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Rencontres du septième art, de Takeshi Kitano

Publié le par Nébal

Dessin de couverture par Honoré

Dessin de couverture par Honoré

KITANO Takeshi, Rencontres du septième art : entretiens avec Akira Kurosawa, Shôhei Imamura, Mathieu Kassovitz et Shiguéhiko Hasumi, traduit du japonais par Sylvain Chupin, présenté par Michel Boujut, dessin [de couverture par] Honoré, Paris, Arléa, [1993, 1998-1999] 2000, 90 p.

KITANO AU SOMMET

 

Une relecture… Quand paraît aux éditions Arléa ce tout petit livre, en l’an 2000, Kitano Takeshi est au sommet – en tant que réalisateur, s’entend en Occident, car notre bonhomme est hyperactif et a bien d’autres activités au Japon, la principale étant celle d’animateur de télévision, sur un mode comique et éventuellement absurde dérivé de sa carrière initiale dans le manzai ; mais il est aussi acteur, bien sûr, et peintre, et écrivain…

 

Mais le sommet dont je traite ici porte donc sur sa carrière de réalisateur. Ce recueil d’interviews en témoigne à maints égards. À vrai dire, sa composition même implique sans doute au préalable un engouement marqué pour le cinéma de Kitano au tournant du millénaire : les quatre entretiens constituant ce petit livre ont été réalisés en 1993 pour celui avec Kurosawa, et en 1998-1999 pour les trois autres – si l’on se fie à ce dernier point de référence, le réalisateur vient d’être récompensé par le Lion d’Or à la Mostra de Venise pour Hana-bi, celui de ses films dont on parle le plus ici, du coup, et il travaille sur son projet suivant, L’Été de Kikujiro. Cet engouement se prolongerait encore quelques années, avec au moins Aniki, mon frère, puis Dolls, et Zatoichi ; des films par ailleurs on ne peut plus différents les uns des autres.

 

Mais les interviews constituant ce livre ne sont pas « banales ». En effet, trois d’entre elles confrontent Kitano avec un autre réalisateur : les titans japonais Kurosawa Akira et Imamura Shôhei, le petit jeunot français Mathieu Kassovitz. Il s’agit bien, dès lors, de confronter des regards de cinéastes, ce qui peut aussi passer par l’échange de « trucs » techniques, par exemple. Le dernier entretien, un peu plus long, associe Kitano et son ami philosophe et critique Hasumi Shiguéhiko : le ton est forcément différent, et l’approche plus classique, mais cette discussion ne manque cependant pas d’intérêt. Et les quatre discussions ensemble constituent bien des Rencontres du septième art.

 

VARIATIONS DE LA CRITIQUE

 

Kitano au sommet, donc… Mais, mine de rien, parvenir à cet état de grâce n’avait rien d’évident, outre qu’il faut sans doute penser la carrière de Kitano cinéaste sous deux angles différents – au Japon, et à l’international.

 

Au Japon, longtemps, Kitano est d’abord et avant tout le guignol de la télé, et on ne le prend pas vraiment au sérieux – il le sait, il en joue même, quand il déboule, au premier jour de tournage de son premier film en tant que réalisateur, Violent Cop, en tenue de kendo, braillant à son équipe technique : « C’est moi le réalisateur, maintenant ! » Le gag fait rire quelques-uns de ces techniciens... mais pas tous, et certains prendront bien soin d’enseigner le métier à ce bonhomme de la télé qui n’y connaît rien (j’y reviendrai), et ce pendant plusieurs tournages encore. Il faut dire qu’il est devenu réalisateur un peu par hasard : pour Violent Cop, il remplace en fait au pied levé le réalisateur initialement prévu, Fukasaku Kinji, très connu pour ses films de yakuzas sans concessions, et qui conclurait sa carrière, à l’époque où paraîtrait ce livre, avec le survival dystopique Battle Royale, dont le rôle le plus marquant, de très loin, reviendrait justement à Beat Takeshi. Violent Cop choque par... eh bien, sa violence, et sa réalisation non conventionnelle – mais il intrigue, voire séduit, et connait finalement un certain succès commercial ; la critique japonaise est divisée, l'hostilité est assez marquée, mais il s’en trouve bien quelques-uns pour noter que le rigolo de la télé s’en est remarquablement tiré, finalement.

