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Creepy, de Yutaka Maekawa / Creepy, de Kiyoshi Kurosawa

Publié le par Nébal

Creepy, de Yutaka Maekawa / Creepy, de Kiyoshi Kurosawa

MAEKAWA Yutaka, Creepy, [Creepy クリーピー], roman traduit du japonais par Sylvain Cardonnel, [s.l.], Les Éditions d’Est en Ouest, coll. Polar, [2012] 2017, 315 p.

Creepy, de Yutaka Maekawa / Creepy, de Kiyoshi Kurosawa

Titre : Creepy

Titre original : Creepy クリーピー ; Kurîpî : Itsuwari no rinjin クリーピー偽りの隣人

Réalisateur : Kurosawa Kiyoshi

Année : 2016

Pays : Japon

Durée : 130 min.

Acteurs principaux : Nishijima Hidetoshi (Takakura), Takeuchi Yûko (Yasuko), Kagawa Teruyuki (Nishino), Higashide Masahiro (Nogami), Kawaguchi Haruna (Saki), Fujino Ryôko (Mio)…

UN CAS (D’ÉCOLE ?) D’ADAPTATION

 

Double chronique : un livre, et son adaptation cinématographique. Le roman est le fait d’un inconnu (à l’époque du moins, 2011-2012), Maekawa Yutaka, dont c’était la première publication (en fiction en tout cas), et qui lui a valu d’être récompensé en tant que « jeune auteur de littérature policière japonaise » (on est toujours jeune à 60 ans, je suppose que c'est une bonne nouvelle) ; le film n’est pas exactement le fait d’un inconnu, lui, puisqu’il a été réalisé par Kurosawa Kiyoshi, très actif en ce moment faut-il croire.

 

Et, d’emblée, qu’en dire pour les adeptes du TLDR ? Le roman est mauvais – au point où j’ai préféré l’abandonner en cours de route, beuh… Ce qui ne m’arrive vraiment pas tous les jours. Le film est meilleur, et au moins honorable disons, mais pas renversant non plus (l’enthousiasme des critiques presse me laisse un peu perplexe) ; mais, oui – meilleur, bien meilleur.

 

Sur une base forcément similaire… Mais l’association du livre et du film illustre à sa manière, je suppose, qu’une bonne histoire ne suffit pas à faire un bon livre, ou un bon film, à ce compte-là. Le roman de Maekawa Yutaka patine dans la lourdeur et les effets mal gérés ; mais Kurosawa Kiyoshi, lui, sait filmer – ceci, on ne le lui enlèvera pas ; et ça change pas mal de choses.

 

UN ROMAN RATÉ

 

L’histoire – version roman tout d’abord. Takakura est un criminologue, plus précisément un spécialiste de psychologie criminelle, qu’il enseigne à l’université (et bien sûr en fricotant avec ses étudiantes, tout naturellement). Il s’installe avec son épouse Yasuko, femme au foyer jusqu’au bout des casseroles, dans un nouveau quartier – une banlieue résidentielle morne au possible. Là, il fait la rencontre de Nishino, son voisin – un bonhomme un peu bizarre, mais sympathique, au fond. Mais, oui : un peu bizarre. Puis un policier du nom de Nogami rend visite à Takakura – il y a trente ans de cela, ils étaient dans le même lycée ; mais, depuis, Takakura a acquis une certaine renommée, comme étant le spécialiste de psychologie criminelle que l’on interroge à la télé dans les affaires criminelles bizarres… Il se trouve que Nogami apprécierait d’avoir ses lumières sur une vieille affaire jamais résolue : la disparition, du jour au lendemain, de toute une famille. Des « évaporés » ? Je reviendrai sur ce thème un de ces jours, mais, pour le coup, non – Nogami est persuadé de ce qu’il y a eu un crime, là-bas… Tiens, la configuration des maisons est assez similaire, non ? Mais Nogami disparaît à son tour. Et il y a un incendie dans le voisinage, tiens. Oh, et vous a-t-on dit que le voisin Nishino était vraiment bizarre ? Pas qu’un peu : un soir, la fille dudit voisin, Mio, désespérée, sonne à la porte de Takakura – et fait au terne couple cet aveu improbable : Nishino n’est pas son père ; c’est un parfait inconnu… Un monstre qui s’est déguisé en voisin affable, et qui exerce son contrôle mental sur ses proies.

