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Les Pornographes, de Nosaka Akiyuki / Le Pornographe (introduction à l'anthropologie), d'Imamura Shôhei

Publié le par Nébal

Les Pornographes, de Nosaka Akiyuki / Le Pornographe (introduction à l'anthropologie), d'Imamura Shôhei

NOSAKA Akiyuki, Les Pornographes, [Erogotoshitachi エロ事師たち], roman traduit du japonais par Jacques Lalloz, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier Poche, [1963, 1966, 1991, 1996] 2017, 266 p.

Les Pornographes, de Nosaka Akiyuki / Le Pornographe (introduction à l'anthropologie), d'Imamura Shôhei

Titre : Le Pornographe (introduction à l’anthropologie)

Titre original : Erogoshitachi yori jinruigaku nyûmon エロ事師たちより人類学入門

Réalisateur : Imamura Shôhei

Année : 1966

Pays : Japon

Durée : 128 min.

Acteurs principaux : Ozawa Shôichi (Ogata Yoshimoto, « Subu »), Sakamoto Sumiko (Matsuda Haru), Sagawa Keiko (Matsuda Keiko), Kondô Masomi (Matsuda Koichi)…

NOUVEAU DOUBLÉ

 

Nouvelle occasion, après Narayama, de livrer une double chronique associant un roman et un film japonais – et le hasard veut que cela soit à nouveau avec un métrage signé Imamura Shôhei, bizarrement devenu le réalisateur japonais dont j’ai le plus parlé sur ce blog interlope… et ceci alors que je connais en fait très mal son œuvre, j’aurai l’occasion d’y revenir.

 

Un film d’Imamura, donc – mais d’abord un roman signé Nosaka Akiyuki, Les Pornographes, que j’avais lu il y a très longtemps de cela, disons une quinzaine d’années, et que j’ai relu tout récemment avec un immense plaisir. Mine de rien, ce livre a sans doute compté pour moi, parce qu’il a fait partie de ceux qui m’ont fait m’intéresser à la littérature japonaise contemporaine – après sans doute quelques Ogawa Yôko, et d’abord Le Musée du silence, et sans doute quelques ouvrages déjà considérés comme étant des classiques, notamment Le Pavillon d’or de Mishima Yukio, roman cela dit à peine antérieur à celui de Nosaka – et Mishima aura son mot à dire dans notre histoire. Cela dit, sans vraie surprise j’imagine, ce n’était pas ma première lecture de Nosaka : j’en avais d’abord lu (forcément ?) La Tombe des lucioles, récit peu ou prou autobiographique qui a débouché, bien sûr, sur le chef-d’œuvre animé de Takahata Isao, Le Tombeau des lucioles. Expérience des plus convaincante, mais qui appelait à davantage de développements, par exemple avec Les Pornographes, de peu antérieur, premier roman de l’auteur – absolument tout autre chose, et, bizarrement, peut-être un effet plus percutant encore…

 

Et Imamura ? À l’époque, je n’en connaissais probablement rien – même si je n’ai guère tardé, à vue de nez, à voir La Ballade de Narayama, et un peu plus tard L’Anguille, soit ses deux palmes d’or. Je n’avais en tout cas pas idée qu’il avait réalisé une adaptation du roman de Nosaka ! Il faut dire que je ne suis pas certain que le film ait été connu voire même simplement diffusé en France alors – peut-être, je n’en sais rien.

 

Mais l’occasion était trop belle, le moment tout trouvé : j’ai relu le roman de Nosaka, j’ai découvert le film d’Imamura, et je me suis régalé dans les deux cas.

 

NOSAKA ET IMAMURA SUR LE MOMENT

 

Il faut sans doute replacer les deux œuvres dans leur contexte, plus précisément dans la carrière des deux auteurs (je verrai plus loin pour le contexte historico-politique-truc) – en notant d’emblée que le film d’Imamura (1966) sort trois ans seulement après le roman de Nosaka (1963), alors un best-seller avec un succès de scandale sur lequel il s’agissait de surfer.

 

La vie de Nosaka Akiyuki a été notoirement tumultueuse. Passé les expériences traumatisantes de la guerre, de l’immédiat après-guerre fait de larcins et de combines, et du centre de redressement, il avait été « retrouvé » par son père (qui l’avait très tôt confié à une famille adoptive – pour l’anecdote, la mère naturelle de Nosaka était morte quand il était enfant, et c’était pourquoi son père l’avait confié à une autre famille : la femme qui meurt au début de La Tombe des lucioles est sa mère adoptive) ; ledit père si longtemps absent avait voulu arranger les choses, en tirant le jeune Akiyuki de la rue pour l’inscrire à l’université, mais l’expérience n’a guère duré, le jeune homme ayant la bougeotte et lâchant les études pour enchaîner les petits boulots sans lendemain. Vers le milieu des années 1950, cependant, il songe à devenir écrivain – c’est qu’il a des choses à écrire… Cependant, son premier roman ne paraît qu’en 1963, et il s’agit donc de Les Pornographes. Après un démarrage sauf erreur assez discret, le roman connaît un engouement marqué qui doit beaucoup au succès de scandale – après du moins qu’il a bénéficié d’un soutien conséquent : l’approbation enthousiaste de Mishima Yukio. Le grand auteur a des mots parfaits pour qualifier le premier livre de Nosaka : « Voilà un roman qui épouvantera le monde. C’est un roman affreusement, impitoyablement insolent, qui plus est enjoué comme un ciel de midi au-dessus d’un dépotoir... » La carrière littéraire de Nosaka connaît ainsi le meilleur départ, après quoi l’auteur livrera d’autres œuvres notables, dont La Tombe des lucioles en 1967, et, semble-t-il la même année, La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés. Ceci étant, cette carrière est au fond assez brève – car Nosaka a toujours la bougeotte, et multipliera encore ensuite les expériences les plus diverses, parolier (notamment pour des chansons enfantines ?) aussi bien que sénateur.

