La Mort volontaire au Japon, de Maurice Pinguet
PINGUET (Maurice), La Mort volontaire au Japon, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Histoires, 1984, 380 p. [+ 8 p. de pl.]
LE SEUL PROBLÈME PHILOSOPHIQUE VRAIMENT SÉRIEUX
Le suicide est une question complexe, d’autant plus difficile à appréhender qu’elle a sa charge inévitable d’émotion et de douleur – je ne vous apprends rien. En même temps, selon le mot de Camus, c’est peut-être le seul « problème philosophique vraiment sérieux »… Et, en tant que problème philosophique, il a suscité des questionnements variés aux réponses tout aussi diverses.
La science, ici, est-elle vraiment si différente de la seule philosophie dans son approche ? D’une manière ou d’une autre, elle en dérive. Si une « suicidologie » a pu se constituer, du côté de la sociologie (notamment via le célèbre ouvrage de Durkheim en forme de démonstration prosélyte de la pertinence de sa méthode sociologique) ou de la psychologie, et ce sans garantie que les deux tendances puissent s’accommoder, loin de là, la prise en compte du problème, dans toute sa complexité (ne serait-ce que parce qu’il y a des suicides et non un suicide), ne débouche finalement guère aujourd’hui sur des acquis bien appuyés : le fait demeure, et on ne le comprend jamais tout à fait – même en tant qu’objet sociologique établi (via la régularité des statistiques, notamment), il déjoue souvent la prospective, tandis que chaque jour qui passe semble susciter de nouvelles « raisons » de se suicider… ou de ne pas le faire. « Raisons »... Cela fait partie du problème : le suicide peut être absolument rationalisé, ou paraître parfaitement irrationnel, et il y a de la marge entre ces deux attitudes diamétralement opposées.
Rien d’étonnant sans doute à ce que la matière soit aussi envahie de prénotions. La question du suicide implique donc aussi celle de ses représentations – au sens le plus strict d’ailleurs : les suicides célèbres, toujours les mêmes, reviennent sans cesse dans la discussion, personnifiant le problème, ce que les statistiques ne permettent guère. Peut-être n’en sont-elles que plus inquiétantes, en fait… « Mythifier » le geste suicidaire, n’est-ce pas en partie l’édulcorer ?
LE PAYS DU SUICIDE ?
Or, parmi ces représentations, le cas japonais a clairement une position particulière. Dans les représentations de tout un chacun, et nul besoin de s’y intéresser spécialement pour cela, l’empire du soleil levant semble jouir ou pâtir d’une relation toute personnelle avec le problème de la mort volontaire. Tout le monde connaît le « harakiri » (ou disons plutôt seppuku), tout le monde connaît les kamikazes (même si le mot a hélas eu sa fortune bien au-delà du cas japonais, ces dernières années, au risque de biaiser les représentations).
Et il n’est guère besoin de creuser bien longtemps pour aller au-delà de ces éventuels épiphénomènes (chercherait-on là aussi à se rassurer en voulant les envisager comme tels ?), et associer bien plus intimement le Japon, dans son histoire et sa culture, et le suicide, et ce quelle que soit l’approche retenue.
À titre d’exemple, un amateur de littérature relèvera probablement le suicide de Yukio Mishima, si célèbre, mais pourra aussi envisager, au fil du même XXe siècle, ceux de Ryûnosuke Akutagawa, Osamu Dazai ou Yasunari Kawabata, et pourra assez légitimement trouver que ça fait beaucoup de monde, tout de même – surtout dans la mesure où ceux-ci ne sont que les plus célèbres, il y en a beaucoup d’autres !
Et, à la lecture de ces auteurs mais aussi de bien d’autres, même en s’en tenant au seul XXe siècle, ou au visionnage de si nombreux films de la même période, sans même parler des mangas, etc., cette relation intime des Japonais au désir de mourir n’en devient que toujours plus envahissante et même oppressante : le suicide est partout, absolument partout ; or ce n’est pas là un phénomène moderne : des farouches guerriers du Dit des Heiké aux amants maudits des tragédies « bourgeoises » de Chikamatsu (et donc jusqu’à un Takeshi Kitano, aujourd’hui), toujours le suicide, toujours…
Rien d’étonnant à cet égard à ce que l’on ait employé l’expression de « pays du suicide » pour désigner le Japon. Et il ne faut pas s’y tromper : ce n’est pas là (que) le fantasme de quelque Occidental sidéré par l’approche japonaise de la problématique de la mort volontaire, aux antipodes de sa propre extraction judéo-chrétienne – témoignage d’une incompréhension radicale qui ressort et de longue date de nombreux commentaires dans la presse ou les arts… Mais non, l’expression est d’abord le fait de sociologues japonais !
Pourtant, l’étude statistique en la matière ne manque pas de surprendre… en cassant bien des mythes sur son passage. L’étude qui avait abouti à cette dénomination de « pays du suicide », dans les années 1950, tablait sur un accroissement exponentiel des statistiques annuelles de la mort volontaire – or ses accents catastrophistes ont été presque aussitôt démentis : en fait, cette étude avait été réalisée lors d’un « pic » du suicide au Japon (dans le contexte si particulier de l’immédiat après-guerre, et même si la conception durkheimienne d’une guerre moins propice aux suicides peut sans doute être discutée dans ce cas précis…), et, dans les années qui ont suivi aussitôt, les suicides ont en fait diminué… jusqu’à atteindre des seuils « normaux », voire « faibles ». En fait, la même chose s’était déjà produite auparavant : entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, on envisageait au Japon comme ailleurs un accroissement jugé nécessaire du suicide, sans doute dans la perspective anomique que Durkheim avait justement mise en évidence à cette époque – craintes bientôt démenties par les faits là encore.
Mais cela va bien plus loin – parce que le suicide au Japon contrevient largement à nos prénotions (« nos » incluant ici aussi celles des Japonais eux-mêmes, le cas échéant) : en fait, le taux de suicide au Japon n’est pas spécialement élevé… et il est même plutôt faible : « harakiri » ou pas, kamikazes ou pas, on se suicide en fait plus en France ou en Allemagne qu’au Japon !
(Ou du moins était-ce le cas en 1984, quand est paru La Mort volontaire au Japon ; c’est une limite éventuelle de l’ouvrage, encore que l’expression ne soit pas très juste, l’auteur, décédé en 1991, n’y étant bien sûr pour rien… Mais trente ans se sont écoulés depuis, et la situation a forcément changé – notamment dans le traitement « économique et social » de la question, le Japon de 1984, s’il n’était plus celui de la Haute Croissance, étant encore celui d’avant les bulles et leur éclatement, et la démographie du pays ayant considérablement évolué tout au long de la période, dont je suppose qu’elle ne peut qu’avoir des répercussions, sinon sur les taux de suicide en eux-mêmes, mais peut-être, du moins sur leur appréhension, en tant que suicides égoïstes et anomiques ; il faudrait que je me penche sur la question, tiens…)
[Justement, du camarade Krieghund, je cite : le livre date de 1984, date à laquelle le taux de suicide était "normal", sauf que depuis (et malgré une baisse il y a quelques années), il a augmenté dans des proportions assez grandes. En 2004, vingt ans après l'écriture de ce livre, le Japon était n° 8 en terme de taux de suicide. En 2014, le taux de suicide était de 18,4/1000, ce qui est redevenu dans la moyenne des pays industrialisés (la France a 16,7). Mais on se suicide aujourd'hui plus au Japon qu'à l'époque de l'écriture de ce livre.]
UNE HISTOIRE CULTURELLE
Cette permanence culturelle du thème suicidaire n’en est pas moins réelle – et peut-être ce paradoxe n’en rend-il l’étude que plus précieuse encore. Tel est l’objet, d’une certaine manière, de La Mort volontaire au Japon, fameux essai de Maurice Pinguet, universitaire français vivant alors au Japon, et qui, semble-t-il, avait pu contribuer, avec ce livre mais aussi autrement (j’ai cru comprendre que c’était le seul livre qu’il avait publié de son vivant), à intéresser les intellectuels français à la culture japonaise.
Pareille étude est nécessairement interstitielle, interdisciplinaire. Si l’essai a été publié dans la collection « Bibliothèque des Histoires » des éditions Gallimard, il relève tout autant de la sociologie ou plus exactement de l’anthropologie culturelle – des statistiques initiales (ou presque) à « l’acte Mishima » qui conclut l’ouvrage (et qui a pu en constituer le prétexte, ai-je l’impression, même si le livre est paru quatorze ans après la mort choisie du grand écrivain), l’étude navigue de la science la plus froide et neutre à la critique littéraire, l’histoire plonge dans les siècles les plus reculés ou se fait parfaitement immédiate, la philosophie (et donc la théologie, et donc la psychologie) étant tout autant de la partie.