 

Le sujet est plutôt intéressant – ce que confirmera, je suppose, le film de Kurosawa Kiyoshi. Il y a matière à un bon thriller psychologique, qui détourne quelques codes pour proposer une variation un minimum inattendue sur le tueur en série (l'expression est sans doute contestable), en l’insérant dans un contexte tellement « japonais contemporain » qu’il en a quelque chose de plus encore oppressant. L’idée derrière le personnage de Nishino, avatar du vampire sans les fausses canines en plastique (puisque c’est de « contrôle mental » qu’il s’agit, on pourrait penser à L’Échiquier du mal, de Dan Simmons, même si le surnaturel n'est en principe pas de la partie ici), est bonne, oui – il y a derrière tout un potentiel de flippe, quelque chose qui devrait être effectivement creepy

 

Et pourtant ça ne marche pas – au point où j’ai lâché l’affaire au bout de 150 pages, soit la moitié du roman environ. Il y a plusieurs raisons à cela – deux, surtout. La première : c’est abominablement mal écrit, la traduction n’arrange certainement rien à l’affaire, et l’édition bâclée non plus – c’est d’une lourdeur invraisemblable, et saturé de coquilles, voire de fautes pures et simples, sans même parler de quelques oublis fâcheux ; au point où ça en devient franchement pénible, et même illisible.

 

La seconde raison est sans doute liée, dans le cadre de la version originale : tout cela est d’une puérilité déconcertante… Les personnages sont mauvais, navrants même, leurs réactions caricaturales, et souvent enfantines, oui ; la « science » de Takakura n’est même pas au niveau d’un digest de Wikipédia sur la psychologie criminelle et les tueurs en série, exécuté par un ado enthousiaste mais pas hyper compétent – il est d’autant plus fâcheux qu’il soit notre personnage point de vue, qui ressasse sans cesse les mêmes banalités et explique tout, absolument tout, et d’abord ce qui n’a pas besoin de l’être. Il n’est pas très sympathique, par ailleurs – non seulement arrogant, mais aussi passablement machiste, et… ben… un vrai (petit) con ? Ce qui aurait pu être un atout, en fait (et Kurosawa Kiyoshi, sans trop insister non plus, en tirera bien quelque chose dans son film), mais pas en l’état : c’est juste atrocement lourd, et je ne suis pas bien certain que ce côté vaguement sombre était délibéré de la part de l'auteur… J'en doute un peu.

 

Oui, il y avait un bon sujet ; mais son traitement est tellement calamiteux que cela ne suffit pas à persuader le lecteur de faire l’impasse sur les faiblesses pour s’en tenir à ce qui vaut le coup. Une bonne histoire ne suffit pas.

 

UN FILM PLUS SATISFAISANT

 

Dans le film, c’est déjà un peu mieux. Kurosawa Kiyoshi s’autorise quelques libertés avec le matériau de base – plutôt bien vues : la scène d’ouverture fonctionne très bien. Takakura est à la base un policier – un épisode passablement traumatique (non seulement parce qu’il se solde par deux décès, mais aussi parce que notre héros est d’une certaine manière humilié pour avoir trop cru en ses capacités) l’incite à rendre son étoile de sous-shérif pour devenir enseignant-chercheur en psychologie criminelle ; on sent assez vite le vague connard en lui – il est « intéressé » par les crimes sordides, et c'est bien naturel, mais il est en même temps incapable de la moindre empathie (dans son couple ou à l'extérieur), ce qui en fait classiquement un type presque aussi psychopathe que ceux qu’il étudie ; bon, le film nous épargne les séquences avec la thésarde… Nogami est très différent du personnage du roman : absolument pas un copain d’enfance de Takakura, mais un (bien plus) jeune collègue, un peu con-con, mais pas toujours non plus, et d’une empathie assez limitée lui aussi. Son « remplacement », Tanimoto, diffère là aussi beaucoup dans le roman et dans le film ; au bénéfice de ce dernier, comme de juste : en faire un vieux bonhomme un peu indécis et mystérieux lui confère un minimum de chair, là où il n'est guère que l'incarnation d'une fonction dans le livre (son temps de présence à l'écran est pourtant limité, là où le personnage est très important dans ce que j'ai lu du roman).

