil projet.
Oui, tout cela est vraiment très, très joli. Le livre, amélioré par paliers lors du crowdfunding, est un véritable objet de collection, et Nicolas Fructus y démontre avec passion et application la variété de sa palette, même en traitant du seul registre lovecraftien : les trois récits ont ainsi tous une approche graphique qui leur est propre, des délires « géométriques » de « Gotland » aux photomontages de « Mémoire des mondes troubles, ou la Faille Maréchal », tandis que « Forbach », entre les deux, joue l’intermédiaire entre la nature dont on ne sait si elle est avant tout vivace ou malade, qui fait également l’objet du premier interlude, et une approche plus « BD » qui se déploie ensuite, dans le second interlude, en un ensemble de visions lovecraftiennes plus « organiques » que celles qui précèdent, en mettant cette fois la faune mythique davantage en avant. Mais si la palette est variée, elle n’a pour autant rien d’incohérent – c’est bien plutôt qu’elle renvoie aux multiples approches qu’un même genre autorise, chez un illustrateur aussi talentueux qu’enthousiaste.
Après, les goûts de chacun entrent sans doute dans la partie, esquissant des « préférences » toutes personnelles – plus ou moins communicables, d’ailleurs. Ainsi, amateur pourtant de photomontages en temps normal, j’avoue n’avoir pas été tout à fait convaincu par les illustrations du troisième récit (par ailleurs le moins séduisant à mes yeux, mais j’y reviendrai), que je trouve un peu trop « propres »… Les croquis purement naturalistes du premier interlude m’ont sans doute plus ou moins parlé, par ailleurs. Mais – est-ce classicisme de ma part ? Je n’exclus rien... – je me suis surtout retrouvé, d’abord et avant tout, dans la démesure grotesque (au bon sens du terme) du second interlude, mais les géométries absurdes et autres constructions cyclopéennes de « Gotland », ainsi que la relative réserve des illustrations de « Forbach » – comme une sorte de « gothique paradoxal et modernisé » m’ont elles aussi pleinement convaincu ; à vrai dire, il s’agit de modèles en matière d’illustrations : elles accompagnent à merveille le texte, tout autant que le texte les accompagne ; il y a ainsi une belle synergie entre les deux dimensions de l’œuvre, qui, par phénomène d’émergence disons, produit une super-œuvre émanant des deux mais les enrichissant encore jusqu’à définir un registre qui leur est propre. Globalement, c’est donc absolument superbe – et la très belle mise en page, toujours appropriée, relativement sobre par ailleurs, mais s’autorisant des pages dépliantes du plus bel effet, contribue à son tour à la perfection graphique de Gotland.
LES TEXTES
Quelques mots sur les textes, maintenant.
Gotland
Par un bête réflexe que je suppose assez commun, moi qui « connaissais » (…) Nicolas Fructus en tant qu’illustrateur, je n’en attendais pas grand-chose en tant que nouvelliste. Mais je me rends bien compte que ça a quelque chose d’absurde – après tout, les gens qui cumulent les talents, ça existe… Alors je n’irais pas jusqu’à prétendre que les deux récits signés Nicolas Fructus dans cet ouvrage sont des chefs-d’œuvre – ils ne le sont pas.
Mais « Gotland » fait plus qu’assumer sa fonction. Le récit adopte un point de départ relativement étonnant, notamment du fait de sa dimension historique : il prend place au VIIe siècle après Jean-Claude, et donc sur l’île de Gotland, au large de la Scandinavie.
J’ai dit « récit »… En fait, c’est peut-être à débattre – mais de manière assez bien vue, car éminemment lovecraftienne : « Gotland » emprunte aux odyssées chtoniennes récurrentes chez l’auteur, où le narrateur est avant tout témoin, rapportant fébrilement ses découvertes hallucinées, dans des souterrains antédiluviens martelant l’insectoïde humain qui les arpente de son insignifiance cosmique ; en ce sens, la nouvelle peut éventuellement tenir au moins autant de la « vision » que du récit – ce qui est pour le mois à propos, puisqu’il s’agit d’illustrer la chose… Chez Lovecraft, cela a pu donner des choses comme « The Nameless City », en plein dans ce schéma, ou plus tard des choses plus ambitieuses, dans At the Mountains of Madness et « The Shadow Out of Time » ; d’autres exemples pourraient sans doute être cités.
