La Clef d'argent des Contrées du Rêve
La Clef d’argent des Contrées du Rêve, onze clés oniriques révélées par David Calvo, Morgane Caussarieu, Fabien Clavel, Raphaël Granier de Cassagnac, Neil Jomunsi, Sylvie Miller & Philippe Ward, Alex Nikolavitch, Laurent Poujois, Timothée Rey, Vincent Tassy et Randolph Carter, d’après l’œuvre de H.P. Lovecraft, introduction de Frédéric Weil, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, 2017, 251 p.
Ma critique se trouve dans le n° 87 de Bifrost, pp. 97-98 (le livre figure dans la poubelle de ce numéro).
Quand elle sera mise en ligne sur le blog de la revue, j’en donnerai le lien ici même, et complèterai avec une « version longue » propre à ce blog.
N’hésitez pas à réagir d’ores et déjà, si jamais !
EDIT : la chronique est en ligne sur le blog de la revue, hop.
Suit une version plus longue, ainsi que la vidéo YouTube...
MNÉMOS RÊVE
Dans la très, très riche actualité lovecraftienne francophone de ces derniers mois, chez les Indés de l’Imaginaire mais aussi ailleurs, La Clef d’argent des Contrées du Rêve se distingue peut-être, d’abord parce que l’on fait cette fois dans la fiction, ensuite parce que c’est en usant d’un cadre lovecraftien pas si pratiqué ou mis en avant : les Contrées du Rêve, donc.
Maintenant, il est vrai que Mnémos semble entretenir une relation particulière avec les Contrées – relation qui remonte au moins à la nouvelle traduction par David Camus, sous le titre donc Les Contrées du Rêve, de l’ensemble des nouvelles « dunsaniennes » de Lovecraft, incluant Démons et Merveilles, soit le « cycle de Randolph Carter », auquel le titre de la présente anthologie fait clairement allusion, mais aussi toutes les autres nouvelles « oniriques » : « Polaris », « La Malédiction de Sarnath », « Les Chats d’Ulthar », « Les Autres Dieux », et j’en passe.
Exactement au même moment, l’éditeur avait publié le très beau Kadath : le guide de la cité inconnue, superbement illustré par Nicolas Fructus (dans son édition originale : la reprise ultérieure se passe de la dimension graphique, ce qui me laisse assez sceptique…), avec des textes de David Camus donc, Mélanie Fazi aussi (surtout ?), Raphaël Granier de Cassagnac et Laurent Poujois. De la bonne came, ces deux bouquins…
Plus récemment, cependant, on a (re)trouvé chez Mnémos des choses… nettement moins bonnes, avec deux gros volumes pseudo-lovecrafto-oniriques de l’inqualifiable Brian Lumley. Ce qui, peut-être, fausse un peu mon jugement concernant la présente anthologie ? C’est dommage, mais…
ONIRIQUE… ET PÉRILLEUX
Cela dit, ce n’est clairement pas la plus évidente des matières, les « Contrées du Rêve »… C’est même assez franchement périlleux, et à plus d’un titre.
Dont un, bizarrement, ne ressort pas du tout ici – et notamment de l’introduction de Frédéric Weil : à l’exception de « Polaris », si l’on en croit Lovecraft lui-même, ces récits sont à certains égards des sortes de pastiches – de l’immense Lord Dunsany, donc. Les Dieux de Pegāna, Le Temps et les Dieux, L’Épée de Welleran, Contes d’un rêveur (parmi lesquels « Jours oisifs sur le Yann », nouvelle séminale en la matière), Le Livre des merveilles, Le Dernier Livre des merveilles… Autant de splendides petits recueils qui ont fourni, sinon la base ou le substrat, du moins des modèles pour que Lovecraft développe son propre univers onirique et baroque, au lexique chatoyant. Dès lors, pasticher Lovecraft dans les « Contrées du Rêve » peut revenir, indirectement, à pasticher Dunsany via les propres pastiches de Lovecraft ?
