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Lovecraft : sous le signe du chat, de Boris Maynadier

Publié le par Nébal

Couverture : photographie de Lovecraft et Felis par Frank Belknap Long

Couverture : photographie de Lovecraft et Felis par Frank Belknap Long

MAYNADIER (Boris), Lovecraft : sous le signe du chat, Aiglepierre, La Clef d’Argent, coll. KhThOn, 2017, 58 p.

SOMETHING ABOUT CATS

 

Ainsi que NOUS LE SAVONS, les chats sont les Maîtres du Monde, et les responsables d’un Grand Complot cryptiquement baptisé « Internet », qui n’est jamais qu’une machine de propagande uniquement destinée à perpétuer leur adoration servile pour les siècles des siècles, amiaou.

 

Déjà, avant cela, ces conna… ces êtres supérieurs avaient œuvré à leur propre gloire en usant de l’hypnose kawaii pour s’accaparer l’attention et le génie d’écrivains notables, dès lors tournés en zélés propagandistes. Parmi ces sbires qui étaient autant de navrants pantins, Lovecraft occupe une place particulièrement chère à mon cœur.

 

À dire le vrai, l’omniprésence du gentleman de Providence dans la pop-culture contemporaine, avec un rythme de parutions lovecraftiennes ou para-lovecraftiennes proprement hallucinant ces derniers mois, en s’associant avec le Culte des Chats, a tout de la conjonction fatale dont devrait résulter l’anéantissement de l’humanité : BOUM. Heureusement, les chats, c’est vraiment des branleurs, et ils ont encore besoin de nous – ce qui repousse d’autant l’apocalypse.

 

Reste que nous avons ici une « étude », un tout petit bouquin (une cinquantaine de pages à la louche – il y en a d’autres exemples à La Clef d’Argent), consacrée à ce sujet : Lovecraft et les chats. Tout amateur du pôpa de Cthulhu, sans même avoir à creuser bien loin, sait qu’il adorait les chats : ils reviennent souvent dans ses nouvelles (« Les Chats d’Ulthar » en tête, bien sûr, mais il y a bien d’autres exemples – « Les Rats dans les murs », ainsi, devrait nous intéresser tout particulièrement), plus souvent encore dans sa volumineuse correspondance, et il leur a également consacré des poèmes et, trait peut-être plus marquant, des essais, ou du moins des articles, d’un sérieux variable – ainsi quand il oppose les chats et les chiens, ou peut-être davantage encore amis/partisans des chats et amis/partisans des chiens (moi je suis plutôt chiens, et, oui, vous avez raison de vous en foutre).

 

Mais reprenons : tout amateur de Lovecraft sait donc qu’il adorait les chats – comme il sait qu’il adorait les glaces, et détestait les fruits de mer, les températures trop basses, et les étrangers forcément menaçants. Cela fait d’une certaine manière partie, à la fois du personnage, c’est indéniable, et du mythe que l’on a progressivement et commodément construit autour de lui, et qui constitue une figure stéréotypée et excentrique aisée à reproduire, un pitch idéal de quatrièmes de couverture et d’articles de la presse généraliste plus ou moins bien informée (et ce de longue date, voyez A Weird Writer in Our Midst). Ce genre d’indications biographiques n’est pourtant, le plus souvent (oui, dans ma mauvaise blague qui précède, le dernier exemple est une importante exception), que d’une utilité au mieux douteuse pour cerner le personnage ; ces anecdotes, dit autrement, ne sont le plus souvent guère édifiantes, et peuvent même s’avérer perverses quand on en dérive un peu trop légèrement des interprétations globalisantes.

 

Par chance, Boris Maynadier, dans ce tout petit ouvrage, a le bon goût de rester humble dans son analyse, en ne prétendant pas expliquer l’œuvre de Lovecraft par sa vie, ou l’inverse, au seul prisme des chats. Néanmoins, il entend montrer que cette relation particulière de l’auteur à la gent féline n’est pas forcément si anecdotique que cela, et qu’il est possible d’en retirer quelques enseignements utiles.

 

DEVENIR-ANIMAL (OU : TOUT LE MONDE VEUT DEVENIR UN CAT, MAIS CERTAINS PLUS QUE D’AUTRES)

 

Pour ce faire, Boris Maynadier a recours à la notion de « devenir-animal », empruntée aux Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Ce qui ne me facilite pas la tâche, car je ne sais rien de tout cela… Ça fait au moins vingt ans que plein de gens bien me disent qu’il faut que je lise Deleuze et Guattari, ou Deleuze dans sa carrière solo, ce que, non, je n’ai toujours pas fait… Faudra un jour, j’imagine.