Cerise sur le gâteau ? L’ouvrage n’est pas que riche et pertinent dans ces matières qui pourraient avoir quelque chose d’un peu abstrait, austère et intimidant : il est aussi joliment écrit, et l’essai présente un intérêt spécifiquement littéraire tout à fait appréciable…
LE « HARAKIRI » DE CATON
Toutefois, avant d’envisager la question proprement nippone, on ne peut pas faire l’économie d’une étude de nos représentations (occidentales) en l’espèce – car elles sont peu ou prou diamétralement opposées… même si elles ne l’ont peut-être pas toujours été. La marche de l’essai, même en fonction de périodisations ou d’approches thématiques appropriées au contexte japonais, implique donc de se livrer de temps à autre à quelques allers-retours.
L’ouvrage s’ouvre d’ailleurs sur le « harakiri » de Caton d’Utique – et sur les jugements très divers qu’il a suscités, à l’époque même puis au fil des siècles : d’aucuns y voyaient le geste superbe d’un homme libre refusant superbement César ; d’autres condamnaient l’acte comme scandaleux, sur les plans de la morale comme de la métaphysique.
La tradition condamnant sans contredit le suicide a fini par l’emporter. Des grands noms antiques, il faut sans doute mettre en avant Platon, quelques siècles avant le geste fatidique de Caton, qui, via son immortalité de l’âme, a eu sa part, essentielle, dans le développement d’une condamnation affichée, laquelle devait prospérer ensuite dans la théologie chrétienne de Rome – saint Augustin, tout particulièrement, aura un grand rôle intellectuel en l’espèce : la mort volontaire, dès lors, ne peut plus être jugée que scandaleuse et impie – car, en se tuant, l’homme outrepasse ses pouvoirs pour s’accaparer ceux de son créateur : Dieu seul peut tuer – ce Dieu qui, dans un état antérieur de la foi, exigeait de son prophète le sacrifice de son propre fils… Geste qui m’a toujours dépassé, mais passons. Puis ce Dieu s’est incarné lui-même dans un Fils se sacrifiant en Son propre nom. Du Dieu jaloux au Dieu d’amour, le fait demeure : le Père est une autorité, il est prompt au châtiment, et impitoyable le cas échéant – lui contester ses prérogatives est le pire des crimes, autant dire une lèse-majesté divine. Car c’est un Dieu qui est aussi César, d’une certaine manière… Et il faudra peu ou prou attendre la remise en cause de l’absolutisme, ainsi avec un John Locke, pour que le suicide en Occident ose à nouveau s’afficher en acte témoignant de la liberté de celui qui le commet – et ici les libres-penseurs ne tardent guère à succéder aux libéraux et libertins, ce sujet précisément occupant une place non négligeable dans l’arsenal rhétorique de leur lutte. Pourtant, cette liberté serait bientôt mise à mal par la science, sociologie ou psychologie donc, par un étrange retournement non dénué d’ironie…
Mais la relation à César est sans doute essentielle – autant que la perception religieuse de la mort et de sa signification, dans un Japon aux antipodes de la pensée autant que des populations et des territoires judéo-chrétiens. Non d’ailleurs que le « syncrétisme japonais » ait forcément « favorisé », ou même seulement « légitimé » le suicide… C’est une question complexe, il faudra y revenir. Les sectes bouddhiques, notamment l’amidisme sous ses divers avatars et le zen, pouvaient envisager la question de manières bien différentes – et éventuellement avoir des conséquences pas forcément envisagées de prime abord par les plus subtils de leurs théoriciens ; et, parallèlement à la foi, la morale, via Confucius et ses adaptations nippones ou d’autres penseurs encore, avait son mot à dire – éventuellement très différent. Mais l’acte ne pouvait probablement pas susciter le même rejet instinctif dans ce pays qu’en Occident, la perception globale de la question étant tout autre : le défaut du Dieu en tant que père, capital, change tout.
Il faut certes se prémunir de la tentation de faire dans le « spectaculaire », en opposant systématiquement le Japon et l’Europe (Maurice Pinguet est sans doute bien plus subtil ici que Ruth Benedict, même si La Mort volontaire au Japon entre plusieurs fois en résonance avec Le Chrysanthème et le sabre). Mais comparaison n’est pas non plus raison : or le suicide de Caton d’Utique, à vue de nez, nous paraît effectivement très japonais… On peut y voir une variation romaine (et anticipée, certes) du samouraï s’éviscérant en signe de protestation. Mais sans doute ne faut-il pas pour autant s’en tenir là ; car, s’il est une chose qui doit ressortir de cette étude mêlant histoire et anthropologie culturelle, c’est bien la complexité de la matière – pour l’appréhender, il faut vite percevoir combien parler du suicide au Japon peut être pernicieux : il y a des suicides, et dont les motivations, les rituels et les perceptions peuvent être extrêmement différents d’un cas à l’autre. Les seules catégories durkheimiennes doivent au mieux être affinées (même si le suicide altruiste jouera un rôle essentiel durant la majeure partie de l'histoire japonaise et par voie de conséquence de l'essai ; égoïsme et anomie prendront cependant le relais en temps utile), et il faut prendre garde à ne pas gommer instinctivement ce qui dépasse.
Car, à s’y attarder un peu, les suicides d’accompagnement de la protohistoire japonaise ne sont pas ceux des nobles dames et des guerriers du Dit des Heiké, qui n’ont à leur tour pas forcément grand-chose à voir entre eux, ni a fortiori avec ceux des amants bourgeois de Chikamatsu ; le même rite du seppuku peut avoir des significations diamétralement opposées (protestation contre l’injustice, ou au contraire obéissance à une décision de justice, quand le suicide est ordonné – on parle alors de tsumebara) ; les 47 rônin ne sont en fait pas des kamikazes ; et les motivations des suicides des quatre grands écrivains du XXe siècle cités plus haut (Akutagawa, Dazai, Mishima, Kawabata) n’avaient pas forcément quoi que ce soit de commun même entre elles… En matière de suicide, la systématisation a sans doute bien vite des limites, et la casuistique s’impose presque comme une nécessité, à vouloir saisir pleinement le phénomène.
LE POUVOIR ET LES SUICIDES D’ACCOMPAGNEMENT
La question de la mort volontaire au Japon implique de remonter aux temps protohistoriques (sinon préhistoriques ?), où elle adopte un premier avatar éventuellement ambigu, celui du suicide d’accompagnement ; en tant que telle, cette pratique n’a rien de spécifiquement japonais, et on la retrouve en maints endroits différents de par le monde (aujourd’hui encore, en fait – en Inde, notamment : on évoque régulièrement ces veuves qui se jettent sur le bûcher funéraire de leur époux… mais sans qu’elles en aient forcément le choix, bien sûr). Or les réactions du pouvoir japonais naissant, puis assis durant l’ère classique de Heian, sont ici très intéressantes.
Selon la classification traditionnelle, la protohistoire japonaise au sens le plus strict correspond à l’ère dite Kofun (300-710), prenant le relais des ères Jômon et Yayoi (cette dernière opérant la transition passablement floue entre préhistoire et protohistoire) ; or le terme de « kofun » renvoie à des tumuli, des tertres funéraires, souvent de taille impressionnante, inscrivant déjà et de manière très éloquente la question de la mort et de son appréhension au cœur des préoccupations politiques. Mais l’ère Kofun, concernant la thématique de la mort volontaire, est en fait déjà l’occasion d’une évolution radicale.
En effet, le suicide d’accompagnement s’était peu à peu établi au fil des siècles : pour faire simple, quand le chef (entendu largement, le cas échéant ?) mourrait, ses serviteurs se devaient de mourir avec lui. Le caractère proprement « suicidaire » de cette pratique peut sans doute être contesté, dans une certaine mesure (comme pour les veuves indiennes citées plus haut) : il y avait sans doute un poids de coercition qui forçait, le cas échéant, des domestiques ou concubines guère désireux de mourir avec leur maître, à succomber néanmoins pour obéir à l’usage ; cependant, dans d’autres cas, il fallait bel et bien parler de suicide, car la démarche était véritablement volontaire. Néanmoins, le terme de « sacrifice » serait peut-être plus juste, de manière globale – en autorisant la référence à bien des pratiques semblables de par le monde.
Mais l’usage du suicide d’accompagnement a fini par être contesté… Éventuellement dans une optique que nous serions tentés, aujourd’hui, de qualifier d’ « utilitariste » : pourquoi donc, quand le chef meurt, faudrait-il que meurent aussi tant de dévoués serviteurs, dont la compétence aurait été un atout crucial pour le successeur du défunt ? La légende a ici sa part (dans le Nihongi, complément du Kojiki), qui explique comment un empereur peut-être mythique a développé une nouvelle pratique : celle des haniwa, des sortes de figurines de terre cuite destinées à faire office de simulacres, et à remplacer les hommes auparavant sacrifiés dans les cérémonies funéraires. Au-delà du caractère éventuellement apocryphe de l’anecdote, le fait demeure : le suicide d’accompagnement, peu ou prou systématique jusqu’alors, a été progressivement remplacé par une figuration abstraite permettant d’éviter le bain de sang traditionnel des funérailles.