 

Et Imamura ? Issu d’un milieu assez bourgeois, il n’est pourtant pas si éloigné de l’auteur, peut-être : le futur réalisateur, indécis quant à son avenir au lendemain de la guerre, a ainsi que l’écrivain fréquenté des milieux un peu interlopes (il y reviendra régulièrement dans son œuvre, en fait – et, préparant Le Pornographe, par exemple, il assiste à quelques tournages orchestrés par des yakuzas...), et fait des petits boulots. On dit qu’il a enfin choisi de devenir cinéaste en voyant L’Ange ivre, de Kurosawa Akira, dont il apprécie l’exactitude de la peinture de ce milieu mal fréquenté qui était alors le sien. Quoi qu’il en soit, il ne tarde alors plus guère à devenir réalisateur, associé d’abord à la Shôchiku, où il fait office d’assistant pour Ozu Yasujirô (dont il n’aime pas le style, et il dit n'en avoir jamais été influencé…), puis à la Nikkatsu, et il livre alors plusieurs films qui attirent l’attention. Mais il a des manières d’électron libre, et une prédilection pour les thèmes passablement scabreux… Il réalise bien quelques films de commande, expérience qui l’agace au plus haut point, mais entame aussi une carrière bien plus personnelle, avec surtout le grinçant Cochons et cuirassés, puis La Femme insecte – des œuvres dont la Nikkatsu ne sait pas forcément que faire (le premier la choque et Imamura en est même sanctionné), même si le succès, critique et/ou commercial, est là (et commence à pointer à l’international, en dépit d'un éventuel charcutage). Il semblerait que le studio ait en fait dérivé plus spécialement du second la recette du pinku eiga, ces films érotiques soft qui généreront bientôt l’essentiel de ses revenus... Ce qui agace à nouveau Imamura, comme de juste, qui n’avait certainement pas cette postérité en tête, lui qui exècre les « formules ». Il a besoin de davantage de liberté, et c’est pourquoi il fonde sa propre compagnie de production, même sans totalement rompre avec la Nikkatsu (pour la distribution, sauf erreur) : c’est dans ces conditions que sort en 1966 Le Pornographe (introduction à l’anthropologie), adaptation d'un roman récent à succès, donc, mais aussi film qui raille le principe même des films d’exploitation tournés à la chaîne… C’est donc le premier film véritablement indépendant d’Imamura, et un moment clef de sa carrière.

 

Ici, une précision personnelle : ça ressort peut-être de ces lignes guère assurées, d’ailleurs, mais je ne connaissais rien de la carrière d’Imamura à cette époque avant de voir le présent film. J’ai l’impression que l’on peut distinguer trois périodes dans les œuvres du cinéaste : la première va de ses débuts à l’échec coûtant de Profonds désirs des dieux (1968) ; suit une décennie, en gros, où Imamura se consacre au cinéma documentaire (avec comme pierre de touche L’Histoire du Japon d’après-guerre racontée par une hôtesse de bar, en 1970) ; puis, à partir de La Vengeance est à moi (1979), il revient au cinéma de fiction (même avec une touche documentaire prononcée, à l’évidence), et cette dernière partie de son œuvre correspondra à la véritable reconnaissance internationale, avec notamment les deux palmes d’or pour La Ballade de Narayama (1983) et L’Anguille (1997), d’autres films attirant cependant l’attention, comme Eijanaika (1981), Pluie noire (1989) ou son ultime long-métrage, De l’eau tiède sous un pont rouge (2001). Le peu que je connaissais d’Imamura correspondait toujours à cette dernière période – je n’avais jamais vu de film du réalisateur antérieur à La Vengeance est à moi. Le Pornographe, c’est donc tout autre chose – et véritablement une découverte, en ce qui me concerne ; mais peut-être aussi un moyen de peser davantage le rattachement éventuel du cinéaste à la « Nouvelle Vague Japonaise » (avec notamment un autre trublion, Oshima Nagisa), et d’envisager d’un autre œil la dimension « documentaire » de ses premiers films, mettant régulièrement en avant l’assimilation des hommes aux animaux (un thème qui reviendra de manière frontale, tout particulièrement dans La Ballade de Narayama), et le vernis « scientifique » des œuvres (entomologie dans La Femme insecte, anthropologie ici – ce qui reviendra semble-t-il aussi dans Profonds Désirs des dieux, et très certainement là encore dans La Ballade de Narayama). Noter cependant que le beau noir et blanc du Pornographe autorise déjà de très beaux plans, et d’une réalisation régulièrement virtuose, témoignant du sens du cadre ou encore du travelling chez le cinéaste.

 

« UN MIYAMOTO MUSASHI DE LA FESSE »

 

Le film d’Imamura prend quelques libertés avec le roman de Nosaka : on y reconnaît bien le même fond, mais le traitement varie, et, surtout, la conclusion, ce qui, rétrospectivement, amène à envisager tout ce qui précède d’un autre œil. Je vais prendre le roman pour base, bien sûr, mais il faut garder ceci en tête.

 

Nous sommes au début des années 1960 (en insistant sur « l’après-guerre », la quatrième de couverture me paraît induire en erreur – même s’il y a une continuité thématique entre les deux époques). Le roman semble se dérouler à Tôkyô, mais le film plutôt à Ôsaka – ce qui change pas mal l’atmosphère.

 

Cependant, nous partons d’un même « héros », qui se fait appeler systématiquement Subuyan dans le roman, et alternativement Subu ou M. Ogata, fonction du locuteur, dans le film. Subuyan est un homme entre deux âges, qui s’est lancé dans le commerce de la fesse pour arrondir un peu ses revenus. Cette activité d’abord assez limitée (via le camarade Banteki, il enregistre les halètements et grognements de ses voisins qui baisent, pour vendre ensuite tout cela ; il revend aussi des photos érotiques retouchées, pour avoir des visages de stars, ce genre de choses) prend progressivement de l’ampleur, avec (surtout) le tournage de films toujours plus exigeants, mais aussi des prestations à la limite (souvent franchie) du proxénétisme (comme procurer une fausse vierge à un quinquagénaire frustré de n’avoir été que « le second » pour sa femme, ou, tardivement, l’organisation de partouzes), et d’autres choses encore dans ce registre (comme la « formation » d’un homme désireux d’apprendre comment palper au mieux les femmes dans le métro surchargé…).

 

Mais Subuyan n’a rien d’un criminel – ou, non, disons que, du moins, il n’est pas en cheville avec les yakuzas, qui exercent un monopole théorique sur ce genre d’activités, et qui lui causent en fait bien du souci. Car le fait est que les services offerts par Subuyan, alors, ne sont pas seulement jugés « immoraux », mais bel et bien sanctionnés par la loi : Subuyan est régulièrement inquiété par la police, et fait même quelques séjours en prison… Mais c'est en fait pour fraude électorale, dit-il dans le film !

