Gunnm, t. 3 : L'Ange de la mort (édition originale), de Yukito Kishiro
KISHIRO Yukito, Gunnm, t. 3 : L’Ange de la mort (édition originale), [銃夢, Gannmu], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Manga Seinen, [1990-1995, 2014] 2017, 206 p.
OH GALLY GALLY
Glénat poursuit sa réédition du célèbre manga de Yukito Kishiro Gunnm, dans un format dit « édition originale » en principe plus respectueux de l’œuvre que celui sous lequel je l’avais découvert dans les années 1990.
Relire les deux premiers tomes avait globalement été un vrai plaisir, même si non exempt sans doute d’une forme de nostalgie à même de fausser la donne. Cependant, avec ce troisième tome, le regard que je porte sur la série change radicalement. En effet, les deux premiers volumes, je les ai longtemps lus et relus… mais sans aller forcément beaucoup plus loin. Et notamment, sans doute, à cause de ce rutilant troisième tome, à l’esthétique assurément travaillée et efficace, mais aux thématiques qui me laissaient au mieux froid… J'étais surpris, par ailleurs, que cela arrive aussi tôt dans le déroulement de la série, ma mémoire me jouait donc des tours.
Car Gally, ici, n’est plus la charmante jeune fille et l’impitoyable chasseuse de primes des deux premiers volumes, d’une fraîcheur touchante au milieu de la violence de la Décharge, et ce alors même qu'elle incarnait ironiquement partie de cette violence ; ici, elle n’est même plus tout à fait un mystère, si ça se trouve ! Car elle consacre l’essentiel des pages de ce troisième tome, en attendant la suite, à un arc stéréotypé et de nature à me navrer, en y devenant… une sportive.
Allons bon.
BYE BYE YUGO
Mais, tout d’abord, il nous faut comme d’habitude « finir » le tome précédent… Et les raisons de ce découpage me laissent toujours aussi perplexe. La fin du tome 1 se trouvait dans le tome 2, la fin du tome 2 se trouve « logiquement » dans ce tome 3 – mais la distance entre les volumes en atténue sensiblement l’effet, ai-je l’impression ; et j’ai du mal à croire qu’on puisse justifier ce procédé au nom du cliffhanger et de la surprise – car le sort de Yugo, ici, n’a décidément rien de surprenant.
Nous l'avions laissé en plein milieu d'une petite explication avec le truand Vector, qui lui extorquait des sommes folles, impliquant des activités criminelles, en prétendant pouvoir arranger son départ pour Zalem – le rêve, l’unique rêve, du jeune homme. Aidé par une Gally amoureuse, il avait compris seulement alors qu’on l’escroquait – et bien sûr qu’il se faisait avoir ! C’est Kuzutetsu ! On ne peut pas quitter la Décharge pour la cité flottante de Zalem ! Quel imbécile…
Une révélation tenant de l’évidence – mais qui n’en est pas moins un rude choc pour Yugo. C’est une chose qui arrive, hein – voyez les militants reli… politiques, par exemple. Bon, bref : Yugo pète un câble.
Et, à propos de câble, il décide d’en grimper un – un de ces énormes conduits qui relient Zalem aux Usines de Kuzutetsu… Il ne peut pas voler jusqu’à Zalem ? Il marchera ! Ce qui est bien évidemment impossible, et l’utopie des nuages a naturellement prévu quelques mesures pour se préserver des intrus qui auraient cette idée saugrenue… Un bon moment sur le plan graphique, qui joue de ce thème fondamental de Gunnm, série où les corps cybernétiques sont réduits en charpie mais où la vie demeure malgré tout.
Mais, vous savez quoi ? L’amour de Gally ne sera pas suffisant pour sauver Yugo de sa folie. Surprenant, hein ?
Échec sur toute la ligne, ma petite – ou tout le câble, avec des morceaux qui collent un peu.
Elle a donc de quoi péter un câble elle aussi…
MOTORBALL
Le tome 3 « véritable » commence alors, avec un Ido quelque peu négligé, qui part à la recherche de Gally, laquelle ne s’est plus manifestée depuis la fin tragique de Yugo ; ses pérégrinations vaguement aléatoires le conduisent à l’autre bout de la Décharge, presque un autre monde, et il y découvre enfin le pot aux roses : Gally… est devenue… une sportive ?!