Et le pouvoir japonais « classique », de l’ère Heian, a suivi cette démarche, en prohibant plus ouvertement la pratique du suicide d’accompagnement, et en développant un arsenal de sanctions pour s’en prémunir. Législation rendue nécessaire, il est vrai, justement par la perpétuation, chez certains, de ce rite… Des religieux, notamment, sauf erreur – des épouses aussi, parfois.
En fait, ce rite aurait la vie dure : en 1912, à la mort de l’empereur Meiji, le général Nogi se suicide dans ce même esprit – geste qui stupéfie tant il paraît avoir quelque chose d’anachronique (en Occident, la presse se déchaîne pour condamner l’imbécilité barbare du vieux général, Maurice Pinguet en livre des exemples éloquents) ; mais il est vrai que Nogi était un héritier incongru du bushido, ce qui, en fait, change un peu la donne quant à l’interprétation de son geste, on aura l’occasion d’y revenir.
Mais revenons à l’époque Heian : ce qu’il faut en retenir à cet égard, c’est que le pouvoir, alors, dans la cour impériale, même si l’empereur est progressivement dépouillé de ses attributions politiques (par les régents Fujiwara, notamment), le pouvoir donc, bien loin de prôner une « culture du suicide », une idéalisation de la mort volontaire, combat en fait les comportements morbides que ces idéologies alors marginales pouvaient susciter. Le Japon de Heian n’est décidément pas le Japon des samouraïs… mais il lui laissera bientôt la place.
LA MORALE DES GUERRIERS
Le suicide, chez les guerriers, les bushi, a en effet d’autres connotations. Les dits de Hôgen, de Heiji et des Heiké, qui rapportent l’effondrement du Japon de Heian et l’avènement du Moyen Âge japonais, témoignent en effet de ce que les guerriers des clans Taïra (Heiké) ou Minamoto (Genji) avaient développé une culture qui leur était propre (dans ce Japon de l'Est déjà opposé à celui de l'Ouest centré sur la capitale), où la mort et la façon de mourir avaient une importance toute particulière. Sans doute est-ce en partie en raison de leur imprégnation par des pratiques religieuses éventuellement hétérodoxes à l’époque (j’y reviendrai), mais les circonstances ont eu aussi leur importance, de manière moins « réfléchie », ou moins « théorisée », disons.
Je l’avais noté dans mes comptes rendus, mais le « cycle épique des Taïra et des Minamoto » baigne dans le sang – et les suicides y sont peut-être aussi nombreux que les morts au combat (ou les meurtres et exécutions sommaires…).
Les coups d’État de Hôgen et de Heiji amènent le chef des Heiké, Kiyomori, alors tout puissant, à éliminer par le menu tous ses adversaires : femmes et enfants y passent comme les guerriers (son clan se repentira de ses rares « oublis »…). En cela, il prend plus que jamais le contrepied de la pratique de Heian : le Japon classique ne tuait que fort peu, préférant exiler ou cloîtrer dans des monastères, des simulacres de la mort dans ce sens comparables aux haniwa...
Mais nombreux parmi les adversaires de Kiyomori sont ceux qui, conscients du sort que le tyran leur réserve, choisissent de prendre les devants – ou, à vrai dire, qui en décident pour leurs proches (Yoshitomo, du clan Genji, massacre littéralement sa famille) ; pour l’essentiel, cependant, il s’agit bien de morts volontaires. Or les motivations de ces nombreux suicides peuvent être variées : cela pouvait être de s’épargner la cruauté de l’ennemi, aussi bien que de lui adresser un ultime pied de nez, autant dire le jour et la nuit ; et bien d’autres choses encore, en fait… parmi lesquelles des avatars du suicide d’accompagnement, revenu (ou conservé ?) chez les bushi malgré la politique hostile de Heian : sous le shogunat de Kamakura, un peu plus tard, on compte des suicides de masse après la défaite des troupes shogunales, où l’effet d’entraînement, dans le camp vaincu, pousse des centaines de guerriers à se donner la mort en même temps…
Mais cette morale des guerriers – morale en gestation, qui n’atteindrait son stade de plein achèvement qu’à l’époque Edo, quelques siècles plus tard, avec le bushido ou « code du guerrier », exposé tout particulièrement dans le Hagakure, et conséquence d’une longue maturation philosophique empruntant pour l’essentiel au bouddhisme zen et au néoconfucianisme –, cette morale donc dépasse largement les seuls combattants, et Le Dit des Heiké notamment le montre bien : les non-guerriers y sont tout aussi prompts, les religieux éventuellement, les femmes sans aucun doute – y compris, du fait de son infiltration par les clans guerriers, au sein même de la famille impériale… Scène fameuse du Dit des Heiké, rapportant comment, la bataille de Dan no Ura, en 1185, étant perdue par les Taïra, la veuve de Kiyomori se jette à la mer avec dans ses bras son petit-fils de sept ans – qui n’est autre que l’empereur Antoku ! Geste révélateur – comme l’est aussi, dans un registre parallèle, la perception plus globale de la « bonne mort » : Heian pouvait moraliser sur des tentatives de suicide ratées, et en tirer de précieux enseignements, certainement pas le Japon médiéval, plus rigide et sévère eu égard à cette question…
L’ÉVOLUTION RELIGIEUSE
La pensée religieuse a sans doute joué un certain rôle – éventuellement inattendu… De Chine venaient alors de nouvelles « sectes » (au sens bouddhique), auxquelles les clans guerriers étaient peut-être plus sensibles que la cour de Heian, qui entretenait des liens traditionnels avec un bouddhisme installé, plus conservateur en tant que tel, et éventuellement corrompu… L’amidisme, via les sectes concurrentes de la Terre Pure, ou le zen, notamment avec les écrits de Dôgen, tout opposés qu’ils soient à maints égards (salut extérieur, par la foi, et rédemption au paradis pour l’amidisme, salut personnel et « terrestre », par l’effort personnel et notamment la méditation, pour le zen), ont progressivement gagné du terrain en bénéficiant de la faveur des bushi, qui puiseraient dans ce corpus théorique pour édifier une morale qui leur soit propre, en la mêlant s’il le fallait de confucianisme ou néoconfucianisme donc. Le rapport à la mort pouvait alors devenir très différent – à la mort, et au suicide.
Finalement, il y a pourtant une certaine logique à cette évolution : le salut promis par le bouddha Amida vaut pour tous, la Terre Pure sera la récompense de tous ceux qui ont la foi, et ce quels que soient leurs crimes – Namu Amida butsu ! La simple répétition du mantra garantit la rédemption. Or Amida n’est pas le dieu des chrétiens, un créateur qui entend farouchement conserver ses droits sur sa création : s’ôter la vie, pour un chrétien, revient à insulter Dieu – mais Amida n’est pas ce démiurge, et le suicide lui est indifférent. Dès lors, quand la vie est trop dure, ou même sans en arriver à cette extrémité, d’ailleurs, un simple « calcul » peut rendre la mort volontaire séduisante – il n’y a pas de morale mortifère, imposant d’endurer la souffrance sans s’en plaindre… La Terre Pure est accueillante – pour les amoureux notamment, et j’y reviendrai.
Le cas japonais, en matière religieuse, présente des spécificités qui ont également leur rôle à jouer : bouddhas et kami, ou bouddhas assimilés aux kami, peuvent avoir leur mot à dire – au-delà même de la perception du « rôle » des morts, ainsi de ce haut fonctionnaire loyal jusqu’à la fin en dépit des calomnies… mais qui, une fois mort, se venge, impitoyable – au point que l’on ne parvient à s’en prémunir qu’en lui attribuant des récompenses et des grades posthumes (illustration d’un thème japonais classique, et que les conservateurs, notamment, mettent toujours en avant aujourd’hui : vie et mort ont « toujours » été mêlées aux yeux des Japonais, les morts y sont aussi « réels » que les vivants, voyez Morts pour l’empereur de Tetsuya Takahashi), puis en en faisant un dieu (comme plus tard au Yasukuni, je vous renvoie au même essai, dont c’est justement le sujet).
Il faut surtout mentionner ici Kannon. À l’origine, il s’agit d’une sorte de déité bouddhique, un bodhisattva répondant au nom sanscrit Avalokiteshvara. Mais, au Japon, encore plus qu’ailleurs, il devient un symbole de la compassion – dont le culte, puisqu’à terme c’est bien d’un culte qu’il s’agit, s’associe en fait à celui d’Amida. Or, si Amida a sa Terre Pure de l’Ouest, Kannon a son île où exercer sa compassion – qui devient bientôt une étape intermédiaire avant de gagner le paradis d’Amida, plus souriante et accueillante, c'est peu dire, que le purgatoire des chrétiens médiévaux. D’où de nombreux suicides « marins » : désireux de gagner l’île de Kannon, les candidats à la mort volontaire prennent le large (éventuellement dans des barques spécialement conçues pour ce lugubre commerce…), et se jettent à la mer, une forme de suicide très répandue pendant des siècles.