 

Par ailleurs, les revenus qu’il tire de toutes ces prestations s’avèrent finalement limités… Ça n’en vaudrait pas la chandelle ? Qu’importe ! C’est que, voyez-vous, Subuyan n’est pas un vulgaire commerçant – il se voit, et le répète sans cesse, comme un humaniste, un philanthrope ! Ses films, ses partouzes – tout cela vise à procurer à ses clients des satisfactions fantasmatiques ou charnelles que la société leur dénie. Quoi d’immoral à cela ? Bien au contraire : ce qu’il fait ne saurait être plus moral ! En fait, de la sorte, il suit une voie, essentiellement élevée : « […] le gus se prendrait pour un Miyamoto Musashi de la fesse qu’il ne s’exprimerait pas autrement », nous dit-on (p. 157). Subuyan est du plus grand sérieux dans ses envolées – sans doute y croit-il. Mais l’adversité est de taille, pour notre philanthrope : tout conspire contre lui et sa précieuse voie du sexe… Y compris dans ce qui, pour lui, relève de la « famille », mais ça j’y reviendrai plus loin.

 

Voici notre pornographe. Le pluriel incite cependant à accorder une certaine importance à ses confrères, même si le film, avec son titre français au singulier (ce qui n’est pas le cas du titre original ou, à ce compte-là, du titre anglais) met l’accent sur le seul Subuyan. Il est vrai que ces personnages sont plus importants dans le livre, le film en ayant diminué la présence à l’écran, voire les ayant exclus à l’occasion. Banteki a un rôle important dans les deux œuvres, toutefois – c’est l’artiste de la troupe, et son technicien en même temps. Cancrelat, personnage très fantasque du roman, ainsi nommé en raison de son amour des cafards, qu’il materne l’hiver, est un débrouillard guère étouffé par les scrupules. Lagratte, dans le roman… est un romancier érotique, dont l’œuvre entière, anachronique et truffée de clichés, tourne autour de la répétition d’un même fantasme, et, dit-il, du désir de « venger » sa défunte mère, qui était frigide, en lui offrant enfin les satisfactions charnelles que la vie lui avait refusées – il joue au scénariste. Dans le roman, on trouve un petit con du nom de Paul, qui trahit Subuyan – aucun Paul dans le film, mais je suppose qu’il correspond alors à Koichi, dont les liens avec Subuyan sont d’une autre nature, et j’en parlerai donc plus loin. Mentionnons aussi Kabo, qui a cette fois un rôle assez conséquent dans le film – le jeune homme un peu naïf mais serviable, qui s’avère après formation un séducteur efficace, mais que le corps féminin répugne ; aussi, puceau, s’en tient-il à la masturbation, presque abstraite. Et quelques autres… Dont leurs clients.

LA PORNOGRAPHIE DE LA HAUTE CROISSANCE

 

Comme dit plus haut, et contrairement à ce que la quatrième de couverture pourrait laisser entendre, le roman et le film ne se situent pas dans l’après-guerre, sous l’Occupation américaine (période qui a par ailleurs marqué et inspiré nos deux auteurs, c'est certain), mais au début des années 1960, autre période significative de l’histoire du Japon contemporain, marquant le pic de la Haute Croissance.

 

L’économie japonaise, forcément en ruines au sortir de la guerre, comme l’était le pays lui-même, a fait preuve d’une capacité sidérante à redémarrer. La guerre de Corée est déterminante, qui relance l’économie du pays à coup de commandes américaines à honorer sur place sans avoir à s’embarrasser d’entretenir une coûteuse défense nationale. Le pays connaît une certaine agitation dans les années 1950, mais, à l’orée du changement de décennie, droite et gauche « de gouvernement » (le PLD en tête, comme de juste) concluent un pacte tacite mais non moins improbable remisant de côté la « saison politique » au profit de la seule « saison économique », visant au développement du pays, jugé un préalable nécessaire à tout autre débat. Et les résultats dépassent même les espérances les plus optimistes : en quelques années, le Japon en ruines devient la deuxième économie (capitaliste…) au monde, derrière les États-Unis.

 

Le cœur de cette prospérité correspond à la décennie 1960-1970, la « Haute Croissance » à proprement parler (les « chocs Nixon », à l’aube des années 1970, ralentiront le rythme de la croissance, mais il faudra encore attendre l’éclatement de la bulle spéculative, entre les années 1980 et 1990, pour que l’économie japonaise connaisse la crise). Et la Haute Croissance développe toute une symbolique très forte, au niveau national et même international (Jeux Olympiques de Tôkyô en 1964, Exposition Universelle à Ôsaka en 1970) comme au niveau du foyer – avec le discours sur les « trois trésors sacrés de la ménagère », soit les biens que tout foyer doit être en mesure d’acquérir en témoignage de son ascension sociale et de l’accroissement de son pouvoir d’achat : la télévision (déjà, en 1959, quinze millions de téléspectateurs regardent le mariage du prince héritier Akihito et de Shôda Michiko, symbolique très forte là aussi), le réfrigérateur et la machine à laver ; je suppose que la scène du film où Subu ramène une télévision à la maison n’a rien d’innocent à cet égard.

 

Le roman et le film sont donc contemporains de ces événements – ce n’est plus l’après-guerre, envisagée avec un certain recul mais pas moins de (res)sentiment, c’est ce qui se produit, là, maintenant. Ceci étant, il y a bien une filiation entre les deux époques – les deux auteurs établissent à leur façon un lien entre les magouilles du marché noir sous l’Occupation américaine (ils ont pu y prendre part) et le capitalisme frénétique de la Haute Croissance ; la place même des Américains dans cette histoire et cette culture est éclairante à ce propos. Car le regard de Nosaka et d’Imamura est sans doute très critique, même si avec des connotations éventuellement différentes (ainsi quand le réalisateur insiste sur le thème de la « machine »). Les deux œuvres décrivent un Japon jeté à corps perdu dans la réussite économique considérée comme étant la seule valeur cardinale, situation anomique propre à évacuer les repères notamment moraux de tout un chacun. C’est un Japon américanisé, par ailleurs, car le départ des soldats n’a certes pas suffi à « libérer » le pays de cette domination culturelle, même avec les manifestations monstres contre l’Anpo (le renouvellement du traité de sécurité nippo-américain, en 1960) et bientôt contre la guerre au Vietnam (dans laquelle le Japon, Constitution pacifiste ou pas, fait office de « porte-avions » américain). Nosaka comme Imamura sont impliqués dans tout cela, dans un contexte politique ambigu en raison des impératifs de la « saison économique », mais où les intellectuels comme les étudiants disposent d’une plus grande marge de manœuvre, en même temps que d’un goût plus prononcé pour la critique politique active, en face d’une élite politico-économique sclérosée et corrompue (le « Mai 68 » japonais en témoignera très vite, bien plus ample que le mouvement français).

