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Gunnm, t. 1 : Un ange de rouille (édition originale), de Yukito Kishiro

Publié le par Nébal

Gunnm, t. 1 : Un ange de rouille (édition originale), de Yukito Kishiro

KISHIRO Yukito, Gunnm, t. 1 : Un ange de rouille (édition originale), [銃夢, Gannmu], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Manga Seinen, [1990-1995, 2014] 2016, 216 p.

 

RETROUVAILLES

 

Gunnm… Pour moi, c’est un peu une exception. La fameuse série de Yukito Kishiro, lorsqu’elle avait été publiée par Glénat (déjà) dans les années 1990, aux côtés d’Akira et quelques autres, n’avait pas été pour rien dans la grosse baffe suscitée par cette phase initiale, ou peu s’en faut, de découverte des mangas en France. Pour moi, cela avait tout particulièrement été le cas ; en fait, Gunnm avait été une des rares séries, alors, à provoquer mon enthousiasme, suffisamment en tout cas pour que je me risque à aller plus loin qu’un premier contact ; peu d’autres titres à l’époque étaient dans ce cas, hormis Akira (donc), même si j’avais feuilleté quelques Dragon Ball et compagnie (mais pas Z, sûrement pas, faut pas déconner), ou, dans un registre bien à part, les Gon de Tanaka. Je n’avais certes pas poussé jusqu’au bout (ni, a fortiori, lu Gunnm Last Order plus tard – la question ne se pose même pas pour la récente déclinaison Gunnm Mars Chronicle, dont la publication française débute parallèlement à celle qui nous intéresse aujourd'hui) pour telle ou telle raison, mais j’en gardais un bon souvenir – peut-être un peu idéalisé…

 

La BD, si elle avait compté à cette époque, était toutefois indisponible depuis pas mal de temps déjà. Il y avait pourtant sans doute un marché, de jeunes amateurs de mangas frustrés d’une bonne édition française et récente de cette série… Et Glénat, dans la foulée de ce qui a été fait pour Akira, a donc annoncé la publication d’une nouvelle édition de Gunnm, baptisée du coup (paradoxe ou presque) « édition originale », et conservant notamment une chose jugée aussi superflue, à l’époque de la première parution française, que le sens de lecture… Autres temps, autres mœurs ? Tant qu’à faire, la traduction a été révisée.

 

Sur ce dernier plan, je ne peux pas me livrer à une comparaison des deux traductions : après tout, c’est bien parce que j’ai égaré mes vieux exemplaires, et l’occasion faisant le larron, que je me suis procuré ce « nouveau » premier tome « original »… La question du format est différente – et pour un résultat qui m’a surpris. Naïvement, et sans aucune raison au fond, je supposais que cette « édition originale » emploierait un format relativement grand – celui, d’ailleurs, utilisé par l’éditeur pour Akira ; il me semble qu’une précédente réédition l’avait adopté, mais je dis peut-être n’importe quoi ? Ici, ce n’est de toute façon pas le cas : Gunnm édition originale adopte un format poche… [EDIT : et parfaitement normal, je disais des bêtises dans la première version de cet article (pour changer)...] Autre surprise au passage, mais à la limite de la déconvenue cette fois : la BD est très, très, TRÈS souple, et le papier très, très, TRÈS fin – aussi ai-je peur que tout cela ne s’abîme assez vite… d’autant, à vrai dire, que mon exemplaire a été quelque peu malmené par la Poste, aheum.

 

L’ESQUISSE D’UN MONDE

 

Mais passons à la BD en elle-même. Un de ses atouts essentiels sans doute, ou en tout cas était-ce un aspect qui m’avait marqué à l’époque de mes premières lectures, consiste en l’exposition finalement assez subtile d’un univers à la fois très référencé, et, pourtant, ne manquant pas de personnalité. Gunnm est une BD de science-fiction, et pioche un peu partout dans le vaste patrimoine du genre, mais parvient à s’approprier les éventuels lieux communs pour les tourner à sa sauce. Avec éventuellement quelque chose de relativement « original » le cas échéant, d’ailleurs ; s’il y a, dans Gunnm, des clins d’œil assez marqués tant au cyberpunk qu’au post-apocalyptique, je n’étais peut-être pas en mesure, jeune ado, d’y repérer ses thèmes lorgnant sur un transhumanisme ambigu… Et il y a aussi de l'utopie/dystopie pour faire bonne mesure.