 

Définir cette notion, du coup, n’a rien d’évident pour moi – d’autant que Boris Maynadier, ici, ne s’y attarde guère. Faut-il dès lors considérer que cette idée devrait être un acquis préalablement à la lecture de cette étude ? A contrario, cela m’a surtout fait m’interroger sur la pertinence même de cette notion, prise isolément ou appliquée à Lovecraft…

 

Retenons-en tout de même, trait essentiel dans cette étude, l’idée d’une appréhension non anthropomorphe de l’animal, qui seule peut fonder le désir plus ou moins conscient de s’incarner en lui, ou peut-être plus exactement d’en adopter les attributs (irrémédiablement non humains). De ceci Lovecraft était semble-t-il bien conscient, lui qui, dans sa correspondance notamment, admettait volontiers que gagater ainsi qu’il le faisait parfois devant tel chaton, en lui associant des connotations et qualificatifs humains, était pour ainsi dire « anti-philosophique » ; ce constat ayant pu l’inciter à des rapports et questionnements plus profonds... ou pas.

 

Autre trait semble-t-il important, mais que je comprends moins bien, aussi ne vais-je pas trop m’engager à cet égard : il y aurait, dans le devenir-animal, une notion de réciprocité, ou un aspect mutuel. Mais je serais bien en peine d’en dire davantage, con de moi…

 

Certes, « Tout le monde veut devenir un cat ». Mais Lovecraft plus que les autres ! Sur la base de cette notion de devenir-animal, dont je ne perçois sans doute pas très bien la pertinence, dans l’absolu ou en l’espèce, donc, Boris Maynadier va se livrer à une double lecture, mais relativement modérée, de la vie et de l’œuvre de Lovecraft – un auteur dont la passion bien connue des chats est ainsi supposée dépasser le stade un peu creux de l’anecdote pour toucher à quelque chose de bien plus important, si l’on se gardera d’aller jusqu’à parler d’ « essentiel ».

 

PÉRÉGRINATIONS NOCTURNES ENTRE PROVIDENCE ET ULTHAR (SOMETHING ABOUT KAT)

 

Bien sûr, les chats sont partout, dans la vie et l’œuvre de Lovecraft – nombre d’éléments ici rappelés sont bien connus, des « Chats d’Ulthar » au Nigger-Man (quel nom bien trouvé !) qui était le chat de Lovecraft enfant et qui avait disparu au pire moment… avant de revenir par la grande porte, d’une certaine manière, en tant que personnage dans « Les Rats dans les murs », bien des années plus tard.

 

Les chats, ou peut-être plus exactement le rapport aux chats, rythment la biographie de Lovecraft parallèlement à d’autres événements bien davantage mis en avant (comme de juste), comme surtout la double et doublement désastreuse expérience du mariage et de New York – avec à la clef le salutaire retour à Providence.

 

Ce qui nous vaut des développements assez intéressants sur le rapport au territoire, par exemple, y compris au regard du nomadisme – un comportement presque systématiquement associé à un très fort sens du territoire, ce qui n’est paradoxal que vu de loin. Il est vrai qu’il est très tentant, ici, d’envisager un Lovecraft-cat, aussi bien dans ses errances nocturnes en ville (Providence et New York au premier chef), que dans les pérégrinations dont notre auteur, décidément pas si « reclus » que cela, serait très coutumier passé le retour à la ville de ses ancêtres, dès lors base arrière d’expéditions fréquentes et parfois relativement lointaines.

 

D’autres analyses sont sans doute un peu plus convenues, encore que pas toujours, et il y a probablement assez de matière pour s’y attarder un peu de temps à autre – ainsi de ces quelques paragraphes prenant un peu d’avance sur la suite des événements, après la mort de Lovecraft, pour interroger la cohorte de super-héros « animalisés » au regard du devenir-animal, d’une certaine chauve-souris à une certaine araignée, mais il en est des centaines d’autres exemples, bien sûr ; revenir à Lovecraft, ici, peut faire sens, mais dans un jeu des contraires – car Lovecraft et l’idée même (posthume de toute façon) du super-héros, bon… Il semblerait, ici, que le « devenir-animal » soit donc plus profond (au sens le plus strict, en l’opposant à la superficialité entendue de la même manière) chez le gentleman de Providence que chez les super-slips – ce qui, en soit, n’est peut-être pas si étonnant.