 

Mais, dans le roman comme dans le film, c’est plutôt la satire qui prime, faisant l’économie (aha) d’un discours ouvertement hostile et explicite (même dans les prétentions « anthropologiques » en fait amusées d’Imamura) pour prendre le parti d’en rire. Subuyan, petit entrepreneur persuadé de la haute valeur morale de son travail et assuré de ce qu’il paiera un jour, représente pourtant le versant le plus sympathique de cette société malade à force de succès – ses clients, autant de cadres supérieurs égotistes et frustrés, aux fantasmes de domination parfaitement délétères, inspirent bien davantage un vague dégoût, qui se reporte sans peine sur le salaryman moyen prêt à tout sacrifier pour atteindre ce statut supérieur autorisant en principe tout, mais le privant dans les faits de tout ce qui devrait compter… comme une course éperdue à l’aliénation, vidant la vie de tout sens à force de ne l’envisager qu’au travers des chiffres.

 

Une société hypocrite – et parfaitement ridicule dans son hypocrisie. C’est là que réside la véritable pornographie. En fait d’immoralisme... eh bien, pour le coup, Subuyan a peut-être bien raison ? En tout cas, prosaïquement, il en fait son beurre.

 

FAMILLE ET INCESTES

 

Mais il nous faut revenir à Subuyan, oui, pour envisager cette fois sa vie intime ; or, ici, le roman et le film divergent (et c’est énorme) : Imamura y accorde bien plus d’attention que Nosaka, mais, par ailleurs, il brode sur un thème certes présent (très) dans le roman, pour en rajouter encore – l’inceste ; notre cinéaste « anthropologue » y est certes revenu à plusieurs reprises dans sa carrière...

 

Dans le roman, Subuyan vit avec une certaine Oharu (Haru dans le film), une femme comme lui entre deux âges, veuve et mère d’une jeune lycéenne du nom de Keiko. Les relations au sein du couple n’ont rien à voir avec les fantasmes sur pellicule fournis par Subuyan à ses riches clients – c’est un couple parfaitement « normal », même si pas marié sauf erreur (ce qui, pour le coup, n’était pas si banal). Subuyan se montre un compagnon assez attentionné, et fait ce qu’il peut dans son rôle de père de substitution. Mais la situation évolue, notamment bien sûr avec la mort de Oharu. Subuyan, dont le comportement en disait long bien avant cela (ainsi quand il fouinait dans les affaires de sa belle-fille, empruntant son costume de lycéenne pour un tournage, ou furetant dans ses culottes, car il y a des acheteurs), est bien obligé d’admettre que la petite Keiko ne le laisse pas indifférent – et, oui, elle est tout de même plus excitante que sa vieille mère, la fraîche jeune fille… Ceci, la lycéenne en a sans doute parfaitement conscience, qui apprécie de narguer son beau-père avec l'étalage de ses désirs (notre pornographe est terrifié par la, euh, vulgarité, aheum, de Keiko et de ses copines, très libres, notamment dans une scène où il les accompagne à leur demande dans un bar gay) ; elle joue en fait au chat et à la souris avec Subuyan – jusqu’à ce que ce dernier perde tous ses moyens devant elle : au moment de prendre sa fleur, Subuyan se découvre impuissant... Après quoi elle disparaîtra, au grand dam de notre pornographe, pour ne plus resurgir qu’à la toute dernière page du roman.

 

Bien sûr, même s’il ne partage pas de lien biologique avec Keiko, Subuyan perçoit bien que tout ceci ressemble fort à un inceste – mais nous le savons prompt à justifier un peut tout et n’importe quoi, via sa pornographie humaniste. C’est qu’il nous en avait déjà fait la démonstration, justement lors d’un tournage, quand il avait fait appel à un couple un peu dépareillé, dont il savait qu’il se produisait en « live » devant un public de choix : l’homme était assez âgé, la fille très jeune… et s’avérait être une handicapée mentale, incapable de jouer (même au regard des critères très souples des scénarios porno) : elle ne savait que baiser, rien d’autre. La scène était déjà assez dérangeante comme ça (et pourtant hilarante, odieusement, horriblement, mais hilarante), quand la vérité a éclaté : le vieil homme était le père de la simplette – oui, il se produisait avec elle, mais il faisait ça pour elle, après tout… L’équipe de tournage était perplexe – Subuyan aussi tout d’abord, mais il a eu tôt fait de légitimer ce comportement, ne tenant guère compte des avis indignés… ou railleurs à son encontre.

 

Le film d’Imamura reprend la scène du tournage tel quelle, mais développe au-delà le thème de l’inceste – notamment en ce qui concerne Subuyan et Keiko, laquelle se montre beaucoup moins « piégeuse », si c’est le mot ; en définitive, la jeune fille échappe à son beau-père, mais sans disparaître pour autant, même si nous savons qu’elle a quelque temps eu une « mauvaise vie », dont elle se sort cependant. Notons au passage que Imamura fait ici du Crash ! avant Ballard et avant Cronenberg...