 

Très vite, le monde, dans sa structure la plus schématique, se déploie sous forme d’opposition : il y a Zalem, la cité des nuages, flottant au-dessus de la « Décharge », ou Kuzutetsu ; classiquement, on y devine une utopie close et donc inaccessible, intraitablement opposée à un « sous-monde » tout de chaos et de violence – littéralement le monde de ses déchets, et dont les habitants, à tout prendre, sont tout autant de déchets.

 

Car il y a des habitants, à Kuzutetsu – et pas forcément, d’ailleurs, uniquement des brutes tout droit sorties d’un Mad Max. Ainsi Ido, souriant cybernéticien, qui fouille dans les montagnes d'ordures en quête de pièces utiles… Car la cybernétique est ici une activité essentielle : un humain « purement humain » y serait probablement une aberration (à ceci près que, pour certaines raisons, on ne peut exclure qu'Ido lui-même soit une aberration de ce genre...). Qu’on aille jusqu’à parler de cyborgs ou pas (et pour l'heure de transhumanisme ou pas ?), le fait est que les habitants de Kuzutetsu mêlent à leur chair quantité d’implants et autres « ajouts » technologiques, à même de faciliter un peu leur rude vie, voire de simplement permettre de vivre au jour le jour… La base humaine demeure, mais la qualité d’homme-machine n’en est pas moins la norme. Et ces éléments se remplacent, on répare les hommes : le rapport à la violence physique en est forcément affecté.

 

GALLY

 

Un jour, Ido, en fouinant dans les détritus, tombe sur une belle pièce – à tous points de vue : un tronc cybernétique surmonté d'une tête d'une femme. Il parvient à « remettre en marche » la créature, et lui donne un nom : Gally.

 

Ici, je vous dois des excuses, parce que j'avais (encore !) dit des bêtises dans la première mouture de ce compte rendu... Depuis ma première lecture de la BD, ado, et qui avait donc sans doute conditionné cette récente relecture, j'avais tout naturellement considéré que Gally était purement artificielle ; autant dire une androïde, voire un robot, « l'autre côté » par rapport aux humains cybernétisés qui sont la norme à Kuzutetsu. La représentation de l'artefact déniché dans les ordures, ses branchements divers, son absence prolongée sur des siècles, autant de choses qui me confirmaient dans cette vision... Un camarade m'a cependant dit que je me trompais, et que Gally était bien humaine. Le fait est que, dans ce premier tome, Ido se contente d'évoquer son « cerveau », bien conservé « comme en hibernation ». Je n'en avais pas déduit qu'il s'agissait d'un cerveau humain, j'imaginais plutôt quelque chose de bionique. Mais je me trompais et, à ce que m'en a dit ledit camarade, la deuxième série, Gunnm Last Order, lève toute ambiguïté à ce propos, si ambiguïté il y avait (chose vite confirmée en fouinant rapidement sur le ouèbe). Toutes mes excuses, donc, et il me faut reprendre cette chronique ainsi que celle du deuxième tome : cette prise de conscience change bel et bien la donne...

 

Mais revenons à Ido et à sa trouvaille. Ido est possessif : il tend à vouloir gérer la vie de Gally, sur tous les plans. Car elle est son rêve... En cela, il nie sans forcément en être très conscient, cette qualité humaine qu’il lui reconnaît autrement (et j'en reviens à l'ambiguïté, pour le coup...). Or Gally s’en accommode mal… Car, aussi mignonne soit-elle, et frêle d’aspect – mais cela se modifie, donc –, Gally pense bien par elle-même ; mais, en même temps – ce qui ne rend le personnage que plus complexe encore –, elle a un instinct, ou des aptitudes, qui semblent résulter d’un conditionnement antérieur… dont, amnésique, elle n’a pas la moindre idée. Quelle identité faire sienne ? De quelle liberté dispose-t-elle vraiment ? L’évidence se fait bientôt jour : Gally n’a rien d’une poupée douce et tendre, destinée unilatéralement à apporter un peu de beauté dans un monde qui, il est vrai, en a sans doute bien besoin… Non. Elle a des souvenirs d’ordre martial – elle recourt instinctivement au panzerkunst, une technique de combat antique et particulièrement redoutable ! Elle est une guerrière ; et ne peut être autre chose ?