En théorie. Car, et ce n’est pas la moindre surprise de cette anthologie, aucun des auteurs ici présents (hors cas « ambigu » de « Randolph Carter », j’y reviendrai…) ne joue vraiment de cette carte merveilleuse. Laurent Poujois s’en approche timidement par endroits, Alex Nikolavitch et Vincent Tassy peut-être, avec moins de réussite, les autres n’essayent même pas ; il n’est pas dit qu’on puisse vraiment leur en vouloir, ni que ce soit forcément problématique…
Les « Contrées du Rêve », après tout, peuvent avoir d’autres couleurs – et la fantasy lovecraftienne, souvent, conserve quelque chose de l’horreur du Monde de l’Éveil ; cette fois, quelques auteurs s’en souviennent, mais somme toute assez peu, ou sans guère de réussite en tout cas.
Or ces différents registres ont leurs risques propres – et contribuent à rendre périlleux l’exercice d’équilibriste de Lovecraft, dont nombre des récits « dunsaniens » sont sur la corde raide : un faux pas et l’on tombe, ce qui charme et fascine s’avérant en fin de compte seulement grotesque au mauvais sens du terme, autant dire ridicule. Les auteurs se montrant prudents, ici, voire timorés, ils évitent pour l’essentiel cet écueil… sauf Sylvie Miller et Philippe Ward d’une part, et Vincent Tassy de l’autre, qui, chacun à sa manière, sautent à pieds joints dessus (et se cassent la gueule, comme de juste).
Autre ambiguïté du registre : la dimension proprement onirique de ces Contrées. Contre leur dénomination même, elle est en fait parfois discutable… Christophe Thill, dans un article figurant dans Lovecraft : au cœur du cauchemar, y insiste, à bon droit sans doute, même si je n’irais probablement pas jusqu’à me montrer aussi catégorique. Mais il y a bien une autre ambiguïté à cet égard, qu’il faut relever : ces Contrées sont peut-être oniriques (car on rêve beaucoup dans ces textes de Lovecraft, dont la célèbre citation est reprise ici en mot d’ordre : « Tout ce que j’ai écrit, je l’ai d’abord rêvé. »), ou peut-être pas, plutôt antédiluviennes ; ou alors les deux tout à la fois… Pourquoi pas, après tout ?
Cela a son importance, qui fait le partage entre une fantasy « classique », limite avec carte à l’appui, et quelque chose de bien moins organisé. La plupart des auteurs, ici, me semblent appuyer sur la dimension onirique, même en en évacuant le merveilleux – et souvent en faisant explicitement l’aller-retour entre Contrées du Rêve et Monde de l’Éveil ; ce qui paraît couler de source, alors qu’au fond, si l’on veut bien s’y arrêter un instant, ça n’a rien de si évident : en fait, cela introduit bel et bien un biais.
Et il y en a peut-être encore un dernier, pas forcément si inattendu que cela chez Mnémos, au vu de l’origine même de l’éditeur : la dimension rôlistique. Je crois qu’elle a laissé son empreinte (« mythique », si l’on y tient), et que les « Contrées du Rêve » ici arpentées doivent beaucoup à Sandy Petersen et compagnie, au projet préalable à L’Appel de Cthulhu – jeu dérivé de l’idée d’un supplément sur « Les Contrées du Rêve » pour Runequest… Pourtant sans insister sur la fantasy. Ce qui n’est pas forcément un problème, là non plus – mais conserver cette idée derrière l’oreille peut faire sens en cours de lecture, ai-je l’impression.
(Note : depuis cette chronique, au passage, j'ai eu l'occasion de causer des Contrées du Rêve rôlistiques, rééditées chez Sans-Détour.)
Y CROIRE ?
Reste que, si cette anthologie souffre avant tout d’un problème, il est tout autre… et bien autrement gênant. J’ai l’impression en effet d’un livre conçu sans y croire, d’une anthologie où les auteurs, au fond, et en tout cas la direction d’ouvrage, ne se sont pas « impliqués ». Même auprès des auteurs les plus sensibles à la dimension lovecraftienne, notamment pour en avoir déjà fait usage ailleurs, éventuellement de manière frontale, demeure ici l’impression vaguement ennuyeuse d’une commande. Le tout manque d’application et de cohérence, du coup… mais aussi et surtout d’enthousiasme ?
Sur le format relativement court de l’anthologie, c’est pour le moins frappant – et ça ne l’est que davantage, quand le dernier et le plus long texte du recueil et de loin, les « Fragments du carnet de voyage onirique de Randolph Carter », se contente sur une cinquantaine de pages de citer expressément Lovecraft, et/ou de broder sur ses descriptions « oniriques » sans même s’embarrasser d’une narration ! Or cet ultime texte confirme que les auteurs des nouvelles précédentes n’ont en fait même pas essayé de jouer de la carte baroque et chatoyante… Et il a d’autres connotations regrettables, sur lesquelles je reviendrai en temps utile.