 

Mais la situation familiale, dans le film, est beaucoup plus importante, et beaucoup plus complexe. Déjà parce que Haru, qui aime « M. Ogata » mais reste obnubilée par feu son mari – dont elle est persuadée qu’il s’est réincarné en la carpe qui les espionne depuis son aquarium –, sombre progressivement dans la folie pure et simple. Une folie libératrice, peut-être ? Braillant à la fenêtre de l’asile des chansons paillardes, elle anticipe peut-être sur les prostituées d’Eijanaika. Par ailleurs, elle s’immisce d’elle-même dans la passion qu’elle devine entre son amant et sa fille ; ou, plus exactement, elle comprend les sentiments de Subuyan, car ils ne sont probablement pas réciproques... Et elle l’encourage ! Et, pour le coup, cela met Subu mal à l’aise…

 

Mais, surtout, la cellule familiale déjà compliquée s’accroît ici d’un quatrième personnage : Koichi. Sauf erreur, ce personnage ne figure pas dans le roman, mais il rappelle à plus d’un titre le personnage (absent du film) de Paul, qui n'est pas lié à Subuyan autrement que par la profession. Le point commun, c’est qu’ils « trahissent » en définitive Subuyan – dans le roman, Paul, associé au félon Banteki, décide de « se séparer » de Subuyan, pour se mettre à son compte ; il le vole au passage, et lui complique la vie de bien des manières. Dans le film, Koichi… est le fils de Haru. Et il ne cesse de ponctionner sa coiffeuse de mère comme son escroc de beau-père, en venant progressivement au vol pur et simple, tout en obtenant de Haru mourante un héritage conséquent, ce qui ne sera pas sans impact sur Subuyan. Mais le comportement de Koichi, au-delà, est… troublant. Je ne sais pas s’il s’agit d’amae, c’est bien possible, mais la relation très charnelle entre la mère dévouée et le fils geignard et puéril évoque plus qu’à son tour un inceste au moins potentiel, ou fantasmatique. Subuyan, s’il ne le dit jamais, est visiblement gêné à cet égard.

 

Et peut-être les ultimes partouzes organisées par le pornographe, sans qu’il y participe lui-même, entrent-elles alors en résonance avec ces scènes du début du film, où toute la famille peut se retrouver à coucher dans la même pièce, chose sans doute banale à l’origine, mais que le comportement des quatre personnages épice d’un peu de vice ? Entre-temps, nous avons aussi l’occasion de voir Keiko inviter copines et copains, en nombre, à dormir dans la même pièce – dormir ?

 

Et Imamura a une dernière évocation incestueuse à nous livrer, à la toute fin du film, alors que Subuyan fou s’entretient avec le dévoué Kabo – le jeune homme que le corps des femmes répugne. Il lâche tout de go qu’il a « presque » une copine, finalement ! Oui : sa mère – ils s’entendent bien… Mais non, ils n’ont pas baisé. « Alors rien n’a changé », lui rétorque son sensei.

LE RIRE…

 

À l’évidence, le roman de Nosaka comme le film d’Imamura relèvent au premier chef de la comédie ; leur propos ne manque certes pas de fond, mais il s’agit d’abord de rire, et ensuite de voir ce que l’on peut faire de tout ça. C’est un rire scabreux, bien sûr – vulgaire, aussi, sans doute (les deux auteurs s'en accommodent très bien) ; parfois un peu puéril ? Grinçant. Mais pas forcément méchant, par contre – on a pu évoquer une certaine tendresse de Nosaka, notamment, pour ses personnages… Jubilatoire, en fait, avec quelque chose d'anarchiste qui s'avère particulièrement savoureux.

 

Le fait est que les deux œuvres sont très drôles. Elles l’étaient à l’époque, et le demeurent aujourd’hui. Même si, pour le coup, le traducteur Jacques Lalloz a fait le choix d’un parler très argotique pour rendre la gouaille des pornographes – ce qui, parfois, fait un peu bizarre, même si cette approche était globalement légitime. Reste que la plume est belle, au milieu des blagues…

 

Notons, tant qu'on y est, que le ton employé n'a rien de pornographique : il y a certes quantité de scènes de sexe et plus encore où le sexe est évoqué, mais, si le langage est coloré, il n'a rien d'ordurier, et si les situations sont en tant que telles explicites, le texte n'y insiste pas pour autant ; le film d'Imamura de même, qui ne choquera pas par ses images.

 

Parce que ce n'est pas le propos ? Ce que l'on constate, très vite, c'est que, oui, certaines scènes sont à mourir de rire. Dans le tout début du roman, je relève par exemple cette séquence absolument folle où Subuyan, diffusant un film hélas muet à une distinguée clientèle, fait appel à un benshi, un de ces artistes du cinéma d’antan qui racontaient l’histoire du film pour un public pas toujours en mesure de lire les intertitres, et qui, parfois, brodaient bien au-delà, voire racontaient tout autre chose. Mais faire le benshi pour un film porno… C’est à se pisser dessus (et ça m’a tout naturellement fait penser à Pierre Desproges doublant un film porno en langage des signes).

 

C’est un comique scabreux, oui – et qui joue beaucoup sur les situations et les contrastes. L’humour de Nosaka, sans que ce soit très surprenant d’ailleurs, peut en fait s’avérer très noir, et même parfaitement horrible. Voyez ce souvenir de Subuyan – un double de l’auteur à ce stade (pp. 15-16) :

 

Le lendemain, en fouillant dans les décombres brûlants qui menaçaient à tout instant de s’enflammer de nouveau, les hommes de la défense passive mirent au jour le corps de sa mère ; de toutes les courtepointes avec lesquelles il l’avait enveloppée, en nombre qu’il ne se rappelait plus, les deux dernières ne montraient aucune trace de cramé, de dessous lesquelles apparut enfin sa mère : tout son corps avait revêtu une teinte roux clair, chose étrange, ses cheveux conservaient leur soyeux, et rien sur son visage ne révélait qu’elle eût souffert.

La plupart du temps, on retrouve des cadavres calcinés et recroquevillés sur eux-mêmes, on dirait des singes. Intacte comme ça, celle-là peut s’estimer heureuse.

Un des secouristes passa les mains sous ses aisselles, un autre sous ses jambes, ils tirèrent pour la soulever, et c’est alors que les chairs se décollèrent en lambeaux, dévoilant les os, exactement comme se déchire dans la main d’un enfant une épuisette de papier pour la pêche aux poissons rouges ; les deux hommes poussèrent un cri, la main sur la bouche, en même temps qu’ils bondissaient en arrière puis, quelques instants après – « On a pas le choix, ramassons-là à la pelle » –, on avait vu toutes les chairs se détacher et partir en miettes sous le fer de l’outil, jusqu’aux os des doigts qui s’étaient proprement dénudés, et pour finir les restes avaient été déposés sur une civière recouverte d’une natte en un salmigondis où se mêlaient les morceaux de son pauvre kimono de nuit. Subuyan avait assisté à toute la scène cloué sur place, et aujourd’hui encore une chose qu’il ne pouvait supporter, c’était la vue d’un poulet rôti.

