24 Vues du mont Fuji, par Hokusai, de Roger Zelazny
ZELAZNY (Roger), 24 Vues du mont Fuji, par Hokusai, [24 Views of Mt. Fuji, by Hokusai], traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurent Queyssi, couverture d’Aurélien Police, Saint Mammès, Le Bélial’, coll. Une heure-lumière, [1985] 2017, 126 p.
ZENAZLY
Paru en même temps que Le Sultan des nuages, de Geoffrey A. Landis, ce nouveau titre de la très belle collection « Une heure-lumière » des Éditions du Bélial’ qu’est 24 Vues du mont Fuji, par Hokusai, signé Roger Zelazny, et comme toujours orné d’une couverture d’Aurélien Police magnifique autant que pertinente (répétons-le, répétons-le mes frères et mes sœurs, Aurélien Police FTW), m’intriguait sans doute bien davantage a priori. Au point en fait où je pouvais presque considérer qu’il avait été conçu tout spécialement pour moi ? Des avantages de l’égocentrisme paranoïaque !
Blague à part, le fait est que ce texte relativement ancien (paru en 1985, prix Hugo l’année suivante – c’est sauf erreur et de loin le titre le plus vieux de la collection) conjuguait science-fiction, Japon, et même, m’avait-on laissé entendre, tentacules cosmiques z’et cyclopéens. Il me fallait donc lire cela à tout prix – en même temps, mon préjugé très, très favorable concernant la collection (en dépit de mon inexplicable blocage sur Poumon vert, de Ian R. MacLeod – je note aussi que j’ai Le Regard, de Ken Liu, en attente) m’incitait de toute façon à lire ceci, et rapidement.
J’aurai bien sûr l’occasion, dans ce compte rendu, de revenir sur ces différents aspects – quitte à les relativiser un peu. Mais il me faut sans doute, à titre très personnel, mentionner que le nom de l’auteur, contrairement à ce qui s’est produit pour une majorité de lecteurs sans doute, ne constituait pas forcément à mes yeux un argument de vente. Le fait est, je ne peux pas prétendre être un grand fan de Roger Zelazny… J’ai peiné sur le « cycle des princes d’Ambre » quand j’étais ado (j’ai aimé des choses dans le premier sous-cycle, de Corwyn, tout particulièrement les deux premiers romans, mais le reste m’avait laissé davantage froid, voire pire que ça – et je n’ai jamais pu lire en entier le premier roman du sous-cycle de Merlin, Les Atouts de la vengeance, malgré plusieurs tentatives : je trouvais ça horriblement ennuyeux et, disons-le, franchement mauvais, aussi n’ai-je pas poursuivi) ; et mes lectures plus « adultes » (et moins « commerciales », c’est une dimension à ne pas négliger, peut-être, concernant « Ambre ») m’ont plus ou moins convaincu… Seigneur de lumière, dans l’omnibus du même titre (enfin, au pluriel...), m’avait bien plu, mais les deux romans complétant le gros volume, Royaumes d’ombre et de lumière et L’Œil de Chat, m’avaient laissé au mieux froid. Finalement, ce que j’avais préféré de cet auteur, que je n'ai donc pas tant pratiqué que ça, c’était probablement le recueil de quatre (assez) longues nouvelles, Une rose pour l’Ecclésiaste, renvoyant plutôt à son début de carrière – mais, pour le coup, le format novella de 24 Vues du mont Fuji, par Hokusai, m’apparaissait peut-être un peu plus rassurant ? Je mets de côté le cas un peu à part de Deus irae, roman coécrit avec Philip K. Dick (dans des conditions plus ou moins obscures), et sans doute dickien avant que d’être zélaznien… tout en notant que, par certains thèmes (le pèlerinage, l’homme fait dieu…), il s’insérait pourtant aussi dans les préoccupations habituelles de Zelazny, et à vrai dire tout particulièrement de la présente novella.