Nicolas Fructus relève le défi avec un certain brio. Il introduit, dans le périple dans l’espace autant que dans le temps auquel est compulsivement attelé le narrateur, une thématique graphique globale, évoquant plus que jamais M.C. Escher, insinué dans une débauche cyclopéenne immédiatement connotée (et empruntant peut-être aussi à d’autres œuvres sous influence – Nicolas Fructus aime les œufs, qui font penser à Alien, le cas échéant via Giger…).
Pour autant, comme au travers d’un clin d’œil complice, il en revient en fait au récit – qu’il conclut sur une pirouette passablement pulp et en même temps très bien trouvée, et plus habile qu’on ne le croirait tout d’abord. La plume a peut-être quelques rares défaillances, très passagères, encore que je n’en sois pas tout à fait certain – globalement, dans son registre bien particulier, et dans son rapport essentiel à l’image, « Gotland » m’a fait l’effet d’une réussite.
Forbach
Nouvelle plus ancienne, et due cette fois à Thomas Day, « Forbach » s’inscrit tout naturellement dans l’objet fructussien. Ce texte me paraît représentatif de préoccupations formelles relativement récentes chez l’auteur, en tout cas prégnantes dans un certain nombre de ses nouvelles de ces dernières années – ce qui peut inclure la novella Dragon, parue récemment, mais j’y ai largement préféré « Forbach » ; bon, sans surprise, j’imagine…
Cette préoccupation première transparaît dans la structure même du texte – lequel, plutôt que de suivre une narration parfaitement chronologique ou, au contraire, se projeter dans tous les sens au travers d’un complexe séquençage temporel, adopte une solution étrangement plus rare, j’ai l’impression, mais tout à fait pertinente ici, en procédant à l’envers. Chaque séquence, dans Forbach, est postérieure à celle qui la suit. Les écarts chronologiques d’abord limités tendent, sans surprise mais avec pertinence, vers un ultime vertige cosmique qui n’aurait pas manqué, je suppose, de séduire notre cher HPL, qui prisait tant les durées préhistoriques voire préhumaines dilatées sous les auspices d’une science révélant toujours un peu plus le statut de fœtus cosmique de l’humanité – peut-être aussi son camarade CAS ? « Forbach », approche « noire » mise à part, certes, a peut-être quelque chose du vertige tétanisant d’un « Ubbo-Sathla »… Bon, je m’égare sans doute.
Pour le reste, le récit tient presque de la mise en abyme (re ; et d’autant plus qu’il y a à nouveau ici du périple chtonien, si l’auteur semble prendre plaisir à tourner autour plutôt qu’à le mettre véritablement en scène, jusqu'à ce que...), soit de Lovecraft… soit de ce que le jeu de rôle en a fait ? Là encore, je dis peut-être des bêtises ; mais l’histoire d’héritage, telle qu’elle est gérée, me paraît relever de ce cliché du registre, néanmoins très joliment employé ici – car la narration à rebours autorise bien des miracles en matière d’ambiance.
Et c’est bien l’ambiance qui prime, ici – et elle est parfaite. Le « récit », au sens le plus strict ? Peut-être est-il secondaire, dès lors – ou peut-être pas, mais tout en s’en accommodant assez bien. Un point intéressant, d’ailleurs, dans cette chronologie inversée, réside dans le rapport ambigu avec un autre procédé lovecraftien typique : celui de la corrélation de documents ; l’ignorance, ici, s’accumulant par strates, renouvelle de manière assez bien vue cette approche, en construisant une chape de secrets, secrets terribles en eux-mêmes, à moins que leur dévoilement en tant que tel constitue le véritable terrible dans tout cela…
Note au passage : quand la nouvelle avait été publiée dans le Bifrost n° 73, j’avais vu chez plusieurs membres avisés de la blogosphère qu’après avoir lu la nouvelle dans le sens imposé par l’auteur, ils l’avaient relue dans l’ordre chronologique – et avaient unanimement trouvé que ça ne marchait pas. La drôle d’idée… Ce n’était sans doute pas fait pour marcher dans ce sens, non ? Mais en l’état, oui – ça marche.