LE RITUEL SUICIDAIRE
Mais justement : c’est bien d’une formalisation qu’il s’agit, ou disons d’un rituel. La mort volontaire n’ayant rien de tabou, elle peut s’accompagner de commentaires autres que de simples condamnations unilatérales – autant de conseils pour s’assurer de ce que la mort volontaire soit une bonne mort, et honorable. Il y a donc des formes à respecter, progressivement dégagées par des générations de commentateurs.
C’est tout particulièrement vrai du seppuku. La pratique de l’éventrement volontaire, on la constate au moins dès Le Dit des Heiké : la mort de Yorimasa en est peut-être une des premières occurrences ? En tout cas, via la fortune du Dit des Heiké, elle en constitue au moins un exemple séminal. Il faut sans doute mentionner également Yoshitsuné, autre grande figure du même dit : il n’y meurt pas, mais les populaires chroniques bâties par la suite autour du charismatique personnage narrent avec un luxe de détail son suicide.
Or les formes sont sans cesse affinées. Le geste de s’ôter la vie par éventration n’est pas anodin ; sa gravité, même sans condamnation au moins implicite, impose des formes qui en assurent la sincérité et l'assurance en se démarquant des seules impulsions du moment. On enfonce la lame, et pas n’importe quelle lame, à un endroit précis ; après quoi on tire sur la droite, ce qui peut faire tomber les entrailles ; éventuellement, une seconde entaille remonte vers le haut du ventre… Et pendant ce temps-là ? L’assistant apparaît – qui, fonction du moment, prend acte du désir de mourir du suicidant, car il faut lui laisser l’initiative de sa mort, mais lui épargne la douleur en lui tranchant la tête (car mourir d’éventrement serait autrement une longue et terrible agonie – et il n’y a pas à cet égard de cette valorisation de la souffrance si caractéristique de nos monothéismes masochistes…). Mais ce sont là les gestes propres à l’accomplissement du suicide au sens le plus strict – et le rituel va bien au-delà : il y a l’endroit où mourir, spécifique, les nattes posées au sol, précisément définies, dont celle, rouge, qui doit absorber le sang, la façon de présenter la lame au suicidant, le costume dudit, comment il doit l’ôter, comment faire en sorte de tomber vers l'avant le moment venu… Tout un art du « bien mourir » qui ritualise le meurtre de soi, en lui conférant plus que jamais des atours moraux émanant de son caractère réfléchi et soigné.
Et, conséquence presque nécessaire, le suicide ainsi ritualisé se vêt bientôt des atours de l’institution.
POURQUOI MOURIR ?
Le rite est là – mais à quelles fins l’accomplir ? Ce même geste du seppuku, comme la mort en se jetant dans les flots, et sans doute pourrait-on mettre en évidence d’autres formes courantes, peut en fait avoir des causes très diverses, et, forcément, des conséquences tout aussi variées.
La pratique des bushi se distingue, de manière globale, de celle d’autres individus : j’en arrive bientôt aux bourgeois de l’époque d’Edo, mais ils ont des prédécesseurs notamment en matière amoureuse, et il faut sans doute aussi accorder une place particulière aux religieux, bonzes ou ermites, pouvant par exemple s’enfermer dans une caverne jusqu’à y devenir des momies (mais on prétend alors qu’ils ne meurent pas !), ou se jeter de telle cascade, etc.
Mais la signification du suicide est donc très variable. Bien exécuté, on n’y verra pas de lâcheté, bien au contraire (rien de plus opposé à la morale judéo-chrétienne) ; et l’honneur, surtout, est de la partie. Si le suicide d’accompagnement, malgré quelques persistances, n’est semble-t-il plus guère à l’ordre du jour (après Kamakura et ses suicides de masse, disons), le suicide d’expiation est plus que jamais présent : la faute, insurmontable – ou peut-être faudrait-il plutôt parler de la honte, et je vous renvoie à nouveau à Le Chrysanthème et le sabre de Ruth Benedict –, n’appelle souvent pas d’autre sanction, le suicide bien accompli étant alors le seul moyen de laver son nom, au bénéfice du clan sinon du suicidant.
Pas supplémentaire vers la contrainte : le tsumebara, rapidement envisagé plus haut, est une condamnation pénale – dans une optique « honorable », il confère à ceux qui en ont le statut la possibilité de payer leur dette envers la société (ou le shogun) par la mort volontaire.
Ceci, sans doute, parce que la mort volontaire, dans les mentalités d’alors et tout particulièrement celles des bushi, est l’argument ultime, la démonstration irrévocable et incontestable de la probité du suicidant, même quand il agit ainsi pour expier quelque chose, et quoi que ce soit. Le mot « agir » est ici capital, à en croire Maurice Pinguet : le Japon médiéval au moins, encore celui d’Edo, et peut-être cela a-t-il laissé des traces jusqu’après Meiji, se méfie des paroles, si légères, si vite trahies – le geste, par contre, l’action, n’a pas de ces ambiguïtés ; aussi leur est-il largement préférable, et sans qu’il soit besoin de l’envisager comme un dernier recours : il dit d'emblée ce qui doit être dit.
Et c’est bien pourquoi le suicide peut avoir quelque chose d’ « hostile » : on peut se suicider pour attirer le malheur sur un autre, contraint quoi qu’il en ait d’endosser la responsabilité du geste – avec comme conséquence probable la nécessité pour lui de se suicider à son tour, et de restaurer ainsi une forme d’harmonie tout en s’affichant comme un homme pas moins valable et honorable que celui qui s’était suicidé pour le réduire à cette extrémité.
Dans une optique finalement guère éloignée, le suicide adopte souvent les atours de la remontrance : si l’on entend protester contre une injustice, le suicide est peut-être le meilleur des moyens, car, conservant cette dimension fondamentale d’argument ultime, il suffit, à lui seul, à démontrer la justesse incontestable de la cause qui l’a suscité – on en arrive presque à une boucle de rétroaction, à même de provoquer le vertige… Mais oui : à l’époque Edo, nombreux sont ceux qui ne disposent en fait d’aucun autre moyen de faire parvenir leurs plaintes aux lointaines oreilles du daimyo, sans même parler du shogun – ils s’y résignent, sans regrets.
Dans cette même veine du « suicide altruiste », pour reprendre la terminologie de Durkheim, le cas le plus spécifiquement martial a cependant ses singularités et ses ambiguïtés. On rencontre, au fil des siècles, aussi bien des samouraïs prêts à mourir (essence du bushido en gestation, la base de leur morale) que des combattants tout bonnement désireux de mourir, et la frontière est parfois bien fine qui sépare ces deux comportements. À l’époque du Dit des Heiké, j’en avais fait la remarque dans ma chronique, à chaque bataille l’on trouve des bushi¸ souvent jeunes, qui déploient des efforts incroyables pour être les « premiers » sur les lieux – en sachant très bien qu’ils seront aussi parmi les premières victimes de la bataille… Mais ils semblent tirer, au moment d’expier, une satisfaction réconfortante (et sans doute un tantinet arrogante) d’avoir ainsi fait la démonstration de leur courage et de leur honneur… Guère stratégique, cela ! Avec les années, cependant, les attaques-suicides deviendront peut-être plus courantes, dans l’espoir d’avoir une utilité pour le clan même au prix de la perte de soi – suicide altruiste, donc, on ne peut plus altruiste, et qui déboucherait à terme sur les kamikazes. Mais méfiance ! Les kamikazes, c’est en fait encore autre chose – un pas de plus dans l’abîme, pour reprendre les titres de chapitres de Maurice Pinguet…
FIGURES MYTHIQUES DU SAMOURAÏ
À mesure que l’éthique du suicide, chez les samouraïs, s’institutionnalise, elle suscite comme de justes des modèles, des exemples, rapidement élevés aux dimensions de mythes – et ce tout particulièrement à l’époque Edo, ces deux siècles et demi de paix où les samouraïs, qui combattaient par la force des choses bien moins que durant l’ère Sengoku, n’en sont pas moins l’élite de la société nippone : le système de castes des Tokugawa leur confère une place à part, et forcément supérieure à celle des roturiers – paysans, puis artisans, puis commerçants, dans l’esprit néoconfucéen qui a inspiré le modèle de société. Modèle en fait déjà archaïque, tant l’époque voit l’ascension de la classe « bourgeoise » des marchands, sur lesquels je reviendrai juste après…
Mais l’essence supérieure des bushi a besoin de s’exprimer dans le mythe. Les vieilles figures héritées du Dit des Heiké cèdent la place à d’autres plus éloquentes – mais pas toujours aisées à bien appréhender pour un lecteur occidental… À Yoshitsuné et ses semblables, on préfère maintenant les quarante-sept rônin, ou les « loyaux serviteurs » vengeant leur maître Asano. Je ne vais pas revenir dans le détail sur cette fameuse histoire (en notant cependant que Maurice Pinguet, ici, se montre bien plus éloquent dans l’explication de leur geste que tout autre ouvrage où j’ai pu en entendre parler), mais elle constitue bien une forme de synthèse des différents aspects du suicide présentés juste au-dessus – c’est aussi pourquoi ce « mythe » (bien réel) a tant suscité la passion, le commentaire, parfois l’imitation.
