Lone Wolf and Cub, vol. 6 : Esprits au fil de l'eau, de Kazuo Koike et Goseki Kojima
KOIKE Kazuo et KOJIMA Goseki, Lone Wolf and Cub, vol. 6 : Esprits au fil de l’eau, [Kozure Ôkami 子連れ狼], traduction [du japonais par] Makoto Ikebe, couverture de Frank Miller et Lynn Varley, postface de Matthias Dagorne, Saint-Laurent-du-Var, Panini France/Panini Comics, coll. Génération Comics, [1995, 2001] 2004, [n.p.]
ESPRITS AU FIL DE L’EAU
Au sixième tome de la même cultissime série qu'est Lone Wolf and Cub, je suppose qu’il n’est plus indispensable que je me livre à de trop longues introductions et mises en contexte ; encore que ça n’aurait pas été impossible ici, en mettant en avant, alternativement, l’émotion attachée au personnage de Daigorô, ou la rudesse de la voie de l'enfer… Je vais donc directement envisager les cinq épisodes de ce sixième volume – et il ne faut certes pas en déduire que l’intérêt faiblit.
« Esprits au fil de l’eau » est un épisode plus court que les quatre suivants – une trentaine de pages contre une soixantaine, une alternance qui revient semble-t-il régulièrement. Il constitue alors une petite introduction au volume – d’autant que notre cher Ogami Ittô n’y joue qu’un rôle finalement secondaire, et Daigorô plus encore.
La nouvelle s’intéresse au premier chef à deux yakuzas de bas rang, dont l’un forme l’autre, le petit nouveau ignare, aux très complexes codes verbaux et non-verbaux que les hommes tels qu’eux doivent adopter, tout particulièrement pour accueillir les yakuzas d’autres clans et d’un rang supérieur. C’est à la fois très pointu (il y a tout un lexique intraduisible, ou en tout cas non traduit, à intégrer, notamment ; noter que c'est un aspect qui reviendra plus loin, plus complexe encore, dans l’épisode « Le Bouclier et le château »... où s’égare au passage un mot de la traduction allemande), et traité sur un ton de comédie, avec le tuteur sévère et l’apprenti sans doute plein de bonne volonté mais qui n’arrive à rien…
Mais la farce, sans surprise, tourne à la tragédie – quand une erreur du petit nouveau entraîne sa mise à mort par un yakuza revêche. La surprise réside davantage dans le comportement du tuteur, qui abandonne aussi sec la froideur et la sévérité dont il avait fait preuve jusqu’alors pour exprimer son écœurement et sa haine à l’encontre du meurtrier – un écœurement et une haine qui le conduiront à la folie, illustrant un conflit de normes insurmontable…
Et Ogami Ittô, dans tout cela ? Il se contente d’observer – avec froideur, voire un manque d’empathie prononcé ; à moins qu’il ne soit qu’apparent ? La façade et le cœur, la communication non-verbale... Le spectateur a en fait son mot à dire, mais à terme seulement, il se tient d'abord à distance respectueuse des événements, où toute intrusion de sa part serait malvenue. Il agira bel et bien – mais après seulement, sans avoir interféré. La froideur des répliques peut donc dissimuler une empathie en fait bien davantage poussée.
Mine de rien, ce bref épisode un peu à part fonctionne comme une mise en abyme de la société traditionnelle japonaise, je suppose, et n’est pas sans émouvoir, après avoir fait sourire puis révolté.
LES RABATTEURS
Mais, d’une certaine manière, « les choses sérieuses » débutent seulement avec le deuxième épisode, « Les Rabatteurs ». Ces derniers constituent une petite troupe d’escrocs aux rôles bien définis, dont la fonction est de tromper le quidam pour le faire participer à des paris truqués. Une tâche dont ils s’acquittent avec dévotion, mais qui n'est probablement pas tout à fait à la hauteur des ambitions de certains d’entre eux…
Or, un jour, ils surprennent l’emploi des dochujin pour contacter le Loup solitaire (expliqué dans le tome précédent) ; le chef de la bande comprend aussitôt de quoi il s’agit, car il connaît de réputation notre rônin assassin… C’est donc qu’il y a 500 ryô à la clef ! Le vieux bonhomme – ou pas si vieux, en fait… – y voit une opportunité à ne pas manquer : c’est l’occasion d’une grande imposture ! Il va se faire passer pour Ogami Ittô auprès de ses clients putatifs, empocher la paye, et voilà !