Pas n’importe quel sport, hein ! Du motorball – un ersatz adapté de tant de sports violents de la science-fiction littéraire, cinématographique ou vidéoludique : rollerball et speedball, notamment… Dans le motorball, des candidats dotés de corps adaptés mais aussi réglementés (pour éviter une trop grande inégalité de départ entre les concurrents, qui serait due à un plus grand talent cybernétique, ou, bien sûr et surtout, aux capacités financières supérieures autorisant des achats impensables pour les autres…), des sportifs, donc, se livrent à un mélange de course, de match de rugby et de sport de combat. Ils sont sur un circuit, et doivent toujours aller en avant ; ils ont une balle à attraper et conserver pour « marquer » ; et ils ont des concurrents tout aussi portés qu’eux-mêmes à l’ultraviolence, et prêts à tout pour empêcher un autre de remporter la manche en conservant la balle : la baston est de la partie, elle est même l'essentiel pour bon nombre d'amateurs…
Côté spectateurs, il y a plusieurs manières de révérer connement ses idoles sportives. Les plus pauvres se contentent sans doute d’assister aux matchs depuis des gradins surpeuplés et bourrés d’angles morts ; mais d’autres peuvent bénéficier d’une forme d’immersion virtuelle, qui les plonge dans la course en leur faisant littéralement prendre la place d’un joueur (OK, classique, mais intéressant).
Et c’est comme ça qu’Ido « retrouve » Gally – avec des guillemets, parce que la sportive ne semble pas désireuse de s’entretenir avec Ido ou, pire encore, de retourner à son ancienne vie, même si elle gardde toujours un profond respect pour celui qui l'a ressuscitée ; tandis que ce dernier, sous le coup d’une impulsion… étonnante, suppose qu’il pourrait être bienvenu de filer un bon coup de pied au cul à sa protégée partie en roue libre.
LE SPORT, C’EST TROP LA MORT
Mais le motorball occupe donc une place très importante dans ce troisième tome – hélas ? Je sais que le procédé a ses fans, mais je n’en fais pas partie – d’autant que ces idées de sport, de compétition, de « you can get it if you really want » (mais ta gueule !), non, ce n’est vraiment pas ma came… Surtout quand Gally est aussi évidemment supérieure à tous les autres, mais aussi d’une arrogance dont elle n’était guère coutumière jusqu’alors ; d’une certaine manière, on est plus dans Rocky 3 que dans Rocky, disons. Beuh...
Techniquement ? C’est bien fait, je suppose que je ne peux pas prétendre le contraire… Ou du moins graphiquement, en tout cas : le trait de Yukito Kishiro est toujours pertinent, et parvient tant à susciter une esthétique cohérente et finalement inventive qu’une sensation de vitesse nécessaire au rendu de l’action (même si, du coup, la lisibilité des combats est plus ou moins assurée).
Sur le plan du récit… C’est déjà moins convaincant – parce que terriblement convenu, surtout. Gally fait ses débuts en troisième division, fascine tout le monde, grimpe en deuxième, la première en ligne de mire… Et d’ici-là ? Baston, baston, baston, Gally gagne, et ses concurrents survivants sont tous sidérés par son talent, ce dont leurs yeux forcément exorbités témoignent, etc.
D’un ennui mortel – pour moi ; et ce n’est certes pas la « description » des « coups spéciaux » (arts martiaux coréens, technique germanique entrant en résonance avec le Panzerkunst de Gally, qui fait forcément des ravages) qui y change quoi que ce soit, ça ne me fatigue que davantage.