 

En effet, très vite, confrontée à la violence de la Décharge, Gally doit se battre… Ce qu’Ido fait lui aussi, par ailleurs. Notre gentil cybernéticien a sa part d’ombre, et joue, la nuit, au chasseur de primes, au hunter warrior, traquant et massacrant les criminels – et peut-être bien dans une certaine mesure parce qu’il aime ça… Gally, dans sa relation ambiguë avec Ido, son « père » d’une certaine manière, veut suivre ses traces – littéralement ; et ce quoi qu’il en dise d’abord… Il devra pourtant accepter le fait accompli : Gally sait se battre, peut-être même qu’elle doit se battre – dès lors, il lui faut un corps adapté, et non cette armature de jolie poupée, mignonne mais fragile, qu’il lui avait d’abord attribuée…

 

PREMIÈRE PRIME

 

Devenue chasseuse de primes, Gally a d’emblée affaire à forte partie – le cinglé Makaku, à la fois « ver » et montagne colossale, mais psychopathe avant que d’être une brute ; d’autant, à vrai dire, que changer de corps, dans ce monde-là, est parfaitement dans l’ordre des choses… Il s’approprie d'ailleurs le corps d’un champion/gladiateur, et n'en sème que davantage le chaos dans une Décharge déjà suffisamment chaotique comme ça !

 

Le maniaque suceur de cerveaux fait peur – même aux plus hardis chasseurs de primes, soudainement tout timides dès qu’on leur en parle : eux font cela pour vivre, pas question de s’engager à l’aveuglette dans une mission aussi périlleuse, au seul principe de faire régner la « justice » ! Et la prime a intérêt à être sacrément plus élevée pour qu’elle les décide à agir… Ido et Gally, par la force des choses, seront pourtant amenés à affronter le monstre. Et à plusieurs reprises ; c’est comme si Makaku, d’emblée, affichait des traits de Némésis de Gally : l’affaire est personnelle… Mais Gally a de la ressource !

 

COMME UNE RÉSONANCE

 

Je me demandais tout naturellement, au moment même d’acquérir ce premier tome « édition originale », si mon ressenti serait le même qu’à l’époque de ma première lecture, ado. Forcément, ce n’est pas tout à fait la même chose…

 

En fait, et avant tout, cette relecture a peut-être été affectée par mon abord récent de One-Punch Manshônen d’action raillant le shônen… Et ce même si on considère Gunnm comme un seinen. L’ultraviolence est certes de la partie – mais ça ne m’avait certainement pas empêché de lire cette BD jeune ado ; je me souviens bien des critiques, alors, de nos bonnes âmes s’inquiétant de l’ultraviolence des mangas en général, mais sans doute avec des choses comme Akira et Gunnm en tête ; il est vrai qu’à tout prendre les éditeurs de mangas alors, ou d’animes pas toujours très bien distingués des mangas à l'époque, n’étaient pas les derniers à mettre l’accent sur l’ultraviolence ! Remember le générique de Manga Vidéo, avec du Sepultura en guise de bande son ?

 

Mais je m’éloigne : ce que je voulais dire, c’est que Gunnm, public cible mis à part, est bien un manga d’action, où le combat occupe une place essentielle. Dès lors, ma lecture ne pouvait qu’entrer en résonance avec celle de One-Punch Man… au bénéfice cependant de Gunnm, mais justement parce que cette vieille série use d’un certain nombre des codes raillés par One-Punch Man. Le combat est certes omniprésent (et globalement très lisible, ce n’est pas toujours le cas dans d'autres mangas de ma très vague connaissance, loin de là), mais le texte ne fait pas pour autant défaut – y compris en plein combat, sans atteindre au bavardage des comics de super-héros, mais sans doute davantage dans cet esprit-là tout de même ; ce qui me convient bien mieux…

 

Là où la critique portée par One-Punch Man se montre sans doute plus efficace, c’est donc au regard des codes narratifs. Quand j’avais livré mon compte rendu du premier tome du manga inspiré par l’œuvre originale signée One, un aimable lecteur m’avait fait découvrir le terme de nekketsu – comme une forme de schéma sempiternellement repris. Or, à voir les différents points qui permettent de qualifier un nekketsu, j’ai l’impression que Gunnm rentre pleinement dans ce cadre, pour bon nombre d’éléments déjà présents dans ce premier tome, ou figurant dans mes vagues souvenirs de la suite des opérations. La très relative originalité par rapport à ce schéma… serait le sexe de l’héroïne (dans ce monde cybernétique…) ; je n’ai aucune idée de ce que ce type de « femme forte » pouvait avoir d’original ou de convenu alors (au Japon ; la question ne se pose peut-être pas tout à fait de la même manière pour la France des années 1990 ?), même s'il semblerait que cela ait participé du succès de la série – mais, au-delà de cette interrogation aux connotations éventuellement absurdes, le fait demeure : tout ceci est globalement assez banal… Bien plus en tout cas que ce dont je me souvenais.