Toutefois, le geste des quarante-sept rônin n’était pas aussi unilatéralement loué qu’on pourrait le croire… Certes, il s’en trouvait sans doute, au cœur du pouvoir, pour blâmer cet attentat, constituant en lui-même une forme de pied de nez au shogun, et ce sans doute d’autant plus qu’il était par la force des choses contraint à « récompenser » ses opposants en leur accordant l’honneur du seppuku. Mais cela va en fait au-delà.
Car l’institutionnalisation du suicide martial ne passait pas que par des prescriptions légales (il y en avait) et des modèles antiques, toujours les mêmes, sur lesquels prendre exemple. Le samouraï d’Edo se battait sans doute moins que ses ancêtres du Sengoku, mais il pouvait réfléchir et écrire. Ce n’est toutefois pas le Traité des Cinq Roues de Musashi Miyamoto qu’il faut mettre en avant, mais une œuvre bien différente, le Hagakure dicté par Tsunemoto Yamamoto – ensemble colossal, mais consistant en réflexions éparses, couchées sur le papier par un jeune disciple.
L’ouvrage constitue ainsi une somme de la réflexion des bushi sur l’éthique, la mise en forme ultime du bushido, ou « voie du samouraï » (oui, celle qui inspirera Ghost Dog dans l’excellent film de Jim Jarmush...) ; peut-être pas une systématisation, étant donné la forme très particulière de l’ouvrage, mais, oui, on peut bien parler de somme. Et en même temps d’aboutissement : le Hagakure est la transposition par écrit d’une morale complexe, le bushido formalisé qui dépasse en tant que tel l’informel et ancien kyûba no michi, ou « voie de l’arc et du cheval », en lui apportant des bases théoriques, héritées du zen et du néoconfucianisme – en tant que tel, le Hagakure déploie donc toute une morale de caste, en accord profond avec la philosophie officielle d’Edo (même si, en creusant un peu, je suppose que cela pourrait vite devenir contestable…).
Or le Hagakure semble bâti précisément sur l’institution du suicide altruiste ; Yamamoto y livre sans ambages l’aboutissement de sa réflexion : la voie du samouraï, c’est la mort… Les onze livres de ce « code d’honneur des samouraïs » y reviennent sans cesse, qui dérivent les vertus martiales et associées – ainsi l’honneur, forcément, la loyauté de même, etc. – de la condition, en pleine conscience du samouraï, d’être agissant comme s’il était déjà mort, et ne pouvant dès lors la craindre.
Pour autant, la question peut s’avérer toujours plus complexe : l’aphorisme a son pouvoir d’évocation, mais la réalité est nécessairement subtile. En témoigne par exemple le jugement porté par Yamamoto quant à l’affaire des quarante-sept rônin (contemporaine de la rédaction du Hagakure) – car notre sage samouraï ne les prise guère… La ruse des « loyaux serviteurs », leur plan à long terme, leurs mensonges destinés à détromper les autorités quant à leurs intentions, sont autant de procédés qui dépassent Yamamoto, ou lui déplaisent. Ce n’est en fait pas si étonnant que cela : il prône classiquement une morale du geste, et non du dire – et le geste doit être immédiat pour ne pas être entaché de suspicion et constituer bel et bien l’argument ultime d’un samouraï engagé en pleine conscience sur sa voie morbide… En tergiversant, en mentant, les quarante-sept se sont détournés de la voie du samouraï.
Précision importante, toutefois : à ce stade des événements, le Hagakure cristallise une pensée qui lui était antérieure et extérieure pour l’essentiel ; le livre ne sera en fait connu du grand public que bien plus tard, après Meiji – en tant que tel, il n’a certainement pas créé le bushido : il en est par contre une autre « figure mythique », surtout prise a posteriori… Car il serait plus tard l’ouvrage de référence des officiers nationalistes et militaristes de l’ère Shôwa, plongeant le pays dans la guerre à outrance. Après la défaite, le Hagakure serait renié comme étant une des causes de la dérive totalitaire du Japon… ce qui n’empêcherait pas d’autres nationalistes de s’en réclamer, tout particulièrement Yukio Mishima (voir notamment son essai Le Japon moderne et l’éthique samouraï) ; on avouera que c’est plus sympathique quand c’est Forest Whitaker qui le médite sur les beats de RZA…
SUICIDES BOURGEOIS, ITINÉRAIRES AMOUREUX
Mais il faut alors introduire une autre dimension de la problématique – là encore, l’accent mis sur la société des samouraïs ne doit pas nous tromper… Le Japon d’Edo est en effet le moment de l’ascension d’une nouvelle classe, bourgeoise, celle des marchands, qui s’enrichissent avec le développement du marché intérieur. Le système de castes imposé par les Tokugawa ne leur permettait pas d’atteindre les plus hauts échelons du pouvoir (en théorie), et mille et un procédés visaient à affirmer leur infériorité intrinsèque par rapport aux bushi ; mais leur richesse pouvait changer la donner, et la changerait à terme…
En l’état, cependant, et tout spécialement au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècles, période de grande prospérité, ils suscitent l’apparition d’une nouvelle culture dominante, attachée à la réalité d’un « monde flottant », et prenant le relais de la culture des bushi qui avait elle-même succédé à la culture courtisane de Heian. Cette nouvelle culture s’illustre alors notamment dans la littérature, avec divers auteurs qui livrent des œuvres au succès colossal, en tant que telles parfois dénigrées pendant un temps, mais considérées aujourd’hui comme parmi les plus importantes de toute l’histoire de la littérature japonaise. Trois écrivains brillent tout particulièrement, chacun dans son registre : Saikaku pour ce qui est des romans, Chikamatsu pour ce qui est du théâtre, Bashô pour ce qui est de la poésie – de ce dernier je ne suis pas en mesure de dire quoi que ce soit, et ne sais même pas s’il s’intègre bien dans cette thématique… Mais les deux autres doivent être envisagés.
D’abord Ihara Saikaku, j’imagine – que j’ai encore peu lu, seulement les extraits d’Un homme amoureux de l’amour dans l’excellente anthologie Mille Ans de littérature japonaise, puis Vie de Wankyû, mais j’en ai plusieurs autres titres dans ma bibliothèque, cette découverte m’ayant beaucoup plu… Le célèbre romancier (qui était d’abord poète) exprime le « monde flottant » dans des œuvres diverses, qui peuvent renvoyer à l’archétype du samouraï, mais qui, surtout, mettent en scène des bourgeois volontiers libertins – et leurs femmes, d’une nuit ou d’une vie, qui sont tout autant au premier plan. La moralité de ces œuvres est bien différente de celle, austère, des bushi… Elle correspond par contre pleinement à celle de la classe montante des marchands, dont elle est un témoignage important. La thématique du suicide peut s’y insinuer, mais donc sur un ton passablement différent.
C’est cependant avec Chikamatsu Monzaemon que la perception du problème change du tout au tout. Fils de rônin, le tragédien (qu’on a parfois dit « le Shakespeare japonais », si tant est que cela veuille dire quelque chose) a livré de très nombreuses pièces, surtout destinées au jôruri, ainsi qu’on appelait alors le théâtre de marionnettes – on dirait plus tard bunraku (mais Chikamatsu avait aussi écrit des pièces de kabuki ; je ne crois pas qu’il ait écrit de nô, genre antérieur et alors nettement moins populaire… mais pour le coup associé officiellement par les shoguns Tokugawa à leur société et à celle des daimyo ! Je peux me tromper, hein…). Comme Saikaku en matière romanesque, Chikamatsu a livré des œuvres « historiques » et des œuvres « domestiques », ces dernières plus en phase avec les goûts de la classe marchande.
Parmi ces « tragédies bourgeoises », un thème dépasse tous les autres et c’est peu dire : celui du shinjû amoureux, ou jôshi, c’est-à-dire du « double suicide », accompli ensemble par deux amants qui ne sauraient trouver le bonheur dans notre monde. Chikamatsu – et d’autres – y reviennent sans cesse, et le mot même de shinjû apparait forcément dans les titres, comme un moyen d’appâter le chaland ; ainsi, pour citer deux pièces particulièrement importantes, dans Double Suicide à Sonezaki (Sonezaki no shinjû), en 1703, ou Double Suicide à Amijima (Shinjûten no Amijima), en 1720. Or ces succès colossaux tirent leur substance de sordides faits-divers… mais au point où, bientôt, on en vient à confondre cause et symptôme : les bonnes âmes d’alors, aussi pétries de certitudes en matière artistique (entre autres…) qu’aujourd’hui, dénoncent la mauvaise influence de ces pièces, qui inciteraient les gens à se suicider ! Le fait est qu’il y avait alors, semble-t-il, un « pic » des suicides (mais c’est une supposition – il n’y avait pas d’outil statistique...) ; mais si cela soit démontrer quelque chose, c’est sans doute l’adéquation des « tragédies bourgeoises » de Chikamatsu à leur temps, non leur influence délétère… Mais cela va loin : on en vient à prohiber l’emploi du terme « shinjû » dans les titres des pièces ! Absolument en vain, ceci dit. Le pouvoir est souvent démuni, dans pareil cas...