Un plan qui s’avère perclus de vices : le reste de la troupe redoute un peu qu’Ogami Ittô ait son mot à dire, lucidité qui fait défaut au chef arrogant… L’illusion, pour être renforcée, implique de se faire accompagner par un petit enfant, or les rabatteurs ont la très mauvaise idée de jeter leur dévolu sur Daigorô, qu’ils enlèvent sans avoir la moindre idée de son identité… Enfin, quelle confiance peut-on accorder à ses collègues, quand l’âme même du travail commun consiste à tromper les autres ?
Un épisode très efficace, sur le mode plus aventurier et feuilletonesque qui caractérise certains chapitres de Lone Wolf and Cub où les conflits intérieurs passent globalement au second plan – ce qui n’en fait pas un chapitre « creux » pour autant.
FAMINE
Suit « Famine », qui est clairement mon épisode préféré de ce sixième volume : on y trouve tout ce qui fait la saveur des meilleurs Lone Wolf and Cub – de la violence et de l’émotion, de la ruse et de la cruauté, des sentiments qui courent sur toute l’échelle opposant la froideur la plus impitoyable à la sympathie au sens fort, un arrière-plan historique et éventuellement politique passionnant ; et il faut ajouter à tout cela le dessin sans faille de Kojima Goseki, bien sûr, dans un épisode tout en contrastes où des tableaux « mignons » (si !) cèdent brusquement le pas à la cruauté la plus gore ou à la figuration quasi surréaliste des paysans en proie à la faim et peu ou prou réduits à l’apparence de zombies.
Bizarrement, cet épisode démontre aussi cette chose souvent vérifiée sur le grand écran comme sur le petit : pour une raison que je ne me sens pas d’expliquer, la cruauté envers les animaux, dans des œuvres de fiction, touche régulièrement bien davantage que celle exercée sur les hommes nos semblables. L’épisode s’ouvre sur des scènes étrangement rudes où un Ogami Ittô plus impitoyable que jamais tire sans cesse des flèches émoussées sur… un mignon petit chien – dont la douleur est palpable, et l’effroi, presque l’indignation, même muette, de Daigorô, en rajoutent une bonne couche. Nous savons que le rônin n’est pas le moins du monde porté à la cruauté gratuite, et y devinons une forme d’entraînement, liée à une ruse… C’est bien de cela qu’il s’agit, évidemment – nous n’en avons plus aucun doute quand nous apprenons que la région où errent le Loup, son Louveteau, et donc un mignon petit chien, est sous la coupe d’un seigneur despotique et égoïste, une ordure sadique dont la vie se résume à affamer ses paysans… et à s’entraîner au tir à l’arc (avec des flèches pas le moins du monde émoussées, lui) sur des chiens.
D’ici à la rencontre de l’assassin et de sa cible, cependant, il y a donc ce pays ravagé par la famine, où les paysans, qui sont autant de cadavres en bref sursis, deviennent littéralement fous à la vue du petit chien accompagnant Ogami Ittô et Daigorô. Mais si le rônin refuse de leur donner le chien à manger, nous savons très bien quelles sont ses motivations… Le peuple affamé n'en peut plus, cependant : si le rônin ne saurait véritablement être blâmé pour refuser son chien aux paysans, le tyran, lui, doit payer ! Et les paysans de fomenter une révolte populaire (ikki), le seul moyen pour eux de faire entendre leur colère, dans un Japon d’Edo supposé leur conférer la première place dans la hiérarchie des castes chez les non-bushi, mais qui, pourtant, au mieux se désintéresse de leur sort, au pire le rend plus pénible encore à force de politiques censément « morales » qui les rabaissent sans cesse. La figuration des paysans faméliques en colère n’aurait pas déplu, je suppose, à un George A. Romero…
L’histoire est aussi palpitante que révoltante, et en définitive bouleversante – jusque dans la tendresse dont, exceptionnellement peut-être, le rônin fera enfin preuve à l’égard de son fils soumis à si rude apprentissage des réalités de ce monde, lui qui arpente comme son père la voie de l’enfer, ou meifumadô.
