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La Quête onirique de Vellitt Boe, de Kij Johnson

Publié le par Nébal

La Quête onirique de Vellitt Boe, de Kij Johnson

JOHNSON (Kij), La Quête onirique de Vellitt Boe, [The Dream-Quest of Vellitt Boe], traduit de l’anglais (États-Unis) par Florence Dolisi, illustrations de Nicolas Fructus, carte des Contrées du Rêve [par] Serena Malyon, entretien avec Kij Johnson par Erwann Perchoc, Saint-Mammès, Le Bélial’, [2016] 2018, 190 p.

 

ATTENTION : risque de SPOILERS non négligeable.

UN MIROIR À LOVECRAFT

 

Il y a, ces temps-ci, comme un tsunami de littérature lovecraftienne, para-lovecraftienne, post-lovecraftienne, etc. La production est telle, en quantité, qu’elle a de quoi effrayer l’amateur, bien obligé de se résoudre à ce constat, au fond pas si navrant, qu’il lui est impossible de tout lire en la matière. Alors faut sélectionner – et tant mieux ! Parce que, disons-le, ce sous-genre improbablement devenu un genre à part entière a longtemps été submergé par la médiocrité, voire pire. Les derletheries, les lumleyries, ont longtemps fait un tort considérable à l’exercice (en le perpétuant, certes) – et notamment en raison de leur vaste diffusion… avec l’escroquerie que l’on sait concernant les « collaborations posthumes ». Ce qui avait de quoi écœurer à jamais (ou presque) l’amateur insatiable d’Indicible et de Cyclopéen – j’ai donné. Ces livres ont été bien plus néfastes que la quantité de publications plus hermétiques, éventuellement liées au jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, que d’obscurs ou moins obscurs éditeurs publiaient de temps à autre, sous le signe du Poulpe Cosmique – entre fanfictions et potacheries, je ne crache pas dessus de temps à autre, à chacun ses tares. Maintenant, que ça se vende ou pas, la qualité n’était qu’assez rarement au rendez-vous – c’est peu dire. Il y avait de belles exceptions, mais voilà – il s’agissait bien d’exceptions.

 

Les choses ont pu changer. La critique lovecraftienne américaine, avec s(ain)t Joshi pour patron, a fait le ménage dans l’héritage, et même ledit pourfendeur de la lovecrafterie non orthodoxe a pu changer son pseudopode d’épaule, en publiant à son tour des anthologies mieux pensées, plus fines, plus justes, enfin dégagées du schéma chiant « vieux sorcier + grimoire impie + tentacules cyclopéens + dieux putain d’imprononçables = Lovecraft ». Les anthologies Black Wings, pour ce que j’en ai lu, constituent de beaux exemples d’une nouvelle littérature lovecraftienne, para-lovecraftienne, post-lovecraftienne, etc., plus pertinente, et ô combien plus satisfaisante. Même si la nécessité du tri demeure – le contraire eût été étonnant.

 

Mais la vague va bien au-delà de ces publications qui demeurent globalement confidentielles – sachant que d’autres, s’affichant dans un registre similaire, perpétuent sans doute la vielle tradition de médiocrité du pastiche, et que le poulpe est devenu un argument commercial en tant que tel. Il est heureusement des auteurs plus intéressants qui s’exercent dans ce registre, et dont les œuvres passent moins inaperçues et/ou peuvent être davantage appelées à durer. Kij Johnson, avec le présent ouvrage, en témoigne – ou devrait en témoigner ? Et sans doute aussi Victor LaValle, dont les mêmes et bénies éditions du Bélial’ publieront prochainement The Ballad of Black Tom dans l’excellente collection « Une Heure-Lumière ». On verra ça.

 

De cette collection, Un pont sur la brume, de Kij Johnson, constituait d’ailleurs un des meilleurs titres. De cette autrice, en France, nous ne savions peu ou prou rien, et il était sans doute bien temps de réparer cette injustice. Un pont sur la brume a constitué un excellent argument pour avoir envie d’en lire d’autres choses. Et donc, La Quête onirique de Vellitt Boe ? Une relecture « moderne » de La Quête onirique de Kadath l’inconnue ? Et tant qu’à faire dans une jolie édition illustrée ? Je devais forcément lire ça… Avec une certaine impatience même.