 

MAIS ÇA MARCHE

 

Pour autant, cette relecture n’a en rien constitué une déception. Le fait est que ça marche, et même très bien… Il y a sans doute plusieurs raisons à cela, que je ne suis pas bien certain d’entrevoir toutes.

 

Une fois n’est pas coutume, je mettrai le dessin en avant. Dans le registre éventuellement étouffant du manga d’action, Yukito Kishiro fait d’emblée très fort : son sens du montage s’accompagne d’un beau dynamisme, condition probablement sine qua non du genre ; mais il se singularise par d’autres aspects, qui contribuent à hisser Gunnm au rang des plus belles réussites en l’espèce – par exemple, dans son usage des personnages, esquissés avec un certain sens du détail qui leur confère d’emblée une vie, sans pour autant abuser d’un « expressionnisme », disons, pouvant loucher sur la caricature, et qui me paraît à vue de nez assez récurrent dans le genre : Ido, par exemple, dès sa première apparition, avec sa bonne bouille souriante et ses grosses lunettes, suscite immédiatement la sympathie du lecteur – ce qui ne fait que rendre plus troublante encore la possibilité qu’il ait un côté plus sombre… À l’autre bout du spectre, Makaku est tout en excès ; pour lui, la quasi-caricature est à propos, parce que c’est un personnage d’essence outrancière, dès lors plus propice à l’expressionnisme – son faciès dément ne laisse pas indifférent, ainsi dans cette séquence assez marquante, où il se livre à un petit jeu sadique de grimaces avec un bébé…

 

En fait, la dimension caricaturale intervient peut-être davantage dans un autre registre, tenant au rapport des proportions – et découlant immédiatement de la dimension « cyborg », voire « transhumaine », de l’univers : un corps, ici, n’a pas à être conventionnel, et peut se permettre mille et un écarts sur la norme ; à vrai dire, pour l'heure, seuls Ido et Gally (parmi les personnages principaux, du moins) relèvent bien de cette « norme », qui n’en est donc pas une à Kuzutetsu… La démesure de Makaku, d’emblée, s’inscrit dans cette méthode – et peut-être encore davantage quand le ver acquiert son corps de champion. Cela confère une certaine folie aux planches, qui peuvent se permettre des incongruités morphologiques, pour un résultat tout à fait appréciable.

 

Au-delà, le trait le plus admirable du graphisme de Yukito Kishiro est peut-être ailleurs, et en même temps dans la continuité : c’est la manière dont il bâtit un univers cohérent et relativement singulier, de manière visuelle avant que d’être textuelle ; le dessin fourmille de détails dans le décor ou les figurants qui participent de la genèse de ce monde fictionnel, et c’est assez remarquable. La conjonction, en fait, de cet univers et de ce dessin, fait à mon sens et pour l’heure tout l’intérêt de la BD.

 

Un bémol, peut-être ? Je suppose… ou peut-être pas. Il concerne Gally – c’est bien le problème. La « jeune fille » (qui n’est donc pas jeune, si plus ou moins fille) est certes très mignonne, et l’auteur sait lui conférer, outre sa chevelure unique, un minois charmant, tout en inscrivant sur ce dernier, le cas échéant, les stigmates de ses sentiments – de la peur à la haine, en passant par l’amour et l’incompréhension. Tout cela est bel et bon… Ce que je regrette un peu, mais peut-être était-ce inévitable, c’est la tendance à lui faire adopter des poses langoureuses de pin-up à tout moment ou presque – avec un autre attribut, cette bouche systématiquement ouverte sur un petit « o » de stupéfaction, qui lui donnerait presque un air de cruche… J’exagère peut-être ; mais c’est là une chose que je n’avais pas ressentie ado, étrangement, ou pas si étrangement que cela. Demeure, certes, ce rendu essentiellement pertinent d'un individu à part entière, en pleine quête d'identité...

 

Le reste ? Eh bien, ça tourne – efficacement. Le propos est certes très banal, au fond, mais l’attention au monde et au graphisme qui l’exprime suffit largement à compenser tout caractère convenu. L’action est omniprésente, mais sans être lassante, et en demeurant toujours lisible. Les personnages sont attachants, et suffisamment complexes, même par petites touches, pour qu’on s’intéresse à leur sort. Que demander de plus, dans ce cas ?

 

Probablement le deuxième tomeA priori, c’est pour janvier.

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