LE BOUCLIER ET LE CHÂTEAU
Mais l’épisode suivant, « Le Bouclier et le château », met peut-être davantage en évidence ses ambitions conséquentes. Il s’ouvre sur une scène à la fois très codifiée dans les Lone Wolf and Cub comme dans les films Baby Cart, et qui, pourtant, prend ici une signification différente – et sans doute plus profonde… quitte à ce que la sagesse emprunte, par pudeur, les formes innocentes d’une énigme en forme de comptine.
Ogami Ittô tombe donc sur six statues de Jizô, bouddha de la compassion – qui sont en fait six Jizôs différents, avec leurs propres connotations spirituelles. Interrogé par « les statues », Ogami Ittô identifie sans peine toute cette symbolique – un passage peu ou prou incompréhensible pour un Occidental tel que votre serviteur, qui ne sait rien de tout cela…
Derrière les Jizôs, bien sûr, se trouvent six hommes, issus du petit han d’Iwakidaira, qui souhaitent engager le rônin assassin : il s’agit d’abattre un envoyé du shôgun, sa suite, et les ninjas du clan Kurokuwa qui l’accompagnent – rien que ça ! D’autant que la mission doit être accomplie avec diligence et discrétion ; personne ne doit en réchapper, car la nouvelle de ce qui s’est passé ne manquerait pas de fournir au shôgun un prétexte idéal pour faire au grand jour ce qu’il voulait faire dans l’ombre, et anéantir le petit han…
Au fond, la mission confiée à Ogami Ittô, même avec toute cette emphase, n’est pas d’une originalité folle dans le contexte de la saga. La détermination de l’assassin, que sa rencontre avec « les six Jizôs » a bouleversé en le ramenant aux vertus d’honneur des samouraïs vivant comme s’ils étaient déjà morts, et que le périple sur le Meifumadô avait parfois contraint au silence, peut-être paradoxalement, s’illustre sans doute dans la furie de son action peu ou prou suicidaire, mais, à dire le vrai, si l’action est superbement menée, comme d’habitude (avec un Kojima Goseki qui fait toujours des miracles), ce n’est pas là ce qui m’intéresse le plus dans cette série ; d’autant que cet « honneur » me dépasse, et que je suis incliné à préférer les tableaux plus sombres, mettant en scène l’hypocrisie si souvent associée aux protestations de dignité des bushi s'affichant naturellement supérieurs au commun… C’est vrai dans Lone Wolf and Cub, ou chez Hirata Hiroshi, ou encore, peut-être la plus puissante des démonstrations de cet ordre, dans le sublime Harakiri de Kobayashi Masaki.
Mais deux choses sont autrement plus intéressantes, ici, à mes yeux. Tout d’abord, un aspect qui concerne le déroulé de la série sur la durée : l’affaire du han d’Iwakidaira en prise avec les complots du shôgun ramène Ogami ttô aux drames de son passé, au-delà de la seule vilenie du clan Yagyû responsable de sa perte – nous en avions déjà eu quelques aperçus auparavant, mais le dilemme est cette fois ouvertement tranché : la guérilla du rônin à l’enfant se livre également contre le shogunat. Ce qui l’amène ici, au nom du contrat passé, mais nous devinons qu’il y a des motivations sous-jacentes et plus ou moins conscientes à ce geste, à s’attaquer au clan Kurokuwa, pourtant de ses alliés par le passé, et qui avait fait en sorte de ne pas s’acoquiner avec les Yagyû. Dans une scène terrible de tension, Ogami Ittô est confronté verbalement aux conséquences de sa folie, suscitant l’incompréhension la plus navrée chez le chef des ninjas.