 

Pourtant, les deux films suivants de Kitano rencontrent moins de succès, à tous points de vue – au point même de l'échec commercial presque fatidique. Mais le quatrième film de Kitano, Sonatine, s’il ne fonctionne pas au Japon, séduit en Occident, où il est projeté à Cannes (une dizaine d’années plus tôt, Kitano, ou plutôt Beat Takeshi, y avait déjà fait sensation pour son interprétation incroyable dans le Furyo d’Ôshima Nagisa – on avait pronostiqué une avalanche de récompenses tant pour le film que pour l’acteur… mais il n’en a finalement rien été, et, ironiquement, c’est un autre brillant film japonais qui a été récompensé par la Palme d’or cette même année, La Ballade de Narayama, d’Imamura Shôhei – qui s’entretient par ailleurs avec Kitano Takeshi dans le présent recueil).

 

Ce demi-succès… est suivi par un autre échec, Getting Any ?, que le réalisateur lui-même ne porte pas vraiment dans son cœur. Mais Kids Return convainc davantage – et surtout, en 1997, Hana-bi, dont le démarrage au Japon est « compliqué », mais qui reçoit le Lion d’or à la Mostra de Venise, de manière très inattendue, et cela change radicalement la donne ; toutes choses égales par ailleurs, cette reconnaissance festivalière en Occident suscitant un véritable engouement global (et éventuellement rétroactif au Japon), peut rappeler, au début des années 1950, ce qui s’était produit avec le Lion d’or pour Rashômon, de Kurosawa Akira, événement-clef qui a permis au cinéma japonais, alors essentiellement confiné dans l’archipel, de se répandre à l’international, tendance confirmée très vite par le Lion d’argent attribué aux Contes de la lune vague après la pluie, de Mizoguchi Kenji. La Mostra et le cinéma japonais : une longue histoire !

 

Effet notable au Japon : Kitano, qui n’était alors que bien trop rarement pris au sérieux par la critique, en devient du jour au lendemain la coqueluche – il est ce brillant « nouveau réalisateur » indépendant qui, sait-on jamais, « sauvera » peut-être un cinéma japonais en déliquescence ? Quitte à opérer des retournements un tantinet déconcertants : au Japon, en s’appuyant sur la violence de ses films, on le compare sans cesse à « la star » (étrangère) du moment, Quentin Tarantino – alors que l’influence, si l’on y tient, doit clairement être renversée (de l’aveu même du réalisateur de Pulp Fiction, le cas échéant, qui avait notamment fait part de son intérêt pour Violent Cop) ; ce discours agace un peu Kitano (j’y reviendrai), mais, s’il a une chose à dire à propos de cette analogie perpétuelle (à l'époque) entre le cinéma de Tarantino et le sien, c’est, tout simplement, en définitive, qu’ils s’inspirent tous deux, pas tant l’un de l’autre, que des mêmes films, parfois un peu oubliés, de leurs prédécesseurs.

 

Sans vraie surprise, ces deux thèmes, plus ou moins liés, de la critique mesquine envers le réalisateur, et de la violence de ses films, sont centraux dans l’entretien avec Mathieu Kassovitz, pourtant plus crédible alors qu’il ne l’est devenu depuis, en tant que réalisateur, avec surtout La Haine et, plus particulièrement à propos ici, Assassin(s) – un film très critiquable quant au fond, à mon sens, mais dont je considère effectivement qu’il a été injustement écharpé, car il y a des choses très intéressantes dedans. Je reviendrai sur cet entretien (problématique) en ce qui concerne la question de la violence, mais on peut d’ores et déjà noter que Kitano s’y montre un spectateur attentif des films de Kassovitz (lequel, alors, n’avait vu de Kitano que Violent Cop et Hana-bi, sauf erreur, et est probablement un peu moins pertinent de son côté). Le thème de la critique et des récompenses festivalières internationales, ainsi que de leur impact, est aussi très important dans l’entretien avec Hasumi Shiguéhiko, où l’ambiance à Venise, et le ressenti de Kitano sur le vif, sont disséqués avec méticulosité, lucidité... et humour.