 

Mais les changements essentiels concernent l’atmosphère : la banlieue résidentielle du film est bien plus oppressante que celle du livre – ce qui tient, outre la réalisation et la photographie soignées, au caractère détestable du voisinage (et pas seulement de Nishino) ; à maints égards, le film prend davantage son temps que le roman (à bon droit), mais il se montre plus direct sur un point essentiel : Nishino est vraiment, vraiment, vraiment bizarre, et ceci dès le début. Et inquiétant avec ça, bien sûr.

 

Il y a dans le film tout un jeu sur la politesse, j’ai l’impression – comme expression supposée du bon voisinage, mais aussi des bonnes relations en général, dans le couple, dans le travail, etc. On met en avant ce caractère comme étant essentiel à la langue japonaise, mais, dans le contexte du film, tous les personnages ou peu s’en faut se montrent d’une incorrection pas croyable, qui ferait hurler (même) un Français : les personnages s’ignorent ostensiblement, les interlocuteurs s’éloignent sans un mot, ils critiquent les autres pour un rien, ou leurs minables cadeaux, etc. Pas seulement Nishino : ce qui rend inquiétant ce dernier (au-delà de la gueule impayable de Kagawa Teruyuki, parfait dans le rôle et un atout majeur du film, peut-être bien le tout premier en fait), c’est plutôt son caractère instable – tantôt sympathique, tantôt grossier, toujours bizarre. Mais, au fond, Takakura ne bénéficie même pas de moments sympathiques, lui…

 

Puis le film bascule – d'un seul coup. L’enquête relativement pépère, mais riche d’allusions autant que de non-dits, cède brutalement (très brutalement, peut-être trop) la place à l’horreur, alors que nous pénétrons, entraînés par Yasuko sans doute, la femme au foyer qui n’en peut plus, dans l’intimité du foyer déviant de Nishino. Car c’est bien d’horreur qu’il s’agit – un vrai cauchemar, où la séquestration, la drogue, le viol peut-être, aussi horribles soient-ils, passent presque au second plan, tant le sadisme (façon « pervers narcissique », cette nouvelle icône de la psycho facile) de Nishino bouffe le récit, en jouant cruellement sur les sentiments de honte et de culpabilité de ses victimes, sur le dos desquelles il rejette toutes ses abominations. Le caractère sec de ce changement de focalisation est sans doute délibéré, mais j’ai du mal à me prononcer quant à sa pertinence… Il y a certes des choses très fortes, dans la maison – et d’abord dans sa cave. L’absurdité de tout ce qui s’y produit pourrait avoir un côté guignolesque, en écho de l’interprétation (très à propos) de Kagawa Teruyuki, mais on n’a somme toute guère envie de rire ; le spectateur, comme les victimes de Nishino, a été formaté au point de ne plus avoir le moindre contrôle sur ses réactions – c’est le voisin bizarre qui est aux manettes.