Mais, surtout, il y a la ritournelle des six Jizôs ; dans un premier temps, la comptine, qui décrit une sorte de chaîne alimentaire fortement symbolique, s’attarde sur la place du loup dans ce cycle – loup que l’on associe comme de juste à Ogami Ittô. Si le procédé s’arrêtait là, ma foi, il aurait pu être narrativement intéressant, encore qu’un peu démonstratif peut-être… Mais justement, la chanson ne s’arrête pas là : la place d’honneur ne revient pas au loup, qui n’est qu’un maillon parmi tant d’autres. Le « vrai Jizô », c’est l’homme – avec ses facultés d’adaptation, notamment. Mais ce constat un peu banal débouche sur un autre bien davantage perturbant : si l’homme est le vrai Jizô, alors pourquoi prie-t-il les Jizôs ? Je ne me risquerai pas à tenter d'apporter une réponse – si même il y en a une, car l’énigme a quelque chose d’un kôan ; de crainte de faire dans le zen de pacotille, je ne m’étendrai pas davantage sur ce problème. Reste que l’énigme, et peut-être justement parce qu’elle demeure sans réponse, me paraît avoir une portée considérable – dans le cadre de l’épisode, comme dans celui de la série à plus long terme, au regard du personnage d’Ogami Ittô et du monde dans lequel vit ce personnage… et peut-être également du nôtre.
Ce qui justifie la longue et un peu laborieuse entrée en matière de l’épisode, et confère aux scènes d’action un sens leur permettant de se hisser au-dessus de la formule du rônin invincible, dont la détermination est telle qu’elle lui permet de massacrer sans coup férir des ennemis par dizaines.
SUR LE PONT
Ultime épisode de ce sixième tome, « Sur le pont » poursuit directement « Le Bouclier et le château » ; je ne suis franchement pas certain que, jusqu’à présent, la série ait connu le moindre moment où pareil lien unissait deux épisodes successifs – mais supposer que cela témoignerait d’une évolution dans la conception d’ensemble de la série serait sans doute bien trop hardi à ce stade, et parfaitement erroné si ça se trouve… Nous verrons bien par la suite – ou pas.
La continuité narrative passe aussi par la réitération d’un même procédé, puisqu’une nouvelle comptine joue un rôle important dans ce chapitre. Maintenant, le trait saillant, c’est sans doute que Daigorô prend le devant de la scène – un personnage décidément à l’honneur dans ce volume 6, car son rôle est par ailleurs crucial dans « Famine » et non négligeable dans « Les Rabatteurs ». Ici, le charmant bambin prend soin de son père, considérablement affaibli, à vrai dire aux portes de la mort, après les furieuses batailles de l’épisode précédent (il y a de ça notamment dans L’Enfant Massacre, deuxième film de la saga Baby Cart).
Mais ceci, le couple de promeneurs qui tombe sur Daigorô n’en sait tout d’abord rien. Quoi qu’il en soit, mari et femme sont intrigués par le petit enfant et sa force de caractère. Quand ils le suivent auprès de son père à l’agonie, et que se fait jour la raison des tendres actes de l’enfant, la curiosité vire à la fascination. Et aux larmes : pour un si petit enfant, vivre pareilles épreuves, au contact permanent de la mort… Son père n’a-t-il donc pas de cœur, à lui infliger ce sort ? À moins qu’il ne soit celui que cette association affecte le plus, pourtant… Reste que le rônin a toutes les chances d’y passer, cette fois : si cela devait se produire, le couple, sans enfant, fait le serment d’adopter Daigorô.
Mais Ogami Ittô a encore de la ressource : il doit se rendre sur le pont, et le fera – même aussi considérablement affaibli, et dévoré par une fièvre intense. Disons-le : cette démonstration d’endurance surhumaine, récurrente dans la BD, ne me parle guère – ce n’est pas ce que j’en attends véritablement. Koike Kazuo n'est jamais aussi bon que quand il prend un peu de recul sur son action débridée et l'invincibilité de son héros, je trouve : si l’épisode brille, c’est grâce à Daigorô – et à la narration assez subtile, jusque dans les dialogues, qu’on aurait pu craindre convenus, du couple en mal d’enfant.
TOUJOURS
Après six volumes, le bilan reste le même : Lone Wolf and Cub est une série brillante, portée par des personnages forts, un scénario madré et complexe, un dessin d’une richesse admirable dans sa variété qui n’est jamais incohérence.
Je compte bien poursuivre l’aventure, en compagnie d’Ogami Ittô et de Daigorô – à bientôt j’espère, pour le tome 7.
(N’empêche que, le pauvre petit chien…)
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