 

UN CINÉASTE QUI NE SAIT RIEN DU CINÉMA ?

 

Ce goût de certains films un peu oubliés, le visionnage très attentif dont Kitano est plus que capable (il se montre très précis et pertinent, professionnel en fait, en discutant notamment des derniers films, à l’époque, de ses interlocuteurs Kurosawa Akira, soit Madadayo – en 1993, qui serait son dernier film tout cours –, et Imamura Shôhei, à savoir L’Anguille, en 1997, sa deuxième Palme d’or), d’autres choses encore… Il y a comme un léger paradoxe – car Kitano se pose en cinéaste qui ne sait rien du cinéma, au fil de ces quatre entretiens, où sa posture est à la fois très humble… et pas dépourvue d’une certaine arrogance iconoclaste : c’est parce qu’il ne sait rien de ce qui a été fait et de ce qu’il « faut » faire, qu’il peut jouer au chien dans un jeu de quilles, qui chamboule tout avec une jubilation créatrice inaccessible aux réalisateurs plus « traditionnels » et (trop) conscients de leur médium.

 

Ses rares références de formation, toujours les mêmes, renvoient à des comédies qui ne semblent guère avoir perduré, pour ce qui est du cinéma japonais, et il ne s’étend guère sur le cinéma international, finalement. Homme de manzai et de télévision, bien qu’ayant une certaine carrière d’acteur de cinéma, il joue toujours, au moment de ces interviews, le rôle celui qui ne sait pas bien ce qu’il fait, au juste, quand il tourne des films.

 

Bien sûr, c’est un aspect important de ses propos concernant Violent Cop – son film de débutant. S’il l’a filmé de la sorte, et c’est bien ce qui a parlé au public, c’est à l’en croire parce qu’il ne savait tout simplement pas comment filmer, il n'en avait pas la moindre idée, et n'osait pas le montrer à son équipe technique, qui arrivait de toute façon très bien à cette conclusion toute seule... D’où ces longues scènes de « marche », ou encore cette tendance à filmer les protagonistes de face. Difficile d’imposer ce genre de « choix » à une équipe technique qui était donc persuadée de l'incompétence absolue du patron.

 

Mais cette singularité éventuellement iconoclaste ressort d’autres dimensions, où la technique cinématographique et les procédés narratifs se conjuguent de manière parfois originale – avec en tête le montage, étape particulièrement cruciale pour Kitano.

 

Ses projets de film sont souvent assez flous (et longtemps non titrés : plus précisément, le réalisateur, passé le cas particulier de Violent Cop, envisage ses films comme Film de Kitano 2, Film de Kitano 3, etc. : le titre Sonatine n’est ainsi apparu que très tardivement, vers la fin du tournage, et Kitano a longtemps voulu appeler officiellement Hana-bi sous le titre de Film de Kitano 7 ; il n’y a renoncé que sous la pression de ses collaborateurs, persuadés que c’était la pire des idées, et ce sont eux, finalement, qui lui ont soufflé le beau titre de Hana-bi – soit « feu d’artifice », mais littéralement « fleurs de feu »).

 

Si ces films ont un point commun dans leur élaboration, c’est qu’ils partent de la fin : il s’agit ensuite de trouver ce qui pourrait amener à cette fin – pour Kitano, c’est un procédé qui découle de l’art du sketch. Les bases sont donc finalement assez limitées, et très mobiles ; d’autant que Kitano apprécie une certaine spontanéité dans ses tournages, et les décisions sur le vif – alors même qu’elles peuvent totalement chambouler le projet initial.