Un point joue sans doute un grand rôle dans mon appréciation variable de Zelazny, auteur de SF souvent célébré comme un des plus grands « poètes » du genre (en quatrième de couv’, ici, c’est George R.R. Martin qui s’y colle), et c’est justement son attention au style, indéniable, plus ambitieuse sans doute que chez bon nombre de ses collègues, mais avec une réussite à débattre selon les cas – notamment dans la mesure où certaines expérimentations formelles, tout particulièrement dans l’omnibus Seigneurs de lumière, me faisaient l’effet d’être un peu gratuites et/ou datées… Qu’en serait-il alors de 24 Vues du mont Fuji, par Hokusai ? La beauté de la plume était un point systématiquement mis en avant dans les premiers retours sur cette nouvelle parution (à peu près tous enthousiastes voire très enthousiastes) ; et, pour le coup, autant le dire d’emblée, cette fois j’ai été convaincu, oui – et la traduction de Laurent Queyssi me fait l’effet d’être très bonne. C’est généralement fin, sans esbroufe, parfaitement à propos – atout non négligeable, c’est sûr.
MARI SUR LES TRACES DE KIT, AVEC HOKUSAI
Quelques mots de l’histoire. Notre héroïne et narratrice s’appelle Mari, et nous parle de feu son époux Kit – dans un incipit qu’on pourrait juger dickien en diable : « Kit est en vie, alors qu’il est enterré près d’ici ; et je suis morte, même si je regarde les trainées de nuages rosâtres du crépuscule au-dessus de la montagne lointaine, avec un arbre qui se détache comme il convient au premier plan. »
Mari, Kit… Qui sont-ils ? Nous n’en savons au fond pas grand-chose. Mari (…) et femme sans doute, mais qui semblent tous deux partagés entre les États-Unis et le Japon, sans guère plus de précisions (le nom Mari peut sonner japonais, le nom de Kit pas vraiment, mais il y a comme une ambiguïté concernant les deux personnages, pouvant les disposer finalement là où on ne les attend pas instinctivement).
Mais passons. L’introduction de Mari nous incite à comprendre, à rebours de ses paroles un peu solennelles, que Kit est mort, et qu’elle-même est bien vivante – encore qu’obsédée par la mort, qu’elle sent venir, inéluctable : sa condition d’éphémère est centrale dans ses errances (et au-delà). Mais Kit est-il vraiment mort ? Il semblerait bien vite que non… Et, la novella n’en faisant guère mystère, et la quatrième de couverture encore moins, nous « comprenons » assez rapidement que Kit a en fait dépassé sa condition humaine, pour devenir un être numérique (on nous dit « digital », je ne participerai pas au débat) aux atours divins.
Ce qui ne réjouit pas notre narratrice, qui y voit sans plus d’ambiguïté une menace – peut-être de par son caractère transgressif de l’ordre du monde, et, justement, de ce qu’il implique d’éphémère et d’impermanence ? Se dessine très tôt la nécessité d’un affrontement à portée eschatologique avec l’homme devenu dieu, l’amant devenu monstre, affrontement qui, comme tel, nécessite une préparation adéquate.
D’où ce pèlerinage auquel se livre Mari – qui s'avère au fond indépendant de son objectif avoué ? Un livre en poche contenant 24 estampes de Hokusai, tirées de sa série des Vues du mont Fuji, elle prend le temps de marcher dans les pas du peintre (son fantôme à ses côtés ?), pour retrouver très précisément les endroits d’où il a capté la grandeur du Fuji et la petitesse des hommes, pour les figer ou sublimer dans son art, à jamais ; une forme d’immortalité qui parle bien davantage à Mari que la mutation ou transcendance forcément délétère de Kit.
Une atmosphère propice à la contemplation et à la méditation – à ceci près que Mari se sent, non, se sait observée et suivie… par des êtres dont l’humanité n’est qu’une façade, ces « épigones » que feu son mari, aux intentions incompréhensibles, lance semble-t-il sur sa piste… Notre narratrice pourrait être paranoïaque – ou simplement lucide. Et résolue. Et armée d’un bâton ! Outil de choix pour un pèlerin.
Au bout du chemin, il y a Kit.
Mais c’est le chemin qui compte.
IMAGES (ET LIVRES) DU MONDE FLOTTANT
Hokusai et son art jouant un grand rôle dans cette novella, bien au-delà de son seul titre qui ne ment certainement pas sur la marchandise, je suppose qu’il faut en dire quelques mots – même si c’est une matière que je ne maîtrise pas le moins du monde, moi dont l'inculture artistique est confondante, aussi m’en tiendrai-je à quelques généralités, pas toujours bien assurées, mais qui me paraissent faire sens dans ce contexte.