Et, décidément, même en jouant au bon public dans la mesure de mes capacités (non négligeables) pour ce faire, je ne peux certes pas accorder une bonne note à cette anthologie ; on dit parfois « ni fait ni à faire », et c’est une expression hélas appropriée au contenu de ce recueil …
Ma chronique pour Bifrost synthétisait et « rassemblait » les textes. Ayant davantage de souplesse rédactionnelle sur ce blog autorisant des développements bien plus amples, je vais tâcher de dire quelques mots de chacun de ces textes, dans l’ordre de présentation.
URJÖNTAGGUR
On commence avec « Urjöntaggur », nouvelle signée Fabien Clavel – un auteur que je n’ai à vrai dire jamais « pratiqué » (le bien grand mot…) que dans ce registre de la « plus ou moins commande », ce qui peut influer sur mon jugement. Mais le fait est que ce texte m’a paru sonner faux…
C’est d’autant plus regrettable qu’il contient des bonnes choses – avec un potentiel graphique et onirique marqué, des clins d’œil plutôt amusants aussi… Et, bien sûr, la dimension épistolaire, très adéquate.
Sauf que je n’ai donc pas l’impression d’un auteur qui « croit » en ce qu’il écrit – et j’ai bien au contraire la conviction qu’il ne fait finalement rien pour que le lecteur, au moins, y croie. Dimension rôlistique, avançais-je plus haut ? Peut-être, mais de manière ratée… La nouvelle m’a immanquablement évoqué un « scénario » conçu sur le pouce, pour une séance imprévue, en jetant au dernier moment les dés pour bâtir fissa quelque chose sur la base de tables aléatoires. Il y en a de bonnes, et cette méthode peut donner des choses très amusantes – mais à condition d’y travailler un peu plus, ne serait-ce que pour bétonner l’agencement. Sinon, ce ne sont que des cases dans des tableaux – des fragments qui au fond ne conduisent à rien ; et, au bout de la partie comme au bout de cette nouvelle, j’ai passé le temps, oui, mais sans vraiment m’amuser, et je n’en retiendrai rien.
Les gimmicks « stylistiques » de l’auteur ne font en fait que renforcer cette impression. La dimension épistolaire pouvait donner quelque chose d’intéressant, mais Fabien Clavel fait dans le gratuit (anglicismes, fautes d’accord), dans une vaine tentative, mais d’autant plus voyante, de conférer de la personnalité à ses protagonistes ; c’est au fond parfaitement raté, au mieux inutile. Et l’artifice n’en ressort que davantage.
Ce n’est même pas forcément que ce texte est « mauvais » : d’une certaine manière, il n’existe pas…
Hélas, il n’est pas le seul dans ce cas, ici.
LE RÊVEUR DE LA CATHÉDRALE
Suivent Sylvie Miller et Philippe Ward, pour « Le Rêveur de la cathédrale ». Le Noir Duo a pu, occasionnellement, livrer des choses tout à fait correctes, souvent dans un registre populaire, léger et divertissant, « Lasser » ou pas, mais pas que. Bien sûr, quelqu’un qui se fait appeler Philippe Ward n’a guère besoin de mettre en avant d’autres arguments pour témoigner de son goût pour Lovecraft…
Reste que cette nouvelle est un échec total – et qui, bizarrement, aurait sans doute gagné à se débarrasser de ses oripeaux guère seyants de lovecrafterie. Sur la base d’un cadre narratif qui aurait pu être intéressant (la basilique de Saint-Denis) mais qui s’avère bien vite inexploité, et d’ici à une conclusion tellement convenue que c’en est gênant, elle nous inflige un Nyarlathotep parfaitement grotesque, et un Randolph Carter qui l’est à peu près autant (outre qu’il est tout sauf sympathique – ce qui aurait pu constituer un bon point, je suppose, mais dans encore un autre univers parallèle) ; j’ose espérer que c’était délibéré de la part des auteurs, d’une certaine manière, mais sans en être totalement certain…
Et au final ? Là encore, une nouvelle « qui n’existe pas ».