 

De manière générale, le film « envisagé », le film tourné et le film monté peuvent être très différents – voire le sont systématiquement. Les conseils des gens compétents de son équipe technique se sont avérés ici particulièrement précieux – ainsi pour cette scripte un peu paniquée, qui suggérait de manière appuyée à un Kitano plus ou moins candide, dans ses premiers films, de prendre ici une vue d’une montagne, là une rue, etc. – c’était peut-être inutile sur le moment, mais « ça pourrait toujours servir ». Kitano l’a tôt constaté… Kurosawa, dans son interview, définit d’une certaine manière le cinéma comme un art de la transition ; mais en relevant justement que les transitions, chez Kitano, sont parfois fort étranges… C’est un compliment ! Et qui revient sous une forme un peu plus spécifique, quand les deux réalisateurs réfléchissent ensemble à la temporalité (plutôt qu’à l’écoulement du temps).

 

Hana-bi en est un exemple éloquent. L’histoire, au fond, est très simple – même si, au commencement du tournage, seule sa conclusion, ô combien brillante et terrible, était assez solidement établie (et encore : un point essentiel n'était alors pas défini, j'y reviendrai). Kitano, à son habitude, part donc de la fin, et trouve ensuite ce qui permet d’y amener – mais pas d’une manière linéaire, avec une forte relation de causalité : les flashbacks s’imbriquent dans un ensemble complexe constituant progressivement, mais à l’envers, plusieurs trames parallèles. Il faut y ajouter des plans de coupe étonnants, comme, bien sûr, ceux sur les peintures du personnage de l’ex-flic – peintures qui sont en fait celles de Kitano lui-même : rien de tout cela n’était prévu initialement, et user de ce procédé soulignait un rapport particulier du réalisateur à son film, dont il n’avait pas conscience, ou qui n’existait peut-être pas, jusqu’à ce que cette décision soit prise. Ces peintures naïves, à peine retouchées pour le film, c'est en effet Kitano qui les a peintes après son accident de moto, période de sa vie extrêmement douloureuse et riche en déceptions – soit exactement ce que vit le personnage de l’ex-flic délaissé et qui s'essaye à la peinture dans Hana-bi, et ceci alors que Kitano lui-même y incarne un autre personnage, le flic Nishi, ami du précédent... et dévoré par la culpabilité.

 

Toutes ces expériences aboutissent à ce que Kitano, couramment, essaye cinq ou six montages du même film avant de se décider pour celui qui sortira en salles. Et ces cinq ou six films, avec les mêmes images, sont totalement différents les uns des autres ; ce n'est pas une exagération, une image, mais un pur constat factuel.

 

Un autre aspect intéressant : l’adaptation du film à ses acteurs. C’est un point qui revient souvent dans les entretiens avec Kurosawa (qui raconte notamment comment il a fait pleurer la princesse de La Forteresse cachée – il n’en est pas fier, mais en a tiré des centaines de mètres de pellicule…) et Imamura – et si Kitano, lui-même acteur, explique que, dès lors, il ne s’emporte jamais contre eux, il n’en déplore pas moins que ces gens, dès qu’il y a une caméra à proximité, se mettent aussitôt à « jouer la comédie », quand lui attend de leur part des comportements plus spontanés, plus réalistes. Kurosawa et Imamura abondent tous deux... Quand il n’était qu’acteur, Kitano avait tendance à se plaindre des exigences démiurgiques des réalisateurs (ce qui va au-delà de la direction d'acteurs, mais concerne tout autant les décors, la météo, etc.) – mais, une fois passé de l’autre côté de la caméra, il a radicalement changé d’avis ! Non que la relation entre cinéastes et acteurs soit forcément mauvaise…

 

Et, parfois, tel jeu, en tant que tel pas critiquable, amène Kitano à revoir son histoire, et en profondeur le cas échéant, pour tenter quelque chose de différent – on revient toujours à cette versatilité. Hana-bi, à nouveau, en offre un exemple saisissant : Kishimoto Kayoko, qui joue le rôle de Miyuki, la femme de Nishi (Kitano Takeshi lui-même), était semble-t-il connue pour ses rôles à la télévision dans des drama assez bavards ; la comédienne était très habile dans ce registre, mais Kitano redoutait que les spectateurs l’identifient aussitôt à ces réalisations passées, au risque de nuire à la singularité et à l’ambiance de son film… Il a alors pris la décision radicale de supprimer toutes les répliques du personnage – sauf deux mots à la toute fin : le rôle initialement parlant est devenu (presque) totalement muet ; et, si vous avez vu Hana-bi, vous savez à quel point ce choix compte et s'avère pertinent, et même génial !