GALLY, IDO ET LES AUTRES
Heureusement, les choses sont un peu moins navrantes en dehors du circuit. Voire réussies. Même s'il y a là aussi quelques pains occasionnels…
C'est que les personnages peuvent encore poser souci, à cet égard. Et les changements dans le comportement d’Ido et de Gally ne sont peut-être pas les moindres de ces difficultés ? J’avoue avoir du mal à comprendre… surtout Ido, disons. Gally « justifie » après tout sa nouvelle carrière au nom de la nécessité du combat, pour affiner son Panzerkunst et peut-être en apprendre davantage sur elle – pour moi, ça sonne faux, mais j’imagine qu’un drame tel que la mort de Yugo peut sans doute plonger quelqu’un dans ce genre de délire obsessif, le sport comme la drogue, mouais…
Mais Ido ? Ido qui était parti à la recherche de Gally, mais qui, une fois qu’il l’a retrouvée, ne semble plus désireux que d’une chose, lui donner une leçon, et sans rien savoir au juste de ce dans quoi il s’engage ? Je suppose qu’on pourrait tenir le même argumentaire que pour Gally, en le pimentant de jalousie, oui ; mais je demeure quand même un brin sceptique… Bon, admettons. Et relevons qu’un bref élément, ici, semble s’inscrire davantage dans une trame générale : la conviction chez certains habitants de Kuzutetsu que la marque au front d’Ido fait de lui un « docteur », ce qui suppose donc qu’ils ont déjà vu ce signe, hérité de Zalem…
Le motorball pourrait autoriser des personnages intéressants, dans l’absolu, mais l’auteur, ici, multiplie plus que jamais les caricatures, et les concurrents de Gally comme les gens autrement plus sympathiques qui gèrent son « écurie » sont finalement bien ternes – admettons cependant que le « patron » toxicomane au masque de cuir s’en sort un peu mieux que les autres.
Mais deux nouveaux personnages sont sans doute plus marquants. Tout d’abord, Shmila, une (charmante, voire über-fantasmatique) jeune fille que sauve Ido d’une bande de violeurs. La jeunette, un peu écervelée peut-être, hyper-expansive assurément, et du genre à crier tout le temps, n’est pas sans attraits, même si elle n’est certainement pas d’une profondeur sidérante ; elle permet tout de même de mettre en scène quelques gags, dont celui, récurrent, qui l’oppose à Gally – laquelle est toujours suivie dans ce volume par une petite bestiole kawaii, sorte de mini-cyclope sans membres et volant grâce à une hélice sur sa tête… Or Shmila fond pour le petit machin, et aimerait bien le récupérer ; mais Gally n'est pas d'accord.
Enfin, il faut aussi compter avec le frère de Shmila, Jasugun – ou l’Empereur… du motorball. Le n° 1 de la première ligue, autant dire l’objectif de Gally – auquel Ido s’est donc lié, via Shmila. Le champion n’est pas un bonhomme détestable et arrogant ; tel qu’il est dépeint ici, il est plutôt cool, en fait… et, en tout cas, Yukito Kishiro, parvient bien à exprimer son charisme hors-normes.
EN EXTÉRIEUR
Tout ce petit monde, cela dit, ne peut donc véritablement briller qu’en dehors de l’arène du motorball. Les meilleures pages de ce troisième tome, et de loin, se déroulent « en extérieur », dans des rues bondées où se marchent littéralement dessus des milliers d’habitants de la Décharge, dans une atmosphère de souk très bien rendue. Il y a de la vie dans ces cases – des bruits, des odeurs, une ambiance… Ça fonctionne très bien, et c’est un bon moyen de « sauver » les personnages.
Même s’il y a quelques ratés, hélas… Et notamment cette scène parfaitement ridicule où Jasugun, rencontrant pour la première fois Gally, lui fait un speech mystico-martialo-mes-couilles sur le chi, avant de l’affronter dans un bras de fer… où la cyborg, d’elle-même et sans vraie raison (à moins d’y voir une pulsion suicidaire, j’imagine ?) met sa vie en jeu – en posant littéralement son cœur sur la table. Ce qui aurait pu faire sens, ou, dans une tout autre optique, aurait pu être drôle, mais n’est ici que navrant…
C'est une manière, en effet, de revenir au principe du « tournoi » dans un environnement qui bénéficiait grandement de s’en être émancipé. Saleté de « tournoi »…
NEKKETSU ?
Oui, j’ai vraiment l’impression que c’est ce « tournoi » qui fout la zone – avec sa gratuité, qui est tout autant la répercussion un peu fainéante d’un code sur une série qui valait mieux que ça…
En fait, ça m’a ramené à une époque antérieure à ma découverte de Gunnm – quand j’étais un gamin et que je cramais des journées entières à zyeuter sans vraie passion le Club Dorothée, où les séries animées japonaises usaient souvent de ce « principe », ainsi Dragon Ball (mais c’était sauf erreur avant que je décroche du fait de Dragon Ball Z, dont je n’ai jamais compris le succès auprès de mes petits camarades et de tant d’autres), ou, d’une certaine manière, Les Chevaliers du Zodiaque (que j'ai vite détestés)...