 

Mais sans doute faut-il noter que cette littérature lovecraftienne-ci (car ça vaut aussi pour le LaValle à venir, entre autres – et, tant qu’on y est là encore, pour l’excellente bande dessinée Providence d’Alan Moore et Jacen Burrows) ne peut faire autrement que composer avec l’héritage lovecraftien, mais en se réservant à bon droit le bénéfice d’inventaire. C’est une littérature critique – et c’est sans doute bienvenu. Le tsunami de publications lovecraftiennes, jusqu’à l’overdose, le sacre bien improbable du gentleman de Providence comme icône de la culture pop (ça lui aurait fait tout bizarre, ça), peluches Cthulhu incluses, s’est aussi accompagné d’échanges houleux (j’ai du mal à parler de « débats ») sur le, euh, « côté sombre » de l’auteur, son racisme au premier chef, l’absence sidérante des femmes dans son œuvre, etc. Bien au-delà du fandom – même s’il en a concentré les épisodes les plus notoires, encore.

 

Gag : La Quête onirique de Vellitt Boe a été récompensée par le World Fantasy Award 2017 – ce prix dont la figuration avait longtemps été un buste de Lovecraft lui-même, aussi s’est-on écharpé à ce propos dans les cercles intéressés (et au-delà). Avec plus ou moins de pertinence ? Kij Johnson en touche inévitablement quelques mots dans l’utile entretien en fin de volume, et c’est sans doute la voix de la sagesse. Les pro et les contra bourrins, en ce qui me concerne, bon… Dieu vomit les tièdes ? Heureusement qu’il n’existe pas, alors.

 

KADATH ET CARTER, QUAND ON EST ADO ET QUAND ON NE L’EST PLUS

 

La relecture critique est plus que légitime, elle est peut-être nécessaire. Avec La Quête onirique de Vellitt Boe, Kij Johnson tend comme de juste un miroir à La Quête onirique de Kadath l’inconnue. Toujours dans cet entretien en fin de volume, l’autrice expose son point de vue de manière très pertinente – le pourquoi de ce miroir.

 

La base devrait tenir de l’évidence, mais visiblement ce n’est pas toujours le cas : on ne lit pas Lovecraft ado comme on le relit adulte. Pour des raisons purement littéraires, et pour d’autres davantage… idéologiques ? politiques ? philosophiques ? Tout ça, sans doute. Peut-être d’autres choses encore. En même temps, Kij Johnson complète ainsi : même ado, elle sentait bien qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas… Quelque chose de probablement beaucoup moins évident pour un ado mâle. Et blanc. Etc. Serviteur.

 

Au plan de l’analyse littéraire, la critique de La Quête onirique de Kadath l’inconnue par Kij Johnson me paraît parfaitement fondée, irréfutable même. La trame ? Pas top-top, hein… Randolph Carter ? Un héros bidon, qui ne tient pas tout seul ; un bonhomme passablement puéril, par ailleurs, et pas toujours très sympathique… C’est ici que le miroir tendu par Kij Johnson se montre le plus pertinent, à vrai dire – y compris en jouant de cette idée d’un Carter très ado quand il vivait ses aventures. Restons-en pour l’heure au texte de Lovecraft : tout cela ne fait guère envie, hein ? Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain (enfin, si vous voulez, je dis pas, ça peut être fun), il y a des choses qui fonctionnent beaucoup mieux – notamment, ce récit très picaresque enchaîne les péripéties (sur un mode pas du tout typique de l’auteur, d’ailleurs), et ces péripéties sont toutes intéressantes, dixit Kij Johnson herself. Voire palpitantes. Ici, cependant, le miroir ne se montre pas aussi pertinent, en ce qui me concerne… Et il y a peut-être un oubli regrettable, celui qui pourtant associe tous ces aspects : un univers. Et là, en ce qui me concerne, Kij Johnson a raté son coup – et c’est notamment pour cela que, autant le dire dès maintenant, La Quête onirique de Vellitt Boe m’a plutôt déçu… à la mesure de mon adhésion pour le travail sur l’univers qui avait été fait dans Un pont sur la brume, et qui constituait un atout très marqué, essentiel même, de cette très chouette novella.

 

Au plan idéologique, etc., bien sûr, le, euh, « côté sombre » de Lovecraft resurgit, inévitablement. Ou les côtés sombres. Le court roman de Kij Johnson met l’accent sur la place des femmes, avec justesse, mais d’autres aspects sont envisagés, racisme et conservatisme exacerbé inclus – forcément. Mais ça, nous y reviendrons plus en détail.