Chikamatsu, quoi qu’il en soit, n’a certes pas créé le thème du shinjû, s’il en a abondamment fait usage : des suicides amoureux de ce type, jusque dans la figure de l’itinéraire qui en est si caractéristique, on en connaissait avant. Mais le tragédien en a fourni des figures… immortelles, si j’ose dire. Or ses amants ne peuvent envisager la question du suicide de la même manière que les bushi qui, à l’époque même, font de leur voie celle de la mort. Le suicide est un phénomène qui transcende les distinctions sociales, mais qui peut aussi, en sens inverse, les renforcer en appuyant sur les différences.
Le suicide amoureux, cependant, et qu’il soit bourgeois n’y change pas forcément grand-chose, trouve assurément des bases philosophiques dans l’histoire culturelle japonaise. On peut ainsi en revenir à Kannon, kami de la compassion, étape intermédiaire avant la Terre Pure de l’Ouest… L’essentiel, c’est que le « monde flottant », pour mille et une raisons, prohibe l’amour si pur des protagonistes. Mais la rébellion ne semble pas une issue… en dehors du geste de protestation que constitue aussi le suicide – et, en définitive, on peut donc en revenir ici à la morale des bushi, par une voie détournée. Ou peut-être pas tant que ça, d’ailleurs : les marchands lisant ou entendant tant d’œuvres qui, depuis au moins Le Dit des Heiké, glorifiait la « bonne mort volontaire », pouvaient-ils faire l’impasse sur ce thème dominant ? On peut même supposer que ce suicide, tout bourgeois qu’il soit, avait quelque chose d’un marqueur d’ascension sociale, par appropriation d’une pratique culturelle de la caste supérieure, pas si hermétiquement que cela séparée du reste…
Le thème du double suicide amoureux a persisté – bénéficiant de ces figures inoubliables. Dans ses ambiguïtés (protestation ou résignation, foi ou désespoir, « bourgeois » ou « noble », etc.), il a fourni la matière de bien des œuvres, encore aujourd’hui – je vous renvoie notamment à certains films de Takeshi Kitano, tels Hana-bi, et bien sûr Dolls (où la référence à Chikamatsu est explicite), entre autres.
VERS L’ABÎME
Meiji change tout – et non sans paradoxe : le mouvement xénophobe désireux de « chasser les barbares » débouche sur l’ouverture du Japon au monde et l’appropriation des techniques et pensées occidentales, les samouraïs désireux de réaffirmer leur prédominance signent eux-mêmes l’acte définitif de leur disparition, le mouvement réactionnaire a d’étranges allures révolutionnaires…
Meiji change tout, oui – et pourtant, sous-jacentes, des tendances héritées n’ont pas dit leur dernier mot, dès lors en fait qu’elles adoptent une part d’évolution… Et pas tant comme le vieux général Nogi, dont le suicide d’accompagnement à la mort de l’empereur Meiji, en 1912, fait figure d’anachronisme déconcertant. C’est surtout la classe militaire, qui, à terme, revivifie son passé mythique de samouraïs, en redécouvrant le bushido, éventuellement via le Hagakure. Toutefois, le Japon de Meiji et d’après n’est plus celui d’Edo, et ils en prennent acte : leur dévotion fanatique, dès lors, ne se ralliera pas uniquement à des concepts abstraits, mais trouvera un modèle, une cause, une justification, dans la figure de l’empereur, sacralisé, issu de cette fameuse lignée non interrompue et d’ascendance divine… Comme tels, ces nationalistes et militaristes sont souvent comme de juste « plus royalistes que le roi », dirait-on chez nous…
Mais c’est bien de nationalisme qu’il s’agit – un fruit paradoxal de l’ouverture au monde : ce sont les puissances colonisatrices qui, via leurs traités inégaux, et leur arrogante supériorité technique, enseignent au Japon qu’ils jugent barbare la primauté de la nation, concept d'élaboration encore récente, avec la Révolution française et les guerres napoléoniennes. Dès lors, l’entreprise de colonisation, de la part du Japon même, ne tarde guère – comme un pied de nez à l’Occident, mais ambigu quant à ses implications en Asie orientale : la propagande panasiatique, qui pose les Japonais en libérateurs, s’avère rapidement, en Corée, à Taiwan, en Mandchourie, pour le moins mensongère…
« Pays riche, armée puissante » : c’est là le mot d’ordre de Meiji, puis des jeunes officiers qui murissent sous Taishô, et prendront progressivement le pouvoir sous Shôwa. Ils ont fait leur la violence politique, et ne rechignent pas aux attentats ; c’est dans cette optique, sans doute, qu’il faut envisager chez eux les transformations de l’idéal de mort volontaire – non sans ambiguïtés là encore : si les samouraïs faisaient du geste suicidaire l’argument ultime, les officiers terroristes sont davantage disposés à tuer d’abord les autres, et on verra après, c’est plus sûr…
Et le développement de la doctrine nationaliste, alors, prend de plus en plus des allures d’escalade. L’armée exploite un autre paradoxe de Meiji : la constitution de 1889 proclamait en effet que l’armée était directement responsable devant l’empereur ; les militaires en tirent la conséquence qu’ils ne sont pas responsables devant le gouvernement ou l’assemblée… Ils se passent bientôt de leurs autorisations, et à vrai dire tout autant de celle de l’empereur, même s’ils prétendent œuvrer pour sa plus grande gloire (et sans doute sont-ils sincères, par ailleurs) : les « incidents » à répétition, ainsi en Mandchourie, décident de l’invasion de la province, bientôt de la seconde guerre sino-japonaise, et ce sans en rendre compte à qui que ce soit… L'armée du Kwantung, secondée par des sociétés secrètes (que l'on retrouve dans la campagne de L'Appel de Cthulhu intitulée Les 5 Supplices, c'est assez amusant...), décide et complote seule, et cela ne lui pose aucun problème. Le régime de Meiji était sans doute autoritaire, même si quelques vagues tentatives orientées vers la démocratie et le parlementarisme ont tenté d’y germer ; le régime de Taishô leur était plus favorable… Mais cette timide « démocratie » est bientôt désarmée face aux coups de force des militaires. Sous Shôwa, ils accaparent toujours un peu plus le pouvoir, et de plus en plus officiellement…
Il est vrai que le Japon a connu un progrès phénoménal depuis 1868, qui avait de quoi faire briller les yeux des nationalistes : le pays féodal, en quelques années à peine, a su se protéger de l’impérialisme occidental, revenir sur les traités inégaux, et se livrer à son propre jeu avec succès – au point de défaire la Russie dans la guerre de 1904-1905, événement dont les Européens et Américains ne reviennent tout bonnement pas ! On peut parler de succès « insolents »… et ils montent à la tête des militaires : ils n’ont que les mots de « sacrifice » et de « loyauté » à la bouche, et, s’ils apprécient à leur juste mesure les progrès technologiques du Japon, ils se convainquent bientôt, à force d’en convaincre les autres, que le Japon est de toute façon intrinsèquement supérieur aux reste du monde – et qu’il l’est tout particulièrement par son « esprit », hérité du bushido, et doublement incarné par le divin empereur et par ses officiers descendants des samouraïs. Un tel peuple ne peut pas perdre…
DU SACRIFICE DES NATIONALISTES AU SACRIFICE DE LA NATION
L’engagement de la seconde guerre sino-japonaise était sans doute déjà hasardeux – celui dans la Deuxième Guerre mondiale, au sens où nous l’entendons en Europe, a bientôt quelque chose de… suicidaire. Mais les militaires, confiant dans la supériorité de leur « esprit », bien que conscients qu’ils ne sont pas en mesure de soutenir une guerre longue, s’y lancent à corps perdu. Leur progression ahurissante semble d’abord leur donner raison… mais, à partir de Midway disons, ils reculent ; et ils ne cesseront dès lors plus de reculer, à court de tout tandis que la machine américaine s'est mise en marche.
Pourtant la propagande demeure – et là le renvoi à Ruth Benedict s’impose sans doute, qui évoque, par exemple, la conviction sans cesse répétée, à chaque revers, que « c’était prévu », et qu’il n’y a donc rien à craindre. Pourtant ces revers s’accumulent…
Mais « l’esprit japonais » est toujours vanté. Pour les soldats, il a son corollaire essentiel : on ne se rend pas. Seuls les lâches se rendent – les Américains, par exemple. Les soldats japonais sont bénis de l’empereur, et ils sont les descendants des samouraïs : en tant que tels, ils se doivent de comprendre que leur voie, la voie du soldat, c’est la mort. Au cas cependant où leur morale martiale ne serait pas suffisante, on leur promet la plus grande des récompenses : ceux qui mourront pour l’empereur seront honorés en tant que dieux, au sanctuaire du Yasukuni (je vous renvoie à nouveau à l’essai de Testuya Takahashi, Morts pour l’empereur). Et, au bout du sacrifice : la victoire.