Hokusai (1760-1849) est probablement l’artiste pictural japonais le plus connu des Occidentaux. Je ne vous apprends rien, vous en avez forcément vu bien des œuvres, qui ont acquis un statut iconique, et même universel, au premier chef La Grande Vague de Kanagawa. Ladite estampe figure (en tête, d’ailleurs) d’une série connue sous le nom de Trente-Six Vues du mont Fuji, qui en compte en fait quarante-six (…), et dont vingt-quatre (…) sont ici extraites par Zelazny, dans un ordre différent (mais faisant semble-t-il référence à un livre que possédait l’auteur, s’en tenant à ces vingt-quatre vues, le livre précisément qui sert de guide à Mari dans son périple). Bon nombre d’autres de ces estampes sont mondialement connues, et vous les avez forcément vues.
(Notez que l’on trouve facilement l’ensemble sur le ouèbe, un peu partout – par exemple, ici. Ce qui a amené des lecteurs à se poser la question : faut-il lire cette novella avec les estampes de Hokusai sous les yeux ? Je n’ai pas de réponse définitive – pour ma part, je m’en suis passé sur le moment, mais m’en étais un peu imprégné avant, et y suis un peu retourné ensuite ; c’est à chacun de voir s’il y a un risque malvenu de parasitage, ou au contraire un support visuel appréciable voire indispensable.)
Ces 24/36/46 estampes, donc. Elles figurent bel et bien toutes le mont Fuji (dont on a dit, sauf erreur, qu’il s’agissait de la montagne la plus souvent représentée en peinture, la tradition au Japon semble très ancienne ; l’œuvre de Hokusai a renouvelé le thème, et d’autres grands artistes ont traité de ce sujet, comme son contemporain Hiroshige). Cependant, parfois, et même souvent, on ne fait que l’entrevoir au loin, à l’arrière-plan – bien sûr, La Grande Vague de Kanagawa en est une illustration éloquente, où ce n’est certes pas le Fujisan qui attire d’abord le regard. C’est que le majestueux volcan, si iconique, et le point culminant du Japon avec ses 3376 mètres d’altitude, a parfois un rôle de prétexte – le vrai thème essentiel de la série se situe sans doute ailleurs, et notamment dans le rapport de l’homme à la nature ; Zelazny, en tout cas, semble bien percevoir les choses ainsi dans sa novella.
C’est que l’art de Hokusai, tout particulièrement dans cette série, s’inscrit dans un courant artistique appelé ukiyoe, pour « images du monde flottant ». Ne pas s’y tromper toutefois : Hokusai en est en fait un représentant tardif – on a même pu dire que son art avait insufflé à nouveau un peu de vie dans un mouvement qui avait débuté quelque chose comme un siècle plus tôt, et ayant autrement et peut-être même de longue date entamé sa décadence.
Je reviendrai plus loin sur la question de la forme, mais, dans un premier temps, c’est probablement la question de fond qui importe. L’ukiyoe originel entrait en résonance avec un courant, littéraire cette fois, né de même vers la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe, appelé ukiyozôshi, ou « livres du monde flottant », et dont la principale figure (fondatrice, si Hokusai dans son art était tardif) fut le grand romancier Saikaku (1642-1693).
Si l’expression de « monde flottant » a sans doute des origines anciennes, renvoyant à une thématique largement bouddhique de « l’impermanence du monde », dont des œuvres japonaises classiques essentielles, comme Le Dit du Genji, Le Dit des Heiké, ou peut-être surtout les Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chômei (fameuse ouverture : « La même rivière coule sans arrêt, mais ce n’est jamais la même eau. De ci, de là, sur les surfaces tranquilles, des taches d’écume apparaissent, disparaissent, sans jamais s’attarder longtemps. Il en est de même des hommes ici-bas et de leurs habitations. »), pouvaient déjà témoigner bien des siècles plus tôt, et chacune à sa manière, dans des registres très différents – peut-être faut-il y adjoindre, tout particulièrement dans le cas du grand roman de dame Murasaki Shikibu, le concept esthétique de mono no aware. Cette notion prend cependant alors une signification particulière – désignant le « monde terrestre », mais dans ce qu’il a de plus prosaïque, et pouvant même désigner au premier chef un « monde des plaisirs » propice à tous les fantasmes érotiques, et retournements ironiques...