 

DEUX VOYAGES – EN SENS INVERSE

 

Rapidement, un petit aperçu de l’intrigue, pour la forme – et attention, les gens, il n’est pas exclu que je SPOILE çà et là, au fil de cette chronique, aussi bien le texte de Kij Johnson que celui de Lovecraft (s’il est encore possible de SPOILER ce dernier) ; en fait, c’est même certain… Beware.

 

La Quête onirique de Kadath l’inconnue, résumée à la hache (ou à la tronçonneuse). Randolph Carter est un homme, et un rêveur – il est passé du monde de l’éveil aux Contrées du Rêve. Dans cet univers bigarré, il s’est assigné pour tâche d’aller à la rencontre des dieux, pour comprendre en dernier ressort que ce qu’il cherchait véritablement se trouvait en lui dès le départ – plus précisément dans le souvenir idéalisé de (la ville de) son enfance.

 

La Quête onirique de Vellitt Boe, toujours à la hache, mais en distinguant dans le tranchant le reflet de l’original. À l’homme Randolph Carter répond la femme Vellitt Boe. Carter était puéril, Vellitt est quinquagénaire (ou par-là, sauf erreur) et incomparablement plus mature. Le rêveur était passé du monde de l’éveil aux Contrées du Rêve, Vellitt Boe en bon reflet est amené à faire le voyage en sens inverse. Et la quête des dieux s’avère en dernier ressort (car entre-temps l’idée de revivre sa jeunesse demeure, même sacrément transformée) la quête d’un monde sans dieux – ou sans leur tyrannie, qui est explicitement la tyrannie des hommes ; c’est que le monde arpenté par Carter, comme, allez, 97,43 % de la fiction lovecraftienne, était un monde d’hommes, dont les femmes étaient tout bonnement absentes – l’approche de Kij Johnson est diamétralement opposée, dès la première page et jusqu’à la dernière. D’ici-là, au monde très fantasque que parcourt le rêveur, répond un monde « normal », entendez un monde où l’on vit – et pas seulement des aventures. L’idée d’un « ailleurs » n’en a que davantage des connotations distinctes dans les deux textes : depuis le rêve, on rêve l’éveil, et on a peut-être tort (sans se l’avouer).

 

Dès lors, dans ce miroir, il y a des choses qui marchent très bien… et d’autres moins bien.

UN VRAI PERSONNAGE

 

Déjà, un point essentiel, dès le titre : Vellitt Boe, à la différence de Randolph Carter, est un vrai personnage, et, mieux que ça, un bon personnage. Dans l’entretien, l’autrice semble avancer la possibilité de livrer d’autres histoires autour d’elle, pas nécessairement lovecraftiennes d’ailleurs, et, ben, oui, ça pourrait être très intéressant.

 

Les héros, on le sait, ce n’est vraiment pas le fort de Lovecraft. Ou même, pour employer un terme moins ambigu, disons que, les personnages, ça n’est vraiment pas son fort. Au travers de l’ensemble du corpus lovecraftien, il est difficile de mentionner un personnage un tant soit peu marquant. Les narrateurs ou points de vue sont généralement en creux, voire creux tout court. Ils reproduisent presque tous un schéma qui est en même temps une (double) fonction : savoir, et ressentir – dans cet ordre ou dans l’autre. Et ils doivent beaucoup à l'auteur lui-même, ces érudits un peu rêveurs. S’il fallait en relever d’un peu plus mémorables que les autres, j’aurais tendance à les chercher dans les dernières œuvres de Lovecraft – Robert Olmstead dans « Le Cauchemar d’Innsmouth » (peut-être – parce qu’en définitive ce personnage très naïf n’acquiert une véritable ampleur que dans la conclusion de la nouvelle, en forme de bascule), ou plus probablement Nathaniel Wingate Peaslee dans « Dans l’abîme du temps ». Les « méchants » sont un peu plus convaincants – parfois (les Whateley dans « L’Abomination de Dunwich », le cas très particulier d’Asenath Waite dans « Le Monstre sur le seuil »). L’héroïsme, a fortiori, ça n’est vraiment pas la came de Lovecraft – de son propre aveu.

 

(No shit, Sherlock.)