« TRUCS » DE CINÉASTES

 

En fait de cinéaste qui ne connaîtrait rien au cinéma, Kitano a tout de même développé une certaine acuité pour sa nouvelle profession, et quelques « trucs » qu’il échange avec ses prestigieux collègues, Kurosawa Akira et Imamura Shôhei – lesquels ont comme de juste bien des choses à lui apprendre, du fait de leur longue carrière.

 

Kurosawa, que l’on surnommait parfois « l’Empereur », se montre ici d’une extrême humilité, et traite Kitano comme son égal – en faisant montre d’une immense bienveillance et d’une grande attention pour les qualités propres de son cinéma. Nous sommes pourtant en 1993, Kitano vient à peine de sortir son quatrième film, Sonatine... Mais Kurosawa a aimé ce qu'il a vu, ce qu'il dit sans attendre au tout début de l'interview. Par la suite, avec cet interlocuteur qui dit ne rien en savoir, Kurosawa échange en toute simplicité sur l’histoire du cinéma japonais – légende vivante, il a vécu lui-même tout ce qu’il rapporte… Et raison de plus pour louer la spontanéité de « Beat », puisque c’est ainsi que le réalisateur de Rashômon l’appelle encore : il a raison de ne pas tenir compte de l’opinion bornée de ces gens qui lui disent que l’on doit filmer comme ça, pas comme ça, etc. Ceci étant, la profonde sympathie de Kurosawa pour Kitano ressort peut-être aussi des « trucs » techniques qu’ils s’échangent, mais cette fois en toute simplicité, sans en faire un dogme : si « l’Empereur » est presque logiquement amené à parler de sa légendaire technique de tournage à trois caméras, à partir des Sept Samouraïs, il s’attarde finalement au moins autant et peut-être davantage sur d’autres techniques davantage liées aux préoccupations de Kitano lui-même – en s’accordant avec lui sur le moment crucial du montage, et, donc, l’importance des transitions (plus que de l’écoulement du temps – on lui a bien trop rebattu les oreilles avec ça depuis les années 1940 !). Ainsi de ces acteurs que la présence d’une caméra perturbe systématiquement dans leur jeu : avec sa technique de caméras multiples, Kurosawa filme les répliques les plus importantes au téléobjectif – la caméra qui enregistre, soigneusement positionnée, est donc en fait celle qui se trouve le plus loin de l’acteur, et cela change tout…

 

Imamura aussi a son « truc » en pareil cas, finalement assez proche : avec un acteur particulièrement difficile à contrôler, il avait usé d’un stratagème, prétendant le filmer avec telle caméra… alors qu’elle ne tournait pas : la vraie caméra était placée ailleurs, et l’acteur n’en savait rien ! Imamura n’a pas l’air aussi commode que Kurosawa – pourtant, sa bienveillance est également marquée… et dès le départ ! Le réalisateur de L’Anguille, puisque c’est le film dont on parle le plus ici, suite à sa toute récente Palme d’or, avait écrit une lettre à Kitano des années plus tôt, pendant le tournage de Violent Cop – comme une sorte de mise en garde contre les mauvais côtés du landernau cinématographique japonais, dont le jeune réalisateur issu de la télévision ne tarderait guère à faire l’expérience, et c’était en même temps un encouragement marqué à persévérer dans cette voie. Kitano ne l’oublierait pas… Là encore, la discussion entre les deux réalisateurs peut aborder des aspects techniques : la direction d’acteurs, donc, ou l’importance du montage… Mais ils parlent aussi de la difficulté de tourner des scènes de sexe ou de violence.