DE KADATH À LA LUNE
Raphaël Granier de Cassagnac, pour sa contribution intitulée « De Kadath à la Lune », fait dans l’autoréférence, en brodant façon bref spin-off sur son texte dans Kadath : le guide de la cité inconnue, il y a de cela quelques années déjà. L’idée n’était pas mauvaise, même si tout cela est bien lointain pour moi… Mais cela a pu susciter quelques « flashs » occasionnels – cependant, plutôt dans son évocation du segment dû à l’époque à Mélanie Fazi, avec le personnage d’Aliénor. Eh…
Ce que Raphaël Granier de Cassagnac avait conçu dans ce cadre avec son « Innomé » était plutôt réussi, pourtant, et ne manquait pas d’à-propos, en fournissant au lecteur un guide de choix pour arpenter Kadath. En dehors de ce contexte, par contre, et avec cette seule anthologie pour référence, ça ne fonctionne hélas pas… et cela aboutit à un nouveau texte « inexistant », même si pour de tout autres raisons. Dommage…
CAPRAE OVUM
« Caprae Ovum » est une nouvelle d’Alex Nikolavitch, que je n’avais longtemps pratiqué qu’en tant qu’essayiste et traducteur (de BD notamment), sauf erreur, mais qui a publié assez récemment son premier roman, Eschatôn, aux Moutons Électriques – un roman, d’ailleurs, non dénué d’aspects lovecraftiens, et l’éditeur avait mis cette dimension en avant ; un roman, hélas, qui ne m’avait pas convaincu… Toutefois, pas du fait de ses aspects lovecraftiens, qui sont assez réussis, objectivement.
Avec la présente nouvelle, il nous livre un périple onirique adapté à la logique des rêves et/ou des cauchemars. Idée qui fait sens, sans doute… à ceci près que le résultat est d’un ennui mortel. Dans cette anthologie, c’est probablement la première nouvelle à tenter d’approcher véritablement la matière lovecraftienne onirique, ce qui est tout à son honneur – et je suppose qu’il y a notamment de « La Clef d’argent » là-dedans. Pas forcément le plus palpitant des récits lovecraftiens, je vous l’accorde… Mais là, c’est encore une autre étape : un somnifère radical.
Il y avait de l’idée – mais ça ne fonctionne pas vraiment, au mieux, et, une fois de plus, on n’en retient rien.
LES CHATS QUI RÊVENT
Avec « Les Chats qui rêvent », de Morgane Caussarieu, on en arrive – enfin ! – à un texte que l’on peut sans hésitation qualifier de « bon ». Pas un chef-d’œuvre, non, mais un « bon » texte. À vrai dire probablement le meilleur de cette anthologie autrement bien fade…
Je précise à tout hasard que je n’avais jusqu’alors (sauf erreur) jamais rien lu de la jeune auteure, dont des gens fiables ont cependant loué les romans, tout particulièrement Dans les veines – il faudra que je tente ça un de ces jours, quand même…
Mais revenons à nos moutons – ou plutôt, à nos chats… Ceux d’Ulthar, bien sûr ? Non : ceux qui aimeraient se trouver à Ulthar.
Parce qu’ils sont présentement en enfer.
Sur la base d’un titre pareil, je m’attendais à quelque chose dans le goût du très chouette « Rêve de mille chats » de Neil Gaiman – un épisode indépendant de la cultissime et fantabuleuse BD Sandman. Il y a peut-être un peu de ça, mais c’est finalement autre chose. Car ce texte n’est pas sans surprise, en fin de compte…
Notamment en ce qu’il évacue très vite tout ce qui pourrait être « naturellement kawaii » avec un postulat pareil. Chatons ou pas, cette nouvelle n’a rien de « mignon ». En fait, de l’ensemble de l’anthologie, elle est peut-être la seule (disons avec celle de Laurent Poujois, plus loin) où l’angoisse, voire la peur, voire la terreur, ont quelque chose de palpable – un aspect qui, quoi qu’on en dise, n’est pas absent des récits de Lovecraft consacrés aux « Contrées du Rêve ».