La problématique du suicide ressurgit alors de mille et une manières – tout d’abord dans l’optique voulant que les soldats japonais ne se rendent pas, qu’ils ne sauraient être faits prisonniers. Quand l’espoir de vaincre, contre toute attente, disparaît lors de telle ou telle bataille, même si « c’était prévu », c’est l’heure des charges suicides – parfois l’officier en tête, sabre de samouraï en main. Dans d’autres circonstances, à mesure que la défaite approche, on invite les soldats (on leur ordonne, donc) à se jeter avec une mine sous les chenilles des chars d’assaut. Ceux qui, pour une raison ou une autre, ne peuvent rien faire de tout cela, n’en doivent pas moins se suicider, selon des formes précises, même si pas aussi ritualisées que le vieux seppuku – ainsi en se faisant sauter avec une grenade. Le suicide, ici, est autant une démonstration du courage et de l'honneur, qu'une sanction de l'insuffisance...
Quoi qu'il en soit, les morts s’accumulent. Et les militaires en viennent à institutionnaliser une nouvelle forme de suicide martial, plus radicale que toutes les précédentes, avec ceux que nous appelons kamikazes (les Japonais emploient ce terme, mais disent plus souvent « tokkôtai », pour « forces spéciales »), en référence au « vent divin » qui avait préservé le Japon de l’invasion mongole au XIIIe siècle : les kami interviendront forcément pour empêcher les Américains aussi de débarquer – mais peut-être faut-il leur forcer un peu la main ? Un chrétien dirait : « Aide-toi, et le ciel t’aidera… »
Mais, comme avancé plus haut, les kamikazes sont un cas-limite, qui va bien plus loin que toutes les pratiques de suicide au combat envisagées jusqu’alors – car leur caractère d’institution est plus que jamais essentiel. Au fil de la guerre, on avait déjà vu des soldats, sur l’impulsion du moment, se sacrifier délibérément, en se transformant en bombes humaines, pour assurer la victoire des leurs – au siège de Shanghai notamment, sauf erreur, où de tels sacrifiés volontaires avaient fait exploser les barricades ennemies. D’ailleurs, l’idée même des kamikazes avait été soufflée aux officiers par le comportement spontané de certains de leurs pilotes qui, sans qu’on leur en ait donné l’ordre, avaient d'eux mêmes jeté leur appareil contre les tours de contrôle des navires ennemis… Or cette pratique avait parfois été étonnamment efficace.
L’état-major envisage la question, puis décide de créer les tokkôtai : ce ne sont plus seulement des soldats prêts à mourir pour leur pays, voire enthousiastes à l’idée de le faire, c’est encore autre chose – ils sont sciemment formés pour cela. Après avoir gaspillé quelques bons pilotes dans des missions kamikazes, d’autant plus onéreuses, mais qui semblaient totalement désarçonner les forces américaines, et leur avaient coûté quelques bâtiments, les militaires se sont mis à former à marche forcée de jeunes pilotes dont, d’une certaine manière, la première mission serait aussi la dernière. Ils sont là pour mourir – c’est en mourant qu’ils vaincront. Ils ne sont plus des hommes, mais des bombes (ou des torpilles, dans certain cas : les kamikazes n’étaient pas que des pilotes, même s’ils en sont l’exemple le plus célèbre, on a pu retrouver ce procédé avec des sous-marins de poche, etc.) ; et c’est en agissant en tant que bombes qu’ils deviendront des dieux. Inutile de songer à survivre – d’ailleurs, on fait des économies d’essence : leurs appareils ne sont pas assez remplis pour un retour dès lors même pas hypothétique…
C’est le stade ultime du fanatisme suicidaire : une stratégie désespérée, qui remporte d’abord quelques succès notables, mais se révèle bien vite beaucoup trop coûteuse – l’évidence se fait jour, les kamikazes ne permettront pas de remporter la guerre… Il n'est même pas dit qu'ils ralentissent vraiment la progression américaine. Mais qu’importe, disent certains généraux ! De toute façon, les Japonais ne se rendront pas, ils ne peuvent pas se rendre : ils mourront pour l’empereur... et quoi qu’en dise l’empereur.
Et ils en emporteront beaucoup avec eux… et pas seulement des ennemis. Quand les Américains lancent l’assaut sur Okinawa, une population civile importante demeure sur l'île, la principale de l'archipel des Ryûkyû (alors japonais, mais depuis Meiji seulement). Les militaires nippons sont formels : les civils non plus ne se rendront pas. La propagande revient une fois de plus sur la barbarie des Américains, les civils qui tomberont entre leurs mains seront soumis aux pires sévices… Mieux vaut donc pour eux qu’ils meurent – et qu’ils meurent volontairement, ainsi que doit le faire un vrai Japonais ! De nombreux civils désespérés meurent ainsi – en se jetant du haut des falaises, notamment (on dispose d’images filmées de ce drame, qui m’ont proprement traumatisé quand je les ai vues, il y a quelques années de cela…). Mais si certains renâclent, les soldats peuvent les aider à mourir « volontairement »… Le rôle de l’armée dans la mort de tous ces civils ne fait aujourd’hui plus aucun doute – pourtant (enfin, sans surprise…), les conservateurs nippons, néo-nationalistes le cas échéant, en ont fait un cheval de bataille, affirmant qu’il n’y avait pas de preuves, et tentant par exemple de modifier le contenu officiel des manuels d’histoire pour nier toute responsabilité de l’armée dans cette terrible affaire… Encore récemment, cela a entraîné des manifestations monstres à Okinawa (et ailleurs au Japon) ; des intellectuels tels que Kenzaburô Ôe y ont aussi eu leur part. Pour l'heure, les négationnistes ne l'ont pas emporté...
Mais, dès lors, je ne peux m’empêcher de me poser une question, à laquelle je n’ai pas trouvé de réponses dans ces pages – peut-être et même sans doute parce que je n’ai pas su les discerner ? Le fait est que, depuis Durkheim, on relève souvent que les périodes de guerre tendent à faire diminuer les statistiques du suicide – peut-être en rognant sur le suicide anomique ? Mais ici je suis perplexe : à partir de quand peut-on ou faut-il parler de suicide dans le cas du Japon embourbé dans la Deuxième Guerre mondiale ? Sur les millions de soldats nippons morts en Asie orientale et dans le Pacifique, combien se sont-ils suicidés ? Combien « ont été » suicidés ? Quelle place, ici, accorder aux kamikazes, et est-ce une place particulière ? Et, au-delà des militaires, qu’en est-il des civils ? Ceux d’Okinawa, suicidés volontaires ou « contraints », ne changent-ils pas la donne ? Etc. Il y a peut-être une réponse, mais je ne la connais pas ; elle me paraît importante, pourtant, s’il faut en revenir à cette notion de « pays du suicide » envisagée par la sociologie japonaise des années 1950, constant un « pic » statistique dans les années d’après-guerre…
Quoi qu’il en soit, le sacrifice des seuls nationalistes, en confirmation de leur inclination guère samouraï à privilégier la mort de l’autre avant même d’envisager sérieusement la leur, toutes protestations de dévotion mises à part, lors des attentats d’avant-guerre, a ainsi débouché sur le sacrifice de la nation. Autant pour « l’esprit japonais ».
Ceux qui disaient mourir au nom de l’empereur ont même tenté le recours ultime au terrorisme pour l’empêcher de reconnaître et signifier la capitulation sans conditions du pays, exigée par la Déclaration de Potsdam – sans s’en prendre directement à lui, comme de juste, à ce dieu qu’ils honoraient, et auquel leurs successeurs de la droite nationaliste nippone n’ont sans doute jamais pardonné l’aveu de son humanité (sans même parler du pacifisme de son fils...).
Car ils ont échoué… mais sans forcément disparaître. Les procès de Tokyo aboutiront à quelques pendaisons notables, mais les réhabilitations ne tarderont guère, à mesure que l’occupant américain, obnubilé par la guerre froide, favorise les « purges rouges », et pactise enfin avec ses ennemis mortels de la veille, en leur confiant à nouveau le pouvoir ! La droite japonaise, autour du PLD, à peu près systématiquement au pouvoir depuis l’occupation, en a directement hérité… Et les enjeux de mémoire demeurent, qui divisent encore les Japonais soixante-dix ans après la Défaite.
LE NIHILISME ET L’ANOMIE
Mais il faut revenir une dernière fois en arrière. Ainsi qu’on l’a vu à plusieurs reprises, le thème suicidaire, pour être au cœur de la morale des guerriers, infusait dans l’ensemble de la société japonaise. Il pouvait éventuellement y prendre des formes différentes… ce dont témoigne tout particulièrement l’invraisemblable litanie des écrivains nippons qui se sont suicidés au XXe siècle.