 

Mais on en apprend toujours, hein ? Il est par exemple un point, au regard de la biographie féline de Lovecraft, qui est forcément très important ici, mais que je ne connaissais pas du tout : la Kompson Ailouron Taxis, soit « Société des Chats Élégants », abrégée en Kappa Alpha Tau (Lovecraft, à cette époque, vivait non loin de l’université Brown de Providence et de ses fraternités étudiantes), ou tout simplement… KAT. Cette association était exclusivement composée de félins du voisinage, Lovecraft lui-même n’y étant toléré, à peine, qu’en tant que « membre honoraire » au statut radicalement inférieur. Ses lettres des années 1930 fourmillent semble-t-il d’allusions aux plus éminents membres de ce club, avec une emphase caractéristique… qui, là encore, n’exclut jamais totalement la tendresse, voire la gagaterie. Cette correspondance, même tardive, ne manque par ailleurs pas d’allusions à l’œuvre antérieure de l’auteur ; quand tel chat, qui s’était longtemps absenté, se manifeste de nouveau, Lovecraft saisit sa plume, extatique : « Des nouvelles d’Ulthar ! »

LES CHATS, C’EST VRAIMENT DES BRANLEURS (ET ILS ONT BIEN RAISON)

 

En même temps, la fraternité Kappa Alpha Tau permet de prendre toute la mesure du devenir-félin de Lovecraft. Les titres des chapitres de cette étude indiquent en effet une certaine progression cohérente, chez l’auteur lui-même, désigné à chaque fois par un qualificatif fortement connoté : « le promeneur », « le rêveur », « l’outsider », « le gentleman », « l’amateur ». Ce qui nous donne une clef (d’argent) au regard de la miaougraphie de Lovecraft.

 

Ou, plus exactement, il s’agit d’un rappel ? En fait, notre auteur lui-même a pu se montrer très explicite, quand il lui est arrivé de s’interroger, avec plus ou moins de sérieux, sur son goût pour les chats. Dans un fameux article largement conçu comme une blague, dans un contexte social précis favorable à ce genre d’exercices ludiques, Lovecraft oppose donc chiens et chats. Son adoration pour les seconds, la mesure n’étant guère de mise ici, passe forcément par le mépris des premiers et de leurs adulateurs : c’est que le chat est un animal aristocratique, et l'héritier d'une culture millénaire de raffinement, remontant au moins aux pharaons – le chien, lui, est servile, roturier, vulgaire ! Lovecraft lui-même étant comme de juste un gentleman, son devenir-animal est tout désigné.

 

Gentleman, et « amateur », car les deux qualificatifs, même distingués dans le plan, sont en fait indissociables ; or Lovecraft ne se percevait pas autrement. L’écriture, pour lui, n’était certainement pas un métier – sous cet angle, il se situait aux antipodes de son camarade de correspondance Robert E. Howard, qui s’assumait parfaitement en écrivain professionnel ; notre gentleman ne manquait pas de le regretter…

 

Le « travail », de manière générale, très peu pour lui – au point du refus obstiné, que d’aucuns seraient prompts à juger « puéril » ou « immature ». L’attachement à l’argent de même – quand bien même la misère guette. Lovecraft ne peut pas travailler, et ne le veut pas davantage. Même s’il ne peut pas vraiment se le permettre, à mesure que le capital familial est entamé. Le modèle aristocratique du chat est aussi un éloge de l’oisiveté – qui n’est pas nécessairement la paresse, nous dit-on. Comme je rejoins ici Lovecraft… ou j’aimerais le faire ? Avec un soupçon de Lafargue en prime, quant à moi – peu lovecraftien, sans doute, mais qu’importe.

 

Cette tendance à l’oisiveté, qui témoigne en même temps et peut-être avant tout d’une lutte acharnée contre le temps (pour en obtenir les précieuses heures dévolues à ce qui compte vraiment : lire, écrire, voir les amis, voyager…), s’accorde par ailleurs très bien à la philosophie matérialiste de Lovecraft – Boris Maynadier remontant aux sources épicuriennes. Mais le point essentiel, et souligné, est probablement le rejet de ce que Max Weber avait analysé dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme – car rien ne saurait être davantage étranger à Lovecraft. Citons-le, dans « La Quête d’Iranon » (passage repris dans le présent petit volume, p. 42, dans une traduction de Paule Perez) :

 

— Tout le monde doit travailler à Teloth, répondit l’archonte. Ici, c’est la loi.

— Pourquoi travaillez-vous ? répliqua Iranon. N’est-ce pas pour vivre et être heureux ? Et si vous ne travaillez que pour travailler davantage, quand trouverez-vous le bonheur ? […]

— Tu es un curieux jeune homme, et je n’aime ni ton visage ni ta voix. Les paroles que tu prononces sont des blasphèmes, car les dieux de Teloth ont dit que le travail était bon. Nos dieux nous ont promis un paradis de lumière. Après la mort, nous connaîtrons le repos éternel, et une froideur de cristal où personne ne tourmentera son esprit avec la pensée ou ses yeux avec la beauté.

 

Confirmation : les chats, c’est vraiment des branleurs.

 

Et ils ont bien raison.