Il s’agit de mettre en scène des thèmes « bourgeois », et tout particulièrement des personnages qui n’ont rien de la grandeur et de la noblesse austère des héros classiques, mais qui sont entraperçus dans leur quotidien, très prosaïque le cas échéant – qu’il s’agisse d’humbles travailleurs dans plusieurs estampes de Hokusai, dans leur confrontation à la majesté intimidante du volcan ou des vagues, ou bien, avant cela, de bons gros bourgeois plus qu’à leur tour érotomanes et des femmes heureusement dissolues qu’ils fréquentent, chez Saikaku (je vous renvoie, le cas échéant, aux extraits d'Un homme amoureux de l'amour, le roman fondateur, lus dans la très belle anthologie Mille Ans de littérature japonaise, ou à la Vie de Wankyû, sans doute plus anecdotique, mais non sans charme).
Aussi le public pouvait-il en avoir à l’époque une image un peu « vulgaire » (dépassée depuis longtemps, heureusement), d’autant que les romans de Saikaku et de ses disciples, souvent bien moins doués, aussi bien que les estampes de Hokusai et de ses collègues et, pour le coup, (surtout ?) prédécesseurs, sont sans doute indissociables des moyens de leur diffusion – soit une véritable révolution dans l’édition commerciale, dans les deux domaines (la xylographie dans le cas des estampes… qu’une nouvelle révolution technologique mettrait ensuite à mal, avec la photographie et l’imprimerie typographique).
Mais les connotations ont changé avec le temps, oui : aujourd’hui, l’art de Hokusai n’a certainement rien de « vulgaire », et la fascination qu’il a mondialement suscitée l’a, si l’on peut dire, exonéré de ses origines « commerciales » et « prosaïques ». Ce qui vaut sans doute aussi pour ses origines géographiques et culturelles, d’ailleurs : chez Hokusai du moins, l’ukiyoe se distinguait éventuellement par un certain apport occidental (on a parlé de la perspective dans le cas de ces estampes de la série du mont Fuji tout particulièrement), mais qui avait débouché sur un singulier retour à l’envoyeur (on sait que des peintres occidentaux essentiels, comme les impressionnistes ou Van Gogh, prisaient grandement ces estampes japonaises, et ne s'en cachaient pas), au point d’avoir acquis, paradoxalement ou pas, une forme d’universalité.
La novella de Zelazny (ouf ! j’y reviens !) joue en fait de tous ces aspects, tout en opérant un retour au Japon – quitte à ce que ce soit à un Japon « occidentalisé », gangue que la narratrice et sans doute les lecteurs, plus ou moins consciemment, cherchent à dépasser pour retrouver, en dessous, quelque chose d’ « authentiquement japonais », et en fait, dans ce nouvel ordre, « authentiquement humain ». Quitte, pour ce faire, à marcher dans les pas d’un fantôme, ou d’un fantasme – ce que fait littéralement Mari, mandant conseil auprès du « vieux fou de dessin », ainsi que Hokusai avait pu se qualifier lui-même.
D’où ce pèlerinage, en vingt-quatre stations où l’artiste a sublimé le monde – à jamais, et tant pis pour son impermanence ? Et en autant de chapitres, dont les titres sont ceux des estampes, et qui s’ouvrent le plus souvent par une description de l’œuvre en question, fine et belle, « poétique » si l’on y tient, et aux ramifications parfois insoupçonnées – dans une excursion touristique se muant en pèlerinage, le pèlerinage lui-même se muant, via l’introspection qu’il implique, en autoanalyse.
CYBERPUNK, TENTACULES, ET L’IMMORTALITÉ DANS TOUS LES CAS
Mais je reviendrai sur l’idée centrale de pèlerinage plus loin – il me paraît approprié de procéder, pour le coup, par allers et retours, dans la foulée de Mari comme de Hokusai, en explorant d’abord la dimension science-fictive de la novella de Roger Zelazny.
Elle a donc été publiée en 1985, et c’est sans doute un texte de son époque. Le Fuji parasité par des circuits imprimés sur la très belle couverture d’Aurélien Police n’a rien de gratuit, et, au-delà du maintien de cette admirable unité graphique de la collection, il inscrit tout naturellement la novella dans un registre cyberpunk, à bon droit : le texte baigne dans cette esthétique. Publié un an après le fameux roman de William Gibson Neuromancien, également lauréat du Hugo l’année précédente, 24 Vues du mont Fuji, par Hokusai le rappelle par bien des aspects – il y a bien sûr l’idée sans doute fondamentale de l’immortalité numérique (au-delà de la scission entre humain augmenté, puis surhomme, puis dieu, d’une part, et d’autre part conscience artificielle émergente – la préoccupation transhumaniste est peut-être là, mais je n’en suis pas tout à fait sûr, c’est peut-être encore un peu tôt pour être ainsi formalisé ; mais ça nous ramènerait peut-être du côté d’autres incarnations littéraires du cyberpunk, de Bruce Sterling et de sa Schimastrice +, ou de Walter Jon William avec Câblé + ; notons cependant que le point de vue critique de Mari perturbe ici forcément la représentation de ce thème) ; mais cela vaut aussi sans doute pour le vernis esthétique nipponisant, au-delà des outils technologiques que sont drones et ordinateurs.