Mais les causes sont sans doute bien différentes ; chez eux, le cas de Mishima mis à part (peut-être), le suicide n’est pas altruiste, plutôt égoïste ou anomique. Il est vrai que le contexte de Meiji était pour le moins propice à l’anomie… Le Japon connaît alors une évolution incroyable en l’espace de quelques décennies, voire de quelques années seulement. Il passe presque sans transition d’un système féodal et médiéval à un système moderne ; l’économie et la technologie connaissent en même temps une évolution comparable, et toutes se renforcent ainsi sans cesse ; le Japon change, d’abord un peu contraint, bien vite avec un enthousiasme et une curiosité débordants ; l’autorité fait d’abord venir des étrangers (des ingénieurs, notamment), mais ne tarde guère à envoyer ses propres hommes en mission d’ « observation » en Occident – à charge pour eux de s’inspirer des meilleurs modèles (armée prussienne, droit français, anglais ou américain selon les domaines, etc.), pour orienter la transformation du Japon dans la direction la plus pertinente ; l’économie largement archaïque, où l’agriculture rizicole occupait une place essentielle et où le système des castes réduisait les artisans et pire encore les commerçants aux plus bas échelons de la société, passe à l’industrialisation à marche forcée, et soigneusement planifiée, tandis que l’esprit du capitalisme, en alternative on ne peut plus grossière à l’esprit japonais tellement vanté, assure maintenant les meilleures places à ceux qui savent faire de l’argent… On pourrait continuer longtemps ainsi.
Les intellectuels en sont eux aussi affectés, jusque dans leur substance même. La vieille « science hollandaise », réservée à une minorité, cède la place à une curiosité marquée pour tout ce que l’Occident a pu produire, y compris en matière d'œuvres de l'esprit ; les écrivains apprennent l’anglais, et l’enseignent, tel Sôseki et, sauf erreur, Akutagawa, parmi d’autres ; et ils lisent la littérature occidentale : dans les bagages de ceux qui reviennent au pays après avoir inspecté le monde, il y a le nihilisme – à travers Nietzsche et les romanciers russes, Dostoïevski en tête. Et le nihilisme, se mêlant plus généralement d’anomie, bouleverse la vision des choses.
Nombre de ces intellectuels, même parties prenantes à la modernisation et à l’occidentalisation rapides du Japon, se posent des questions d’identité. Sans être à proprement parler nationalistes ou xénophobes (ils n’ont pour la plupart absolument rien des militaires envisagés à l’instant), ils redoutent de voir le Japon disparaître sous les coups de boutoir d’une modernité en forme de rouleau-compresseur, et d’un occidentalisme envahissant. Leur tâche serait alors de concilier le meilleur des deux mondes ? Le Japon entre tradition et modernité, un thème promis à un certain avenir…
Ryûnosuke Akutagawa, par exemple, à la suite de son maître Sôseki, est dans le doute ; il s’engloutit parfois dans un Japon ancien qu’il revisite et transcende, ou laisse parler la modernité dans des œuvres aux antipodes des précédentes. Et il est sans doute un peu perdu, autant qu’il est tiraillé, entre ces deux tendances. Les « écrivains de Taishô » tels que lui sont à tous points de vue à la bascule entre deux mondes – terrain idéal de l’anomie : les changements rapides suscitent les conflits de normes, et, tant que ceux-ci sont irrésolus, c’est en fait l’absence de normes qui s’impose.
Sur le ton de la blague, j’ai entendu quelqu’un dire il y a peu qu’Akutagawa, « de toute façon », était « fou »… Je doute que le qualificatif de « fou » explique quoi que ce soit, le concernant ou, à vrai dire, de manière générale. Mais, dans ses écrits (tels Rashômon et autres contes ou La Vie d’un idiot et autres nouvelles, peut-être surtout ce dernier) comme dans sa vie, on peut, j’ai l’impression, palper cette anomie fondamentale ; peut-être, ou sans doute, s’ajoute-t-elle à un trouble proprement psychiatrique, mais elle n’en est pas moins, ai-je l’impression, un terreau des plus favorables à cette « vague inquiétude » qui, laconiquement, selon l’auteur lui-même, ne lui laissait d’autre choix que mourir…
En fait de cas psychiatrique, Osamu Dazai (que, honte sur moi, je n’ai jamais lu, il faudra y remédier…) semble en fait plus parlant : chez lui, le suicide est une obsession, plusieurs tentatives rythment sa vie, seul ou à deux (résurgence contemporaine du double suicide amoureux de Chikamatsu...), et le rituel, éventuellement modernisé, y a sans doute sa part.
Plus tard, là encore parmi d’autres, on est tenté de dresser un parallèle, ou plutôt d’établir d’emblée une radicale dissymétrie, entre Yasunari Kawabata et Yukio Mishima. Les deux hommes se connaissaient, ils correspondaient (leur correspondance a été publiée), et on a pu avancer que Kawabata avait joué un rôle essentiel dans la découverte et l’appréciation de Mishima. Tous deux, par ailleurs, étaient probablement affectés par ce même déchirement entre culture nationale et culture occidentale… Et, donc, tous deux se sont suicidés.
Mais leurs suicides étaient en fait on ne peut plus différents… Mishima meurt deux ans avant Kawabata. Mais quoi de commun entre la disparition de ce dernier, prix Nobel et vieil homme à la santé fragile, et qui se décide pour le gaz, s’éteignant discrètement, seul, dans un petit appartement, d’une part, et d'autre part l’exubérance de Mishima, 45 ans seulement au moment de mourir, se livrant après une longue préparation à une parodie de coup de force nationaliste, et se livrant rituellement au seppuku avec de jeunes disciples (qui, pour l’anecdote, ont dû s’y reprendre à plusieurs fois pour parvenir à lui trancher la tête) ? D’un côté un vieil homme qui s’en va sans un bruit, de l’autre une icône déconcertante autant que fascinante, façonnée soigneusement autant que ses livres, un homme encore jeune, mais qui claque la porte dans l’espoir plus ou moins sincère de ressusciter un Japon fier et fort, puisant aux sources mêmes d’une voie du samouraï idéalisée ?
L’ACTE MISHIMA
« L’acte Mishima », qui conclut le livre, boucle d’une certaine manière la boucle : l’essai s’ouvre en effet sur huit pages de planches iconographiques, et les trois dernières photos (sur dix-sept, dont cinq détaillent le rituel du seppuku à travers la performance d’un acteur de kabuki – la place particulière de Mishima n’en ressort que davantage) sont trois « visions » du fameux auteur, qui, à chaque fois, y interprète un personnage : dans la première, sans doute la plus célèbre, Mishima pose en saint Sébastien percé de flèches ; dans la deuxième, il incarne un fantasme éventuellement homo-érotique de bushi au corps musculeux et luisant travaillé dans les gymnases, sabre en main, bandeau sur la tête où le soleil rouge du drapeau japonais est entouré d’un slogan nationaliste ; dans la troisième, il « répète », au sens théâtral, son geste à venir, le seppuku dans la base militaire, en jouant lui-même un officier idéal dans son propre film Rites d’amour et de mort, titre « occidental » sauf erreur, dérivé exacerbé de sa nouvelle « Patriotisme ».
Or, même paru quatorze ans après le drame, j’ai le sentiment que La Mort volontaire au Japon a trouvé dans la fin si médiatique du si photogénique Yukio Mishima comme un prétexte, voire une raison d'être. D’une certaine manière, le seppuku de l’auteur du Pavillon d’or récapitule en effet tout l’ouvrage – c’est un suicide aux formes multiples, et éventuellement contradictoires, qui ne doit sans doute pas être réduit au seul rite voyant de l’éventration codifiée des samouraïs.
Mais celle-ci, à s'en tenir à elle, est donc de toute façon susceptible de plusieurs interprétations, et le cas de Mishima semble les rassembler : suicide de protestation, affiche-t-il jusqu’à l’absurde, mais, jusque dans son anachronisme, le rituel a peut-être tout autant une part d’expiation, une part d’hostilité, une part de résignation (paradoxale peut-être, néanmoins sensible ai-je l’impression).
Mais ce n’est pas tout – et, les jeunes disciples étant aussi de la partie, le geste fatidique, même si un seul desdits jeunes gens se tuera lui aussi (à la requête expresse de Mishima, qui l’y avait « autorisé », mais avait en même temps interdit tout aussi expressément à ses autres camarades de les suivre tous deux dans la tombe), il y a ici une part de suicide d’accompagnement – et, on en est à peu près certain, de double suicide amoureux.
Et ne voir dans ce suicide qu'une variation tardive de la seule mort volontaire altruiste, ne serait-ce pas naïf ? Dans le projet même, dans son exécution tout autant, le suicide égoïste et le suicide anomique sont très probablement de la partie, eux aussi...
Dans les outrances de « l’acte Mishima » se récapitule La Mort volontaire au Japon.
BILAN
…
Je me suis étendu… Parce que le sujet m’a passionné et fasciné. Un sujet complexe, cela dit – il n’est pas exclu que j’ai écrit mon lot de bêtises, et n’hésitez pas à m’en faire part le cas échéant…
Mais je vous encourage vraiment à lire ce remarquable essai, passionnant de bout en bout, et aussi beau que pertinent et fort. Vraiment une lecture enrichissante, un essai qui mérite bien de rester.
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