 

LE MALENTENDU DE LA VIOLENCE

 

La violence, donc – on y revient. C’est un trait communément associé au cinéma de Kitano – même si, et depuis notamment, il a sans doute fait à maintes reprises la démonstration que ce n’était pas un élément nécessaire de ses films, loin de là.

 

Reste que la critique, à l'époque, revenait sans cesse sur cette violence (oubliant commodément des réalisations bien différentes comme A Scene at the Sea, que je n'ai toujours pas vu, certes). Et cela avait même débouché, donc, sur cette assimilation, qui nous paraît bien étrange rétrospectivement, entre les cinémas de Kitano Takeshi et de Quentin Tarantino… Et Kitano en était donc parfois agacé. L’entretien avec Mathieu Kassovitz n’en est que plus problématique, parce que le réalisateur français s'attarde essentiellement sur cette question. Mais Kitano ne rechigne pas à répondre pour autant – il se montre très aimable, et livre son point de vue sur la question.

 

En effet, personne, et lui-même moins que quiconque, ne saurait prétendre que la violence serait totalement absente de son cinéma… Si la filmographie de Kitano a touché bien des registres, on l’a surtout connu en Occident, au premier chef, pour ses films mettant en scène des flics rugueux et des yakuzas qui, certes, jouaient gentiment sur la plage, mais pouvaient aussi bien se livrer aux actes les plus horribles dans les minutes qui suivaient – une approche délibérée : Kitano explique qu’il est porté à faire précéder les scènes violentes de moments de calme, pour que la violence ne soit que plus sèche et plus terrible encore, par contraste. Quelques années après ces entretiens, Aniki, mon frère, mais aussi Zatoichi, bien plus léger dans le ton et dans un registre bien différent, ne manquerait pas non plus de giclées de sang (éventuellement en CGI…).

 

Ce que Kitano n’apprécie pas, c’est que, d’une part, on ne retienne que cela de ses films, autrement plus subtils, et, d’autre part, que cela s’accompagne souvent d’une condamnation morale pour ce cinéma violent qui, forcément, rendrait violent… Pour Kitano, c’est bien évidemment absurde : la violence dans ses films n’a rien de glamour, c’est une violence qui fait mal – sans doute est-elle conçue pour provoquer un effet chez le spectateur, mais ce n’est certainement pas celui de la séduction et de la tentation : la douleur l'emporte en balayant tout le reste.

 

Et si cette violence fait mal, c’est aussi, au-delà des techniques de réalisation savamment employées, parce qu’elle provient de situations très réelles : Kitano raconte comment, gamin, dans le quartier d’Asakusa à Tôkyô, il côtoyait par la force des choses de jeunes voyous qui, eux aussi, s’échangeaient des « trucs » professionnels – l’enfant Kitano entendait, sinon voyait, des choses parfaitement horribles ! Des choses qu’il a retenu, certes, et qui, pour certaines d’entre elles, sont revenues dans ses films…

 

Mais il y insiste : c’est une violence qui fait mal – et c’est pour lui le seul moyen véritablement pertinent de figurer cette violence. Pour Kitano, et je ne lui donne certainement pas tort, les films qui présentent la violence comme quelque chose de parfaitement anodin, avec des dizaines de types qui meurent par balles en tombant d’un coup sans une goutte de sang, sans un cri… Ces films-là sont bien autrement pernicieux.

 

Ceci étant, Kitano rejette plus généralement les concerts d’indignations qui voudraient bannir la violence du cinéma. Pour lui, c’est absurde : il faut bien au contraire en tirer une forme d’éducation, qui pourrait s’avérer salutaire. C’est sans doute triste, mais la violence fait partie intégrante de ce monde : refuser de la voir en s'imposant des œillères est bien plus criminel que de la montrer dans un film.