Certes, le Japon arpenté par Mari dans les pas de Hokusai n’est probablement pas tout à fait le même que celui où l’on trinque dans un bouge de Chiba avec de la Kirin, en mauvaise compagnie augmentée, sous un ciel couleur télé calée sur un émetteur hors-service… Mais l’empire du soleil levant jailli de la haute croissance et se précipitant vers la crise, peuplés de hackers plus ou moins en cheville avec des yakuzas idéal-typiques, Idoru pop-fantasques vénérées par des sarariman eux-mêmes au bord de la crise, et samouraïs virtuels qui dénouent éventuellement ladite crise en tranchant dans le vif, ce monde encore exotique, donc, s’est alors inscrit dans le paysage science-fictif mondial, quitte à ce que ce soit au travers de clichés d’une pertinence éventuellement douteuse ; des clichés qui n’épargnent sans doute pas ces 24 Vues du mont Fuji, par Hokusai, d’ailleurs, notamment dans leur jeu référentiel parfois étouffant – mais je suppose que Zelazny en était parfaitement conscient et s’en amusait, en fait, d’une certaine manière.
Ce qu’il a fait aussi dans une autre dimension de sa novella, plus inattendue… On m’avait fait l’article ceci dit. Ph’nglui ! Y aurait-il donc de la lovecrafterie dans le périple nippon de Zelazny ? C’est à voir… Le fait est qu’on y mentionne R’lyeh à plusieurs reprises – de manière ambiguë sans doute : l’archipel peut-il vraiment prétendre à être la prison immémoriale du Grand Cthulhu, surgie des flots sans qu’il le sache ? Ou la proximité très relative du Bloop suffit-elle à corrompre le pays pour le faire glisser insidieusement, au travers de quelque cataclysme sismique, dans le vide oppressant d’une horreur cosmique guettant sans malice derrière l’insignifiance de l’homme – par exemple de ces humbles travailleurs que Hokusai confronte à la gloire intimidante du volcan sacré comme aux ravages d’un tsunami toujours à craindre, aussi beau soit-il ? Le nouveau Kit au-delà du bien et du mal y serait propice – la secte qu’en un passage étonnant Zelazny nous décrit, et qui pue le Culte de Cthulhu, peut-être également, encore qu’elle suscite plutôt, chez le lecteur complice, un ricanement vaguement sadique et assurément jubilatoire : difficile de la prendre vraiment au sérieux… Une novella lovecraftienne ? Non, probablement pas. Mais peut-être y a-t-il dans tout cela comme l’apposition joueuse d’un élément délibérément superficiel sur quelque chose de bien autrement essentiel – comme dans le traitement nipponisant du récit, en fait.
Cependant, dans ce contexte, de manière plus globale, nous parlons de dieux, même si originellement des hommes, nous parlons de l’immortalité comme la réalisation la plus parfaite de ce dépassement de la misérable condition animale, la plus dérangeante aussi, et, à l’horizon, nous anticipons un conflit d’ordre eschatologique – sous le vernis inévitable d’arts martiaux qu’implique ce bâton chargé d’électronique, en alternative mystique au froid katana des samouraïs… Même si Mari en retient sans doute l’enseignement du Hagakure : en disciple de la voie, elle vit comme si elle était morte – mode unique du dépassement de soi, et de la vertu martiale autant que métaphysique… et clef de l’incipit, peut-être ?
Et tout cela est sans doute très typique de Zelazny, même si, pour le coup, la mythologie ne joue probablement pas le rôle essentiel qu’on lui trouve dans les romans compilés dans Seigneurs de lumière – ou du moins est-ce le cas pour la mythologie au sens le plus… prosaïque.
LE PÈLERINAGE EST SA PROPRE FIN
Cette histoire, celle de Mari se préparant, dans l'optique de la confrontation avec Kit… vaut ce qu’elle vaut. La résolution de la novella de même. Ce n’est clairement pas l’atout du texte, en ce qui me concerne – même si je suppose qu’en 1985, quand tous ces thèmes étaient encore très frais, le ressenti des lecteurs pouvait être bien différent.