 

C’est, plus globalement, un humour féroce et qui ne respecte rien (pp. 65-66) :

 

Qu’est-ce que vous diriez de tourner un film dans le temple de mon frangin ?

Un temple… shintô ?

J’ai déjà vu pas mal de films, mais jamais où ça se passait dans un temple. Y a pratiquement pas un chat dans celui-là, ça devrait payer, non ?

La proposition réjouit Banteki.

La fille, on en fait une lycéenne et moi je me la farcis, habillé en prêtre. Voilà une combinaison du tonnerre des dieux !

Subuyan, quant à lui, n’était qu’à demi emballé.

Ça risque pas de nous retomber sur le paletot ? Les dieux…

Mais Crancrelat apporta sa caution.

Alors là, ça me ferait mal ! Nos dieux, faut savoir que c’est cochons et compagnie ! Au contraire, portés comme ils sont tous sur la bagatelle, je les vois plutôt bicher comme des poux.

La remarque émanait d’un fils de prêtre shintô, il ne pouvait guère y avoir d’erreur.

 

Certes – et niveau inceste tout particulièrement, les divinités japonaises s’y connaissent.

 

La littérature peut railler la littérature, aussi – d'abord les mauvais porno au lange si codifié, comme Imamura, dans son film, raillera la politique d’exploitation de la Nikkatsu (p. 81) :

 

Que voulez-vous, faut voir d’abord que les jeunes d’aujourd’hui sont ignares.

Pour faire imprimer et relier ses livres, Lagratte recourait à une discrète imprimerie de quartier, mais tout commençait par les ouvriers qui se montraient incapables de comprendre ce qu’il écrivait. « Hé, c’est quoi cette "porte de jade" ? » lui demandait-on, et il était obligé de le leur expliquer ; et alors : « Ah, les petites lèvres, vous voulez dire ! » Pas plus « liqueur » que « blason » ou que « chanterelle » ne passaient, autrement dit, rien de toute la terminologie conventionnelle. Le voyait-on donc écrire chaque fois des « clitoris », des « humidifié par l’action de la glande de Bartholin » et autres machins aseptisés, inodores et sans saveur ? Non, mais ! Il s’était donc entêté à écrire comme il le faisait jusque-là mais à force, parce que tout ça était soi-disant un peu trop compliqué, il s’était retrouvé sur le sable.

Tout ça, je vous dis, c’est la faute au ministère de l’Éducation nationale, gémit-il, vibrant de sincérité.

 

Et la meilleure littérature aussi ? J’avoue avoir particulièrement apprécié cette ultime envolée de Subuyan (pp. 263-264) :

 

Une humeur lyrique s’emparait de lui et, se remémorant Bashô lu autrefois dans les polycopiés de l’université Waseda :

 

Pénis rabougri

Que seul éclaire un blême

Rayon de lune

Sur mon nombril une ombre

Se profile un rameau mort.

 

Villa d’Itami

D’orgie la folle nuit

Est fort avancée

Pendouille mon long membre

De tous ses ressorts privé.

 

Pagne ni obi

Plus rien ne retrouve

Où sont-ils passés ?

Ne reste au petit homme

Que son fier torse velu.
 

Cubes de tofu

Fin prêts pour la brochette

En chaudrons tout neufs

Attendent aussi les moules

Ne reste qu’à consommer.

 

Tous deux bouche pleine

Lui affamé la suce

Jusques aux moelles

Pendant ce temps ses jambes

Font un curieux grand écart.

 

Ah, diverses sont

Les voies à nous offertes

Vers la volupté

Mais nulle pour le gourmet

Ne vaut la bonne bouche.

 

Ah, je suis morte !

Sanglote l’amoureuse

De plaisir perdue

Frileuse, papier de soir

Qu’elle froisse entre ses doigts.

 

Dans la latrine

Où je reste accroupi

Se penche la lune

Comme moi finit tout homme

Vit mort entre les jambes.

 

Allez, un dernier extrait pour la route, avec de vieux ados redoutables (pp. 133-135) :

 

Mais ça n’avait pas fait long feu et tout avait changé avec le rationnement, puis son paternel avait été mobilisé et tué au combat. « Oui, il aura sa tombe, dès que mes moyens me le permettront… », déclara-t-il [Subuyan] avec un brin d’attendrissement, auquel mit fin Cancrelat avec sa proposition de « concours de biroutes ».

Ils s’étaient baignés tant et plus, à s’en sentir tout ramollis, en avaient plus qu’assez du mah-jong, et quant aux geishas, si, comme il va sans dire, ils en avaient fait venir le premier soir, ce genre de distraction laissait sur leur faim nos maîtres ès porno. Et de cette inaction forcée était née la suggestion opportune de Crancrelat. « En quoi ça consiste ? – En quoi d’autre veux-tu que ça consiste ? Chacun se débrouille pour bander et on compare les dimensions, les couleurs et les formes, tiens. » Là, Lagratte se montrant dans ses petits souliers, et il était bien le seul : « Dans un métier comme le nôtre, faut bien savoir aussi comment c’est foutu un bonhomme. Un gus en train de marquer midi, avouez qu’on a pas tous les jours l’occasion de voir ça. Toi, Lagratte, quand t’en décris dans tes bouquins, de quoi tu parles, hein ? de "dard qui se dressa dans un jaillissement d’épaisses nervures noires", de "hampe fine au chef lourd qui, tirée au clair, se cambra dans une vigoureuse saillie", mais c’est ringard, ces expressions, si tu veux mon avis. Participe à notre concours, va, ouvre bien tes châsses et ça te fera de bonnes références, crois-moi. » Et pour commencer, il emprunta un mètre à une femme de chambre.

La procédure d’érection présentant quelques inconvénients légitimes, même pour eux, ils convinrent de se placer chacun dans un coin de leur suite et de se retrouver lorsque la chose serait à point chez les cinq. Le premier à l’y faire parvenir, en un tournemain, d’ailleurs, fut le jeune Paul, suivi dans l’ordre de Cancrelat, Subuyan, Lagratte, et de Banteki en queue. Les résultats et appréciations devaient être dûment enregistrés sur une grille de mah-jong.