Mémoire des mondes troubles, ou la Faille Maréchal
Je suis nettement moins enthousiaste pour le dernier texte, « Mémoire des mondes troubles, ou la Faille Maréchal », dû à nouveau au seul Nicolas Fructus.
Sans être mauvaise à proprement parler, cette nouvelle, si c'en est bien une, ne me paraît pas vraiment s’élever au-dessus de la médiocrité… D’autant qu’elle a un côté inabouti, qui s’exprime peut-être tout particulièrement au regard de sa dimension relative d’ « exercice de style ». Certes, de l’ « exercice de style », il y en a, et de manière flagrante, dans les deux textes qui précèdent… Mais là où « Gotland » en exprimait une unicité de propos entre texte et dessin, là où « Forbach » ménageait une ambiance gothique moderne plongeant soudainement dans le gouffre d’un temps intimidant et terrible, « Mémoire des mondes troubles » use d’effets moins efficaces et plus grossiers – le « récit » au sens le plus strict n’étant guère de la partie, il en ressort une inféodation relative du texte à l’illustration plutôt qu’une symbiose des deux dimensions.
Or non seulement le texte est ici davantage subordonné au dessin, mais c’est aussi, du coup, pour les illustrations qui, globalement, m’ont le moins parlé… Certes, elles ne sont pas moches pour autant : le livre est beau de bout en bout, il est simplement moins bon ici. Mais l’association de ces deux travers aboutit à cette conséquence inéluctable que « Mémoire des mondes troubles » se lit sans qu’on s’y attache vraiment, et qu’on en tourne les pages finalement sans guère d’enjeu – la dernière page tournée, on se souvient que le livre est beau, mais cet ultime texte a déjà disparu dans les limbes, là où « Gotland » et « Forbach » demeurent, titulaires d’une majesté grotesque qui fait bien trop défaut à ce dernier développement, au style par ailleurs moins convaincant.
BILAN
Ne pas attacher trop d’importance à ce dernier jugement : j’ai été pleinement satisfait par ce Gotland, vraiment un très bel ouvrage, et qui vaut le détour. Je crois volontiers qu’il n’aurait jamais pu être édité hors crowdfunding ; à cet égard, c’est une belle illustration de ce que ce procédé peut produire d’intéressant. Je ne suis guère collectionneur, a fortiori de beaux livres, mais Gotland figure une appréciable exception, dont je ne doute pas que j’en tournerai régulièrement les pages, à l'instar de mon Kadath, pour m’imprégner de ces lovecrafteries graphiques – celles que l’on dit souvent, et souvent à bon droit, particulièrement périlleuses, mais pour le coup des plus convaincantes.
PS : LE PETIT-NEVEU DE PICKMAN
Ah, une dernière chose au passage : le financement participatif a débloqué une sorte de « bonus » intitulé Le Petit-Neveu de Pickman, petit livre supplémentaire constitué de quarante « dédicaces » de Nicolas Fructus, en noir et blanc cette fois, s’enchaînant pour former un semblant de récit – un semblant, hein… C’est plus léger que Gotland – plus pulp aussi… et s’autorisant en même temps un bref éclat pornographique. Amusant, du coup, mais rien d’exceptionnel non plus.
En tant que contrepartie pour Gotland, c’était tout à fait bienvenu – ainsi que les divers tirés à part, cartes, marque-pages, etc. L’achat séparé (possible) me paraît plus superflu… Ceci étant, c’est un témoignage, à sa manière, du sérieux autant que de l’enthousiasme investis dans le projet Gotland – mené à terme rapidement, plus que satisfaisant, et laissant désirer de nouvelles entreprises un peu « folles », dans ce goût-là ou dans d’autres. Et longue vie à Wotan !
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