 

INDICIBLE ET ALTÉRITÉ FÉLINE

 

L’analyse globalement très mesurée de Boris Maynadier se risque, dans les dernières pages, à avancer des choses peut-être moins bien assises, si pas inintéressantes. Par ailleurs, elles font sans doute sens au regard de la notion de devenir-animal – mais, ne l’ayant pas très bien comprise quant à moi…

 

D’une certaine manière, c’était inévitable. Si le devenir-animal est notamment caractérisé par l’anti-anthropomorphisme, que l’on peut retourner en altérité, le fait que Lovecraft, dans son œuvre en prose mais aussi dans des travaux critiques (comme Épouvante et surnaturel en littérature), se soit autant penché sur la notion d’altérité, avec des créatures résolument aliènes, des écologies, des comportements, des langues, etc., qui le sont tout autant, sans même aller jusqu’au prisme ultime de l’indicible, néanmoins toujours envisageable, cela nous incite à des rapprochements bien naturels, mais dont la conclusion ne coule en fait pas de source. Que la réflexion lovecraftienne sur l’altérité, prenant pour base des créatures non anthropomorphes, ait pu entretenir une relation complexe, éventuellement en forme de boucle de rétroaction, avec son devenir-animal conscient, c’est une chose – pour autant, Nigger-Man n’est pas le moins du monde « La Couleur tombée du ciel », et l’altérité féline n’exclut pas, dans le corpus lovecraftien, des comportements que l’on pourrait très légitimement juger anthropomorphes : « Les Chats d’Ulthar » en sont à vrai dire un exemple particulièrement frappant – ces créatures non humaines s’y livrent à une très humaine vengeance… qui n’a pas grand-chose à voir, pour ainsi dire rien, avec l’indifférentisme cosmique caractéristique de l’œuvre lovecraftienne ultérieure, surtout à partir de « L’Appel de Cthulhu ». Mais, encore une fois, chercher une cohérence globale dans l’ensemble de l’œuvre de Lovecraft est sans doute illusoire.

 

En même temps, les félins aristocratiques et oisifs, ça n'est pas exactement anti-anthropomorphe.

 

Notons enfin que, sous la plume de Boris Maynadier, même sans trop forcer le trait, ce questionnement chez Lovecraft permet une réflexion plus globale, dans une perspective écologique, dont je ne suis pas bien certain qu’elle soit très pertinente au regard de l’analyse féline de la vie et de l’œuvre de notre auteur. Disons que c’est, de manière un peu scolaire, l’ouverture qui « conclut la conclusion »…

 

TOURNER EN RONRON

 

Car on peut apprécier, dans cette brève étude, la mesure dont fait généralement preuve l’auteur. Il ne prétend pas tout expliquer, s’il prétend expliquer quoi que ce soit. Son propos est seulement d’envisager la question du rapport aux chats de Lovecraft sous un angle qui ne soit pas purement anecdotique. À cet égard, j’imagine que l’étude est plutôt réussie, car, sans révolutionner l’exégèse lovecraftienne, elle autorise des remarques pertinentes, et pas toutes aussi convenues qu’elles en ont l’air – ce qui est appréciable.

 

Le petit ouvrage n’en a pas moins ses faiblesses. Un peu scolaire dans son déroulé (en tout cas, j’en ai eu l’impression), Lovecraft : sous le signe du chat succombe régulièrement à un travers un peu plus agaçant, à savoir la répétition. Le plan y est peut-être pour quelque chose, mais c’est surtout au sein de chaque chapitre que j’ai eu ce ressenti, où les mêmes éléments reviennent sans cesse, quitte à ce que cela passe par des paraphrases parfaitement inutiles car guère éclairantes. En somme, l’ouvrage aurait sans doute gagné en force en étant un brin écourté – oui, je sais, c’est moi qui écris ça, je suis à peine un peu gonflé…

 

Reste que, régulièrement, on a l’impression de tourner en rond.

 

(Rond.)

 

(Petit Patapon.)

 

(Pata-pata-patapon.)

 

Paille et poutre, oui, mais c'est quand même un peu regrettable, je trouve. Pas rédhibitoire, cela dit.

 

Lovecraft : sous le signe du chat n’a rien d’une lecture indispensable, sans doute. Pareille étude s’adresse au premier chef aux amateurs fanatiques du gentleman de Providence – les amoureux des chats sans être amoureux de Lovecraft y trouveraient peut-être leur Kwiskas, mais sans grande certitude. L’idéal serait probablement d’être à la fois fan de Lovecraft, des chats et de Deleuze et Guattari – ce qui existe forcément.

 

Forcément.

 

Mais, de mon côté, je ne peux guère me rattacher qu’au seul Lovecraft ; c’est peu, en définitive. Ceci dit, c’est une lecture agréable, et j’y ai bien trouvé quelques trucs à creuser. Je suppose que c’est très bien comme ça.

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