À l’époque, bien sûr, je ne savais absolument rien des codes des animes comme des mangas. En fait, jusqu’à une époque très récente, je n’avais pas la moindre idée de ce que pouvait bien être un shônen, et je ne n’ai découvert le concept de nekketsu que plus récemment encore – sur ce blog, en fait, il y a quelque mois à peine, quand un aimable lecteur me l’a mentionné à propos de mon retour sur le premier tome de One-Punch Man. Ce qui m'a donc ramené à cette enfance presque bénie... et à mes goûts dès cette époque ? Peut-être pas quand même... Mais cela a de quoi m'inciter à envisager les choses d'un œil différent, là maintenant. À l’évidence, tout cela reste encore bien abstrait à mes yeux, et sans doute ne suis-je pas très bien placé pour faire à mon tour usage de ce concept, semble-t-il développé par Osamu Tezuka himself, puis sempiternellement repris par la suite…
Mais, quand je regarde Gunnm avec un minimum de recul (mais à m’en tenir à ces trois premiers tomes, hein, ça peut fausser la donne), je suppose que cette série relève largement de ce registre, et ce en dépit de sa « classification » seinen. En fait, c’était un point que j’avais déjà timidement abordé dans mon compte rendu du premier tome, mais je ressens le besoin d’y revenir… Cela dit, c’est peut-être justement parce que je suis obnubilé par ce principe du tournoi qui me paraît si décevant – et, pour le coup, un peu paresseux… J’ai l’impression d’un « passage obligé », qui en tant que tel n’apporte pas grand-chose et ne fait véritablement sens que dans une perspective où la reprise des codes l’emporte sur l’inventivité, jusqu’à constituer une valeur en soi, et peut-être même la seule qui mérite qu'on s'y attarde.
Gunnm n’était sans doute pas exempte de tels codes dès le départ – et de codes pouvant donc figurer sur la feuille de route du nekketsu : si le héros typique du registre est un jeune garçon orphelin, je ne suis pas certain que le seul sexe de Gally suffise vraiment à en faire quelque chose de totalement différent ; la quête, l’innocence voire la naïveté, le combat contre le mal, le rôle des amis dans ce combat, le héros qui se relève plus fort que jamais en puisant dans sa force intérieure… Tout cela, à vrai dire, dépasse allègrement le nekketsu – mais justement : le principe du tournoi, lui, parce qu’il est autrement spécifique, ne laisse plus guère de place à l’ambiguïté, et j’ai l’impression, un peu navrante, qu’il n’en devient que davantage une forme d’étendard ou de signe de ralliement – comme une manière de dire au lecteur : « Tu veux des codes ? T’en auras ! »
DOMMAGE…
Je me fourvoie peut-être totalement. Ce que je sais, c’est que ce parti-pris du motorball, dans ce troisième tome, me déçoit dans les grandes largeurs – il ne correspond pas à ce que je recherche moi, et que je trouvais dans les deux premiers tomes, lus et relus à l'époque, encore relus plus récemment avec satisfaction.
Est-ce mauvais pour autant ? Ce troisième tome est-il à jeter ? Non... Le dessin est irréprochable, et, comme dit plus haut, la plupart des scènes « en extérieur » sont intéressantes, parfois même très réussies, car bénéficiant d’une ambiance remarquable ; les amateurs d’action trouveront par ailleurs de quoi se satisfaire, tant sur le circuit de motorball qu’ailleurs – avec éventuellement en avant la scène étonnante où Ido sauve Shmila de ses agresseurs. Et, côté personnages, avec des hauts et des bas, il y a tout de même de quoi faire, j’imagine...
Mais ce motorball m’ennuie quand même – il m'ennuie vraiment ; et je n’y reconnais plus tout à fait Gally.
Et la suite ? Un souci : je ne sais plus du tout ce qu’il en est – comme dit en introduction, je n’avais pas vraiment lu les épisodes ultérieurs à l’époque, et ne me souviens absolument pas de leur contenu… Mais si ça continue sur cette lancée de la compétition sportive, ma foi, je suppose qu’il vaudra mieux pour moi lire autre chose – qui ne m’évoquera pas autant un triste gâchis ? En espérant que le niveau remonte... On verra.
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