 

Pour un temps, du moins… Car la fin m’a déçu. Vraiment. Ici quelques SPOILERS : j’ai beaucoup aimé la très improbable séquence de la « nouvelle famille » qui part en quête d’un nouvel antre en voiture – avec ces nuées qui défilent et qui ont un rendu surnaturel, autant dire infernal. J’ai beaucoup moins aimé Takakura vainquant en définitive Nishino, ce que rien ne vient vraiment justifier… sinon les choix de narration, car, dans le film, cela établit clairement un parallèle, ou plutôt un miroir, de la brillante scène d’ouverture – ce qui serait plutôt malin pour le coup ? Ou bien cela devrait l’être ; en l’état, ça m’a paru plus forcé qu’autre chose, et décevant tant narrativement que… « moralement », d’une certaine manière ? L’ultime crise hystérique de Yasuko n’arrange pas exactement les choses…

 

Le fait est qu’il y a des pains dans le film comme dans le roman – simplement, là où leur accumulation dans le livre a fini par me convaincre qu’il valait mieux lâcher l’affaire en cours de route, le film de Kurosawa présente suffisamment de qualités par ailleurs pour rehausser le niveau et inciter le spectateur à une forme de mansuétude un tantinet blasée, devant le métier du réalisateur. Mais, oui, il y a des scènes qui ne fonctionnent pas, bien avant la conclusion du film – ainsi de cette discussion entre Takakura et Nogami noyée dans une musique ultra-démonstrative et qui sonne horriblement faux (maintenant, Kurosawa Kiyoshi est éventuellement coutumier du fait, il y avait des trucs de ce genre dans Séance, sauf erreur, et ce n'est qu'un exemple).

 

Alors, là encore, il y a peut-être un jeu du réalisateur ? Certaines scènes peuvent le laisser supposer. Dans le roman, très puéril donc, nous assistons à un cours de Takakura, où notre criminologue médiatique rapporte classiquement les crimes de la « famille » de Charles Manson, et, de manière passablement forcée, en extrait le terme « creepy » qui donne son titre au roman ; c’est tellement lourd que l’effet souhaité, soit l’association de Nishino à une forme de reptation menaçante, tombe complètement à plat. Dans le film, la scène du cours est plus futée : Takakura décrit un tout autre crime (peut-être fictif, je n’ai pas cherché à me renseigner), qui a eu lieu aux États-Unis là encore, mais qui avait quelque chose de totalement grotesque dans sa démesure ; et le professeur de conclure : « En Amérique, tout est plus spectaculaire. » Je suppose que cette pique n’a rien d’innocent, dans un film qui joue sur les codes du thriller – tout en payant régulièrement ses hommages à Hitchcock et compagnie. Mais il ne faut pas s’en tenir là, prendre cette saillie au pied de la lettre – car, une fois introduits dans la cave de Nishino, à l’improbable décoration arty, presque « vaisseau spatial rétrofuturiste », c’est le film japonais qui joue la carte de la guignolade excessive – non sans effet cela dit. Pour le coup, un Norman Bates est autrement plus sobre…

 

Le film est bien plus malin que le roman. Et Kurosawa Kiyoshi, je suppose, s’amuse un tantinet, dans ce qui aurait pu être un bête thriller de yes-man, à subvertir son propos çà et là. Son Creepy bénéficie cependant avant tout de deux atouts marqués : le très inquiétant Kagawa Teruyuki, un parfait Nishino, et une réalisation soignée et somme toute fine, rendant à merveille la terne froideur d’une banlieue résidentielle japonaise (la très belle photographie y est donc pour beaucoup).

 

Mais on ne criera certainement pas au chef-d’œuvre : on a beaucoup comparé les deux films, sur le ouèbe, mais, de toute évidence, Creepy n’est pas Cure. Loin de là. Cela reste un thriller plus qu’honnête, et dont les qualités certaines l’emportent sans peine sur quelques failles çà et là. C'est déjà ça.

 

Mais il gagne sans doute à être comparé au roman qui l’a inspiré… Vous connaissez tous cette réplique classique du bouquinovore : « Le livre est forcément meilleur que le film ! » Allez, vous l'avez vous-mêmes prononcée, et moi aussi... Ben, là, non : le livre est mauvais – le film bien plus satisfaisant. Et j’y reviens : la comparaison des deux confirme qu’une bonne histoire, ça ne suffit pas.

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