Bon, on va commencer par ma pomme, dit Subuyan. Mais dites, je mesure le haut seulement ou bien à partir de la base des précieuses ?

La première solution fut retenue.

Voyons, quinze centimètres et six millimètres, conclut-il, mais Paul chicana :

Vous rabiotez, en enfonçant le bout comme vous le faites, faut juste le poser.

Alors, ça me fait quinze centimètres deux.

La circonférence maximale s’avéra mesurer onze centimètres huit, être de couleur brune, rose tirant sur le noir dans la partie dégagée, avec cinq grains de beauté. Cancrelat exhiba un chauve qui gardait son bonnet mais était doté d’un gland de remarquables proportions, six pouces de long et bout en pointe ; Lagratte, pour sa part, présenta le plus beau morceau, peut-être fruit de ses incessantes remises sur le métier : un boutoir de belle allonge en « museau-de-loup et tête-de-baleine », propre à enfoncer l’huis le plus impressionnant ; Banteki ? Truffe en bec de cafetière, passablement lustrée et avec ça gland plein de fougue, mais, mauvais point : la modestie des bourses. Quant à Paul, ah Paul ! quelle promptitude dans la générosité amoureuse, reconnaissable entre tous par son intrépidité, altier lansquenet d’élite lancé dès les aurores, lancier chargeant sans trêve à la nuit tombée. Vision ô combien jubilatoire que cette parade de massues rivales brandies à l’envi hors des fourrés dissimulés par les sorties de bain.

Après cela, on vit jusqu’à quelle hauteur était propulsée, grâce à un vigoureux raidissement, une pièce de dix yen posée sur les pavois de chair, puis ce fut une épreuve d’endurance : combien de minutes d’affilée était-on capable de tenir sans mollir sa virilité au garde-à-vous ? Et tandis qu’au-dehors le mont Rokkô se couvrait de ses volutes de brume si caractéristiques, que déjà tombait le soleil d’automne, nos concurrents en oubliaient le temps qui passe dans leur frénésie à se stimuler de la voix et de la main. Au terme de cette quintuple priapée épique, c’est à Lagratte que revint la victoire au classement général.

... ET LA NAUSÉE

 

Tout, certes, ne fait pas rire – intentionnellement ou pas. Peut-être, parfois, parce que les temps ont changé – ou plus exactement parce qu’il y a avait dès le départ quelque chose de moche, et c’est peu dire, dans les situations rapportées, même si c'était plus ou moins bien perçu alors. L'ambiguïté peut être de la partie, à cet égard : j'avais déjà évoqué le cas de l'inceste avec une handicapée mentale, scène drôle de par son outrance, mais au fond parfaitement horrible...

 

Nosaka comme Imamura dressent le tableau d’une société malade, et, s’ils ont pris le parti d’en rire, cela n’enlève rien au tragique éventuel du constat. Et, tout particulièrement quand ce constat se perpétue aujourd’hui, le réflexe de rire peut être remplacé par une forme de nausée.

 

Ainsi, surtout, de l’univers fantasmatique des films porno ? Subuyan et ses camarades tournent régulièrement des films en fonction des « scénarios » que leur remettent leur clients – et nombre de ces scénarios, presque tous à vrai dire, tournent autour du viol, notamment du viol de lycéennes avec le costume approprié. Principe qui est visiblement déjà un cliché alors, et qui connaîtra une longue postérité – notamment dans les pinku eiga de la Nikkatsu, parfois prétendument dérivés de réalisations d’Imamura.

 

L’activité de Subuyan tournant toujours un peu plus au proxénétisme, le rire si franc des premières séquences, où les tournages amateurs ont quelque chose de salutairement libertin voire libertaire, tend à s’amoindrir – notamment, pour poursuivre le thème précédent, quand les hommes font preuve de violence à l’encontre de leurs jeunes proies, ce qui n'a rien d'inhabituel.

 

Même la violence mise à part, l’activité d’entremetteur de Subuyan, confiant à des vieux messieurs des jeunes filles faussement vierges (en fait des prostituées accomplies qui en rigolent) peut sonner plus douloureusement en cette époque où, soi disant pour pallier à la « crise du mariage » au Japon, on organise très officiellement des « fêtes » (omiai party), dans une perspective de « chasse au mariage », visant à arranger les rencontres entre des hommes murs au portefeuilles bien fourni et de jolies et fraîches jeunes filles (même si on en interdit expressément l’accès aux étudiantes – et j’imagine que c’est très révélateur, au fond). Ceci dit, nul besoin d’aller au Japon : tout récemment, en France, une polémique a porté sur un « site de rencontres », je crois, qui appelait ouvertement des lycéennes à rencontrer des vieux porcs...

 

Il y a aussi cette scène (du roman, elle n'a pas été reprise dans le film) – drôle dans sa conception, mais terrible au fond, ce qui prohibe le rire franc – où Subuyan se voit confier la tâche d’apprendre à un vieux cochon frustré comment palper au mieux les jeux filles contre lesquelles il se colle dans les transports en commun bondés ; activité de « frotteur » qui a un nom, au Japon : chikan. Ça n’en est pas moins, là encore, un phénomène également répandu et répugnant en France.

 

Le roman et le livre sont globalement drôles, et même très drôles – c’est le monde qui ne l’est pas du tout, qui est même horrible. Le passage des années, ici, a sans doute changé le regard du lecteur/spectateur – le drame est que le monde tout autour, et ici le Japon en particulier, ne change à certains égards que bien trop lentement.

 

JUSQU’À LA MACHINE

 

La question de la famille de Subuyan mise à part, qui est beaucoup plus développée dans le film d’Imamura que dans le roman de Nosaka, les deux œuvres, globalement, sont assez proches. Mais, sur le tard, elles prennent des voies assez radicalement opposées – et, en définitive, le film se conclut sur un épilogue très éloigné de la conclusion (étrangement brutale) du roman.

 

Bon, je sais pas si ça rime à quelque chose dans pareille chronique, mais, au cas où, SPOILERS, du film d’Imamura surtout...

 

Le point de départ est le même : Subuyan, au moment tant attendu/redouté de se farcir sa belle-fille Keiko, constate son impuissance. Et ça le travaille, même s’il ne participe en rien aux débauches qu’il filme ou organise… Keiko prenant très vite le large, notre pornographe en vient à se persuader que seul son retour pourra lui rendre sa virilité. Cependant, Keiko ne revient pas… et Subuyan en vient à envisager d’autres expédients.