Mieux encore si ça se trouve, la brève nouvelle de Morgane Caussarieu parvient à véhiculer quelque chose de presque… dépressif ? qui, là encore, contrairement aux idées reçues, peut faire partie intégrante de l’onirisme chatoyant de Lovecraft – car, dans ses textes dits dunsaniens, sous les tours d’ivoire et les minarets scintillants, peut se dissimuler l’échec, le navrant, le pathétique ; peut-être surtout dans un second temps de sa production « fantaisiste », certes, mais c’en est une dimension importante.
Mais, en combinant tous ces aspects, Morgane Caussarieu livre donc un texte plus qu’honorable, à propos dans ce contexte, mais qui se tient aussi en lui-même. Une réussite, à son échelle, donc – et peut-être bien la réussite de cette anthologie. Oui : un texte qui existe, voyez-vous ça !
LE BAISER DU CHAOS RAMPANT
Encore un jeune auteur, avec Vincent Tassy – qui, dans « Le Baiser du Chaos Rampant », use d’une esthétique gogoth qu’on aurait pu être tenté d’associer à Morgane Caussarieu, sauf que non, en définitive.
Malgré sa lourdeur démonstrative et son emploi pas toujours très assuré d’un lexique rare et se voulant riche, la nouvelle parvient (presque) à faire illusion un certain temps. Il s’y passe des choses, et si la focalisation morbide et goulesque ne suscite pas les mêmes connotations que les tours et minarets des cités merveilleuses de Céléphaïs et compagnie, au moins l’auteur parvient à peu près à en tirer un semblant d’ambiance. Ce qui aurait donc pu donner quelque chose de correct, j’imagine – en étant bon prince, oui, mais…
Mais en fait non, en raison d’une conclusion parfaitement ridicule. Je ne suis pas certain d’avoir lu une lovecrafterie qui m’ait autant donné envie de bazarder violemment le bouquin contre un mur depuis la « Maudite Providence » de Li-Cam – enfin, une lovecrafterie francophone, j’ai (re !) lu du Brian Lumley entre temps…
Non, vraiment, fallait pas.
LE TABULARIUM
Laurent Poujois remonte le niveau avec « Le Tabularium » ; après avoir, il y a longtemps de cela, fourni des choses intéressantes pour le Kadath du même éditeur – mais, à la différence de son collègue Raphaël Granier de Cassagnac, il a choisi de livrer une nouvelle se tenant avant tout en elle-même : le bon choix, m’est avis.
Entendons-nous bien : « Le Tabularium » n’a absolument rien d’un chef-d’œuvre. Mais c’est un texte divertissant, et qui fonctionne. Oui, c’est aussi assez convenu, voire éculé, mais ça fonctionne. Et au regard de la concurrence dans cette anthologie, ben, du coup…
En fait, si je confierais donc la première place du podium à la nouvelle de Morgane Caussarieu évoquée plus haut, la deuxième me paraîtrait pouvoir être attribuée à ce récit faisant la bascule entre Monde de l’Éveil et Contrées du Rêve avec… professionnalisme, disons. Terme assez peu généreusement connoté le plus souvent il est vrai, mais pour le coup Laurent Poujois ne nous fait pas du Fabien Clavel. Son texte est bien construit, l’ambiance est là, qui oscille entre fascination et angoisse avec la nécessaire touche de démence qui va bien. Autrement dit, ça marche – et comme il ne faut pas espérer beaucoup plus dans ce recueil…
LE CORPS DU RÊVE
« Le Corps du Rêve », de Neil Jomunsi, ne s’en sort pas si mal, cela dit. Formellement, cette nouvelle me laisse assez sceptique, mais je lui reconnais néanmoins d’avoir un thème assez intéressant, relativement original, et plutôt bien développé.
En fait, c’est là l’atout de cette nouvelle, qui la classe effectivement au-dessus de la médiocrité globale de cette Clef d’argent des Contrées du Rêve fort peu goûtue dans l’ensemble : lesdites Contrées y sont questionnées, dans leurs implications, et donc dans le rapport ambigu que les Rêveurs peuvent entretenir avec elles. Il n’est certes pas dit que la réponse apportée à cette problématique par Neil Jomunsi aurait parlé à Tonton HPL, mais, au fond, ça n’est d’aucune importance.
La nouvelle est critiquable, bancale parfois, mais donc assez futée, au fond, et parvient à mettre en place une ambiance des plus correcte ; allez, troisième place sur le podium.
YLIA DE HLANITH
… Quand soudain déboule le… le texte qui invalide l’idée même d’un podium pour les siècles des siècles.