 

Et puis… Il faut se méfier de nos préconçus, sur des sujets pareils, au regard de cinéastes un peu trop hâtivement connotés. Mais, ici, c’est surtout Imamura qui en fait la démonstration ! Les deux réalisateurs échangent donc sur le sexe et la violence au cinéma, et sur la perversion qui y est éventuellement associée. Et Imamura livre cet aveu : comme Kitano, à la différence que ce dernier fait tout bonnement dans le refus d’obstacle, Imamura déteste tourner des scènes de sexe, il ne sait absolument pas quoi dire aux acteurs, et il redoute sans cesse de livrer des choses trop intimes… On parle bien d’Imamura, célébré comme un cinéaste « charnel », et dont les scènes de sexe saisissent souvent par leur caractère frontal et animal ! Voyez, sur ce blog, La Vengeance est à moi et La Ballade de Narayama, mais il y en aurait bien d’autres exemples… Nos deux réalisateurs, aiguillonnés par un tiers intervieweur qui en joue, supposent qu’il leur faudrait peut-être échanger les rôles : Kitano, mais pas avant l’âge de la retraite, attention, tournerait enfin des films érotiques « et pervers » ; Imamura, d’ici-là, tournerait volontiers quelque chose de bien violent… Il n’en a hélas pas eu l’occasion (même si, rétrospectivement, La Vengeance est à moi montrait probablement qu'il en était capable) : il est mort en 2006 sans s’y être essayé – mais en livrant comme testament cinématographique une histoire de « femme fontaine » avec De l’eau tiède sous un pont rouge

 

UN APPEL À LA DESTRUCTION ?

 

Ces Rencontres du septième art, même brèves, sont finalement assez denses et riches d’enseignements. Cependant, je suppose que je ne peux plus les lire de la même manière en 2018 qu’en… ça devait être 2003 ou 2004, si le bouquin est paru en l’an 2000.

 

Le monde a changé, depuis, qui amène à reconsidérer certaines questions. À l’époque, le cinéma japonais avait effectivement connu un certain regain à l’international, dont Kitano était sans doute l’archétype, mais aussi Imamura dans sa fin de carrière (il était certes d’une tout autre génération, mais sa dernière phase a bénéficié d’une grande attention en Occident), et bien d’autres auteurs dans bien d'autres domaines – c’était notamment l’époque de la vague « J-Horror », dans la foulée de Nakata Hideo, et qui avait pu aider à la reconnaissance internationale d’auteurs comme Kurosawa Kiyoshi, tandis qu’on s’intéressait aussi à des choses plus étranges, plus barrées, mais en même temps très diverses, aussi bien Miike Takashi dans une veine pop-trash que Tsukamoto Shinya dans un registre plus arty – sans même parler du boom de l’animation japonaise, qui avait certes commencé quelques années auparavant avec Miyazaki Hayao et Takahata Isao et plus généralement Ghibli, mais permettait aussi la découverte de choses différentes, comme Kon Satoshi, etc. Je n’ai pas l’impression que le cinéma japonais s’exporte aussi bien, depuis… Même Kitano, passé le pic de popularité de Zatoichi, s’est fait depuis bien plus discret à l’international.

 

À l’époque de ce livre, le retournement complet de la critique japonaise le concernant, suite au Lion d’or pour Hana-bi, avait eu tendance, mesquinement, à faire de Kitano, tout compte fait, le porte-parole d’une « nouvelle nouvelle vague » de cinéastes japonais, plus indépendants que leurs devanciers, et à même de « sauver » un cinéma japonais que les reliquats du système des studios plombaient toujours, sans même parler de la crise économique qui avait enfin atteint l’archipel depuis l’éclatement de la bulle spéculative. Il n’en a rien été.