 

En fait, un plus particulièrement : la poupée gonflable, on va dire (ou mannequin, etc.). Dans les deux œuvres, Subuyan frustré en vient à tenir un discours confus mais qu’il prétend dériver de son activité philanthropique de pornographe, voulant que le mannequin artificiel soit en définitive seul à même de pleinement satisfaire aux fantasmes des hommes.

 

Dans le roman, Subuyan se fait ainsi livrer une poupée gonflable qu’il assimile aussitôt à sa chère Keiko disparue. Il est fasciné par la réalisation de l’objet… mais n’a pas vraiment l’occasion d’en profiter : le jeune Kabo, qui s’est alors considérablement rapproché d’un Subuyan aux abois, plus que jamais, est lui aussi troublé par la qualité de la « machine »… et décide d’en faire usage, y perdant lui-même son pucelage, d’une certaine manière, et déflorant la femme artificielle. Subuyan, le prenant sur le fait, est écœuré, et, à l’instar de ce client qu’il avait tourné en bourrique, il n’a aucune envie de passer en second : quel intérêt ? La poupée n’est plus vierge ! Elle est bonne pour la décharge – ou, tiens, que Kabo la prenne, puisque c’est ça… Subuyan retourne à l’organisation de partouzes – avec un argumentaire revendicatif toujours plus extrême. Il ne reverra pas Keiko, mais Keiko le reverra. La fin est très brutale.

 

Rien de la sorte dans le film. On reprend à cette orgie où Subu a l’illumination concernant les vertus des poupées gonflables – et où sa passion exprime une folie qui ne saurait dès lors plus être qualifiée de latente. Mais on comprend alors qu'il ne s'agit pas, pour lui, de se faire livrer pareil outil, mais bien de le réaliser lui-même ! Puis…

 

Une ellipse de cinq années, et un épilogue totalement inédit.

 

Nous retrouvons tout d’abord Keiko, qui travaille comme coiffeuse dans le salon qui fut celui de sa mère Haru. Elle bavarde avec ses clientes (qui n’ont pas froid aux yeux), quand son frère Koichi fait son apparition, élégant et souriant : c’est le propriétaire. Mais il est accompagné d’un vieux bonhomme, et se rend derrière le salon de coiffure – qui donne sur un quai. Là il appelle « M. Ogata »… et Subu apparaît, sur un petit bateau, dont la forme évoque tout à la fois une maison et un cercueil ; il a visiblement changé… Il est visiblement devenu fou. Nous apprenons que cela fait cinq ans qu’il vit ainsi, sur ce bateau, à travailler avec acharnement sur son chef-d’œuvre : la poupée ultime – merci à Keiko, qui récupère les cheveux de ses clientes, il en est justement à la finition des perruques ! L’homme qui accompagne Koichi s’avère être un scientifique – il serait très intéressé par la poupée de M. Ogata ; c’est pour les expéditions au pôle Sud, voyez-vous… Kabo, toujours fidèle, comprend cela très bien : un jour, les astronautes emporteront eux aussi une poupée de cet ordre ! Mais Subuyan ne veut pas en entendre parler : il ne fait pas ça pour l’argent ! Il n’a jamais fait ça pour l’argent ! Il est un philanthrope… mais... Non : cette poupée, c’est pour lui seul !

 

Le vieil homme est complètement cintré, obsédé par sa réalisation – le missionnaire du sexe en est réduit aux fantasmes les plus intimes et incommunicables : les autres, ils ne peuvent pas comprendre…

 

Peut-on en dériver un « culte » très japonais de la « machine » ? C’est ce que semblent dire Stephen Sarrazin et Julien Sévéon dans leur présentation du film. Je ne sais pas. Je suppose que cela pourrait en même temps renvoyer à un concept prégnant des « nippologies » : le mitate.

 

Je suppose aussi, enfin, que je peux noter cet ultime plan : tandis que Subu travaille dans l'ombre de son antre flottant en entonnant la chanson paillarde interprétée jadis par Haru à l'asile, son bateau/maison/cercueil, mal amarré, part littéralement à la dérive..

 

Mais il y a en fait encore un tout dernier plan – celui de l’écran dans l’écran. Le film d’Imamura avait débuté par un zoom sur un écran de cinéma, jusqu’à ce qu’il emplisse complètement le cadre manière de nous plonger dans un récit où le cinéma est mis en abyme… Le procédé est donc inversé pour la toute dernière séquence : zoom arrière, le bateau à la dérive se trouve finalement dans un écran dans l’écran. Mais ça ne s’arrête pas là – car nous avons en voix off les commentaires des spectateurs ! Semble-t-il un peu perplexes… L’un d’entre eux, et il semblerait bien que ce soit Imamura lui-même, va jusqu’à avouer à l’autre : « J’ai rien compris... » Mais inutile de s’appesantir là-dessus : « Film suivant ! » réclame bientôt l’autre – et d’enchaîner sur un autre film que nous ne verrons pas.

 

Sans doute effectivement s’agit-il là d’une sorte de pique à l’encontre de la politique d’exploitation des studios, et probablement de la Nikkatsu en particulier – en contrepartie, cela peut aussi impliquer le consumérisme des spectateurs… Tout cela, bien sûr, entre en résonance avec les méthodes de tournage de Subu et Banteki, notamment quand ils usent, dans la première scène du film, d’un dispositif maison associant huit caméras Super 8 pour tourner huit films en même temps ! Une pique dans le ton du film, du coup…

 

ROMAN-PORNO (OU PAS VRAIMENT)

 

Les Pornographes, roman de Nosaka Akiyuki, s’est avéré à la hauteur des souvenirs très enthousiastes que j’en avais conservé. Le Pornographe, film d’Imamura Shôhei qui en est adapté, et que je découvrais cette fois, m’a de même parfaitement convaincu. Un beau doublé, là encore, et un bel exemple d’adaptation.

 

Il me faudra lire d’autres livres de Nosaka, j’en ai quelques-uns en réserve ; il me faudra aussi voir beaucoup d’autres films d’Imamura – d’autant que ce visionnage a constitué pour moi un premier aperçu de la première carrière du réalisateur, avant l’interruption documentaire, et avant encore le succès international. Il ne serait donc pas étonnant que j’y revienne un de ces jours sur ce blog...

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