« Ylia de Hlanith » est un… poème… de 480 vers, des alexandrins à vue de nez, commis par Timothée Rey. Et je ne suis pas bien certain de ce que j’en pense.
Booooooooooooooooon, côté « virtuosité poétique » et « joliesse des images et émotions », disons-le, ça n’est paaaaaaaaaaaaaaaaaas tout à fait ça ; mais probablement de manière délibérée, en partie du moins – semble en témoigner le goût de l’auteur pour les rimes improbables, en -ec, en -oth, que sais-je ; avec de la musique derrière et beaucoup de clopes ou d’alcool, ça aurait pu être du Gainsbourg, si ça se trouve – du Gainsbourg pété comme un coing et qui rigole tout seul dans son coin (donc) de la mauvais blague à laquelle il se livre.
Disons-le : c’est moche comme tout et ça croule sous les béquilles – les brusques changements de registre, avec le lexique précieux qui, PAF ! sans prévenir tourne au familier voire à l’argotique, ne sont à mon sens guère profitables à la chose, d’ailleurs. C'est délibéré, c'est parfois rigolo, mais d'autres fois un peu trop lourd.
Mais reconnaissons tout de même que c’est amusant, pour une mauvaise blague… Le lovecrafto-onirico-rigolo est sans doute un registre particulièrement périlleux, mais Timothée Rey pousse tellement loin le bousin que je n’ai pas envie de me montrer critique.
Je ne sais pas si c’est bon, j’en doute plus qu’un peu, mais au moins ça m’a fait marrer – et, comme c'était visiblement le but, je suppose que c’est déjà pas mal.
MKRAOW
Euh… « Poésie » toujours ? David Calvo conclut (d’une certaine manière…) l’anthologie avec un très bref « Mkraow » de trois pages, avec des chats dedans (sur un mode plus léger que Morgane Caussarieu), du Québec aussi semble-t-il, et peut-être d’autres trucs, probablement d’ailleurs, auxquels je n’ai absolument rien panné.
Euh.
Y a des phrases qui sonnent bien, c’est pourquoi je suppose qu’on peut envisager ça comme un « poème en prose » ; et pour le coup plus sensible que l’épopée de Timothée Rey (y a pas de mal). Mais, euh…
Quoi ?
Nan, je sais pas. Je sais pas du tout…
FRAGMENTS DU CARNET DE VOYAGE ONIRIQUE DE RANDOLPH CARTER
Et reste… quelque chose…
Depuis l’introduction par Frédéric Weil, le bouquin joue la carte du canular, en avançant sourire aux lèvres que Randolph Carter, patin couffin, bon. En fait, il s’agit sans doute de prolonger un canular du même ordre dans Kadath : le guide de la cité inconnue, où c’était David Camus qui endossait le rôle du prétendu alter-ego de Lovecraft – pas forcément toujours avec réussite, d’ailleurs… Après une brève introduction, les fragments de « l’authentique » journal de voyage onirique de Carter sont présentés comme ayant été « retranscrits d’après la traduction de David Camus pour les fragments issus du recueil des Contrées du Rêve de H.P. Lovecraft et par Yohan Sadournal pour les inédits » (ledit Yohan Sadournal, je n’en ai pas trouvé la moindre trace, par ailleurs, hein ; mf ?).
Donc, nous avons sur une cinquantaine de pages (c’est le plus long texte du recueil, et de loin) des… « fragments » censés constituer des aperçus d’une sorte de guide de tourisme des Contrées du Rêve, rangées sous différentes catégories géographiques, puis à la manière d’un index à l’intérieur de ces catégories.