 

Peut-être parce que Kitano lui-même ne voulait certainement pas de ce rôle ? Quitte à ce que, en réaction, il fasse les choses les plus folles… Même en début de carrière, il avait peu ou prou fait une tentative de suicide artistique avec Getting Any ?, que le réalisateur ne présente pas autrement dans ces entretiens, tout en admettant que c’était bien prématuré (pour lui, l’échec de son film tient surtout à ce qu’il avait voulu démonter le cinéma sans rien en connaître – on y revient toujours). Mais les films qui ont suivi Zatoichi (et que je n’ai pas vus, attention donc…), comme notamment Takeshis’, juste après, avaient peut-être un peu de cela également, sur un même mode autodestructeur sous couvert de comédie…

 

Est-ce si étonnant, de la part d’un cinéaste qui a aussi souvent traité du suicide ? On a tous en tête (si j'ose dire...) cette image de Sonatine, où il s’explose lui-même le crâne en affichant un grand sourire face caméra ; dans cette époque charnière au tournant de l’an 2000, Hana-bi, Aniki, mon frère ou encore Dolls sont autant de variations sur ce même thème…

 

La relecture de ces Rencontres du septième art, dès lors, permet peut-être de mettre en avant des thématiques que j’étais bien loin de percevoir à l’époque. Car Kitano, donc, ne veut pas être le sauveur du cinéma japonais – bien au contraire, il se décrit lui-même comme une menace, plus spécifiquement comme un cancer, selon ses propres mots. Dans un geste exceptionnellement marqué d’arrogance, Kitano Takeshi explique très sérieusement qu’il est responsable de la décadence du manzai, qu’il a littéralement tué ce registre de la comédie avec ses répliques très particulières et scandées à la mitrailleuse ; dans un même mouvement, bien loin de se poser en « sauveur » d’un cinéma japonais dont il n’a par ailleurs probablement pas grand-chose à faire (avec certes quelques exceptions, comme les notables comparses de ce livre, ou le camarade Fukasaku Kinji), il s’affiche plutôt comme une menace – une promesse de destruction, d’anéantissement : il a tué le manzai, il tuera le cinéma japonais ! Quelle part de sérieux faut-il y accorder, je ne saurais le dire – et pas davantage si ce n’est pas avant tout une prophétie d’autodestruction, même si j’ai tendance à voir les choses ainsi…

 

En témoignent peut-être son goût pour les « gags » les plus à même de le détruire ? J’avais évoqué plus haut le réalisateur se pointant en tenue de kendo au premier jour du tournage de Violent Cop, mais il y aurait bien d’autres trucs bizarres à mentionner… Et même à la remise du Lion d’or à Venise ! Kitano, ému, fait la remarque que le Japon et l’Italie se sont déjà alliés pour conquérir le monde (ouch !), et qu’ils semblent sur le point de le refaire, mais cette fois par le cinéma...

 

Non, ce n’est pas toujours facile de suivre Kitano dans ses blagues… Mais, contrairement à ce que l’on dit souvent (et je suppose souvent à juste titre), le public japonais n’y est pas forcément toujours plus disposé que le public occidental. Il a ses propres soucis à cet égard... Revenant sur Venise, le réalisateur de Hana-bi livre cette remarque, qui me paraît constituer une conclusion intéressante :

 

Un gag, c'est très difficile à réussir, parce que ce doit être une résonance avec celui qui en est le destinataire. Comme je recevais un prix de cinéma, jouer les comiques en faisant l'idiot aurait dû avoir d'autant plus de force. Par exemple, si je dis : « Appelez-moi grand maître », c'est censé être un gag énorme, mais, dans le Japon d'aujourd'hui, au lieu que les gens rient, vous risquez fort de les entendre vous répondre : « D'accord. »

 

Kitano : artiste incompris.

 

(Tant mieux ?)

 

(Bon, j'ai plein de films à voir, ça fait assez longtemps que je le dis, bordel...)

Commenter cet article

E
J'ai de la nostalgie pour cette époque, finalement brève dans le temps, où après le choc de "Sonatine" ses films nous arrivaient dans le désordre et provoquaient l'émerveillement tant du public que de la critique. Une sorte d'état de grâce qui en fit immédiatement un de mes cinéastes fétiches, sensible à son écriture si particulière. Et aujourd'hui le peu d'écho que rencontrent ses dernières réalisations m'indiffèrerait presque, tristement (je me suis moi-même arrêté à "Takeshi's").<br /> <br /> E.
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N
Même chose...