Cependant, trente-deux ans plus tard, 24 Vues du mont Fuji, par Hokusai mérite assurément toujours d’être lue, comme la belle illustration de ce que le pèlerinage est sa propre fin – Mari serait peut-être d’un avis différent, mais, pour le lecteur, ou en tout cas pour le Nébal, peu importe la conclusion du voyage : ce sont les errances qui comptent. Et la délicate poésie dans laquelle elles se noient presque, avec délices.
C’est aussi ce qui permet de dépasser d’éventuels « clichés » exotiques, notamment quand l’introspection mystique de Mari débouche sur un catalogue de thèmes et références relativement convenu. Ce qui peut rejoindre d’ailleurs ce que j’avançais sur le traitement « cthulhien » du récit. Ce Japon idéal est aussi charmant qu’agaçant, au fond.
Mais la promenade reste belle – d’une beauté rare, même. La plume de l’auteur, sans trop en faire, incite le lecteur à son tour à déambuler dans les estampes, et, surtout, à prendre le temps de s’y arrêter. Un cliché du cinéma japonais le veut souvent « contemplatif », mais pour le coup, cette attitude est véritablement à propos – aussi le rythme lent de la novella s’avère-t-il très pertinent. Les amateurs d’action repasseront – Mari manie bien le bâton de temps en temps contre tel ou tel épigone, comme pour la forme, mais elle passe bien davantage de temps à regarder : les estampes, la vérité qu’elles représentent, la vérité plus secrète qu’elles recèlent peut-être justement dans le procédé de figuration – et elle-même, son for intérieur ; tout ceci étant lié au passage du temps, de manière plus globale : temps historique, temps intime, qui se rejoignent dans d’étonnants paradoxes, où l’éphémère lutte à tout crin avec l’éternel.
L’introspection de Mari a en effet un contenu psychologique marqué – la halte et la contemplation l’obligent d’une certaine manière à l’autoanalyse. Ses sentiments comme ses idées trouvent dans les estampes de Hokusai, comme dans les paysages bien réels que le « vieux fou de dessin » a représentés en son temps, qu'ils aient changé depuis ou pas tant que cela, des prétextes de choix pour s’imposer à l’héroïne. Elle interroge muettement le monde et l’art – l’art avant le monde ? –, avec parfois quelque chose de désespéré, que sa résignation froide ne masque pas toujours. Et ce questionnement finalement intérieur est douloureux, et peut-être même révoltant.
Les convictions de Mari n’ont pas forcément à être celles du lecteur. Emportée dans une destinée qu’elle a choisi de s’imposer, tout en cherchant sans cesse à lui attribuer des causes extérieures, impératives, elle est, dans sa force et sa fragilité (qui se confondent peut-être ?), étonnamment humaine – jusque dans sa feinte froideur, son faux détachement d’ascète zen ; sans doute est-ce pour cela que l’inhumanité de Kit l’oppresse tant, et qu’elle ne peut qu’y voir une menace.
Quoi qu’il en soit, la plume de Zelazny, sans épate, impose à l’ensemble un rythme idéal, et d’une beauté faussement douce, faussement apaisée, en fait vaguement dérangeante. À ce compte-là, c’est une vraie réussite – qui m’a en tout cas bien plus parlé que certaines expérimentations un peu trop gratuites à mes yeux, auxquelles « le poète de la SF » pouvait succomber à l’occasion.
L’ORAGE SOUS LE SOMMET
24 Vues du mont Fuji, par Hokusai, est une novella admirable. Sans aller forcément jusqu’à parler de chef-d’œuvre, car il est quelques aspects du texte qui convaincront plus ou moins, fonction des attentes du lecteur, c’est un très bon récit, d’une étrange beauté, pas si sereine.
Sans doute s’agit-il d’un des tout meilleurs titres de la collection, même si je placerais toujours L’Homme qui mit fin à l’histoire, de Ken Liu, en tête – on peut par contre le placer au niveau d’Un pont sur la brume, de Kij Johnson (un texte assez proche, maintenant que j’y songe), ou de Cérès et Vesta, de Greg Egan (dont c’est cette fois un singulier contrepoint).
Un très beau pèlerinage – sa propre récompense – dans les pas de Zelazny, dans ceux de Hokusai. Admirable, oui.
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