Le problème, enfin, un des problèmes, c’est la provenance de ces fragments – et je serais bien en peine de me montrer catégorique ici, la plupart du temps du moins. Il y aurait donc de l’inédit ? Auquel cas la broderie sur le style de Lovecraft serait plutôt convaincante, j’imagine. Un cas unique sur l’ensemble de ce recueil, puisque c’est seulement ici que nous retrouvons, comme de juste, le côté baroque et chatoyant de la fantasy lovecraftienne d’inspiration dunsanienne…
Mais d’autres fragments – et la majorité j’ai l’impression – sont donc empruntés à Lovecraft lui-même, via David Camus donc et ses très recommandables retraductions. Ceci, dans l’ensemble du volume des Contrées du Rêve, et pas seulement le « cycle de Randolph Carter » (même si La Quête onirique de Kadath l’inconnue a sans doute une place de choix) ; parmi les passages que je crois avoir identifiés, nombreux en fait sont ceux qui renvoient à d’autres textes oniriques : « La Malédiction de Sarnath » clairement, « Le Bateau blanc » aussi, sans doute « Céléphaïs », « La Quête d’Iranon » très probablement, « Polaris » j’ai l’impression, peut-être des choses tirées aussi des « Chats d’Ulthar » ou des « Autres Dieux »… « L’illusion » d’une première personne partout est plus ou moins entretenue, et le tout est donc agencé à la façon d’un guide de voyage lacunaire – dont on nous dit par ailleurs qu’il ne correspond pas aux entreprises du genre en matière rôlistique (voir ici, dans ce cas ; il y a là-dedans, en fait, des textes assez proches dans l'esprit, pourtant).
Du coup, l’objet de tout cela me laisse… perplexe. Au mieux ? Au sacro-saint nom du canular, ce catalogue ne tient finalement guère la route, et n’aboutit peu ou prou qu’à faire regretter, sur l’ensemble du volume, l’absence de tout récit (puisqu’ici nous ne pouvons parler véritablement de narration) intégrant véritablement l’approche stylistique de Lovecraft dans ses nouvelles dunsaniennes – avec l’aspect mentionné plus haut, donc, d’un pastiche à deux niveaux. Et la longueur relative de la chose n’arrange rien à l’affaire, donnant un peu l’impression d’un « complément » destiné à faire en sorte que le recueil dépasse les 200 pages, disons. Et dans quel objet ? Nous rappeler que Les Contrées du Rêve est un chouette bouquin ? Il l’est assurément – mais une redite de cet ordre me laisse d’autant plus sceptique que je ne suis pas bien convaincu que ce soit vraiment sa place ; de même à vrai dire pour l’ambiguïté rôlistique du traitement, à l’heure où Sans-Détour s’apprête à livrer, donc, ses propres Contrées du Rêve.
En fait, j’ai un peu l’impression d’une annexe qui joue essentiellement contre son camp – en démontrant que l’essentiel de l’anthologie est peu ou prou raté dans sa dimension de pastiche comme dans sa dimension d’hommage.
Ce qui participe en fin de compte d’un très désagréable sentiment : l’impression vague ou moins vague qu’on s’est quand même un peu foutu de ma gueule…
MAUVAIS RÊVES
Triste bilan, donc, pour un livre « inexistant » la plupart du temps, conçu sans vraie implication des auteurs comme de l’éditeur ai-je l’impression. S’en tirent donc Morgane Caussarieu, Laurent Poujois, peut-être aussi Neil Jomunsi voire – voire… – Thimothée Rey. Le reste ? Non... non, rien. Et, de ce fait, l’unique propos du recueil semble être d’ajouter un nouveau titre au sein des « ouvrages lovecraftiens » de Mnémos, présentés sous cet intitulé en fin de volume.
Ces ouvrages, au début, étaient donc Les Contrées du Rêve et Kadath : le guide de la cité inconnue, deux vraies réussites, à l’instar des Montagnes Hallucinées un peu plus tard (toujours traduit par David Camus). Depuis, nous avons eu un Culte des goules hélas guère convaincant, sans être antipathique, puis deux gros volumes cyclopéens de l’indicible Brian Lumley, dont je ne reviens toujours pas qu’il ait pu, lui le tâcheron, bénéficier de ce genre d’édition « patrimoniale » (orientation marquée de Mnémos ces derniers temps, mais pas toujours convaincante, hélas)… La Clef d’argent des Contrées du Rêve n’est pas du Lumley, non, je ne le prétends pas, ce n'est certes pas aussi horrible – mais, qualitativement, on est tout de même plus proche de cette pente fatidique que des glorieux débuts…
Reste à espérer une chose : la livraison prochaine des volumes de Clark Ashton Smith crowdfundés chez l’éditeur, à condition d’une édition à la hauteur de l’entreprise – il faudra au moins ça.
(Et, depuis cette chronique, les Smith ont été livrés ! Et le premier, au moins, est absolument génial et tout bonnement magnifique : hop.)
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