 

Alors on avance parfois le nom de Randolph Carter… mais du simple fait de son caractère récurrent, je suppose. Comme les autres, mais de manière peut-être plus marquée, il est un alter-ego de l’auteur. Il n’a absolument rien d’héroïque dans les premiers textes où il figure – et pourtant ce rôle lui échoit dans ce récit très singulier qu’est La Quête onirique de Kadath l’inconnue (et rappelons que cet « exercice », unique, Lovecraft ne l’a jamais soumis pour publication). Mais il n’y brille pas exactement… Kij Johnson souligne que ce faux héros ne peut absolument rien faire seul. Presque au point de constituer un très ironique avatar de « damsel in distress » ? Il s’évanouit, il se fait kidnapper, il doit être sauvé de l’extérieur – vive les chats, etc. Et sa personnalité, si c’est bien le mot ? Pas grand-chose à son crédit. Et je crois que l’autrice, là encore, a raison de pointer son caractère un tantinet puéril. Par ailleurs, il n’est pas forcément très sympathique – ou du moins peut-il à bon droit agacer…

 

Vellitt Boe, on l’a vu, est son opposée à tous points de vue. Mais il ne faut certainement pas pour autant la réduire à ce bête jeu des contraires : ce personnage a de la chair et de l’âme – et c’est surtout cela qui fait défaut à Randolph Carter. Elle est une femme, bien plus âgée, incomparablement plus mure ; mais aussi plus solide, car elle a beaucoup encaissé ; et, si elle n’est pas toujours parfaitement sympathique elle non plus, c’est parce qu’elle est humaine, elle – bien qu’étant une créature du rêve, c’est en cela surtout qu’elle l’emporte sur le falot en même temps qu’arrogant Randolph Carter. Elle n’est pas une fonction en forme de coquille, mais quelqu’un qui a vécu, et compte vivre encore un bout de temps. Elle est intégrée dans une société sinon la société, elle côtoie ses semblables – sans pour autant tout accepter, car la jeune rebelle demeure dans le corps de la vieille dame (dont à vrai dire la fonction de prof constitue en elle-même la cristallisation adaptée à son âge de sa rébellion juvénile). La quête onirique, ici, ne porte pas sur un lieu, mais sur un personnage – qui est amené à revenir sur son passé, avec un mélange subtilement équilibré de nostalgie et de lucidité, de regrets et d’envies. De la chair, et de l’âme. Ce qui ne ressort jamais autant que de la confrontation des deux voyageurs – car Veline (à l’époque) et Randolph ont voyagé ensemble, il y a de cela quelque temps ; ils se sont même aimés – ou pas tant que ça. Quand ils se retrouvent, l’un est un roi qui se morfond dans sa propre pompe et s’est interdit sa propre raison de vivre, l’autre accepte son âge tout en renouant avec son passé, l'avenir sous les yeux – il est passif, elle est active.

 

Et parfaitement convaincante.

 

UN VRAI SUJET

 

En même temps, elle est un véhicule pour le traitement d’un thème, mais sans jamais être réduite à ce caractère purement fonctionnel – et c’est peut-être là que réside l’opposition la plus marquée avec Randolph Carter. Ce thème, de toute évidence à l’origine du projet littéraire, c’est la condition des femmes.

 

Ah, Lovecraft et les femmes… Sans faire dans la psychanalyse à dix balles (pitié !), on peut légitimement poser que le gentleman de Providence avait comme un souci avec… une bonne moitié de l’humanité ? Je veux dire, sans même faire intervenir la race et compagnie. Eh. Il n’est pas tout seul, notez…

 

Si ce n’était qu’un trait de sa biographie, ma foi, il n’y aurait peut-être pas grand-chose de plus à en dire. Seulement, cela ressort de son œuvre littéraire – par défaut, et l’illustration n’en est que plus éclatante. Je reste convaincu que cela allait plus loin que son conditionnement WASP (qui dans son cas n’est probablement jamais une explication suffisante – ça serait un peu trop facile, trouvé-je). Quoi qu’il en soit, les femmes sont tout bonnement absentes de la quasi-totalité de son œuvre. Ce qui n’avait probablement rien de délibéré de sa part – reste que sa fiction, si elle est tout sauf virile (au sens le plus vulgaire et machiste donc re-vulgaire), opère dans un monde d’hommes, presque naturellement. Cas des révisions (très) éventuellement mis à part, il n’y a guère que trois personnages féminins un minimum développés dans toute la fiction de l'Oncle Theobald : la première est une simplette albinos violée par un dieu-truc et qui accouche d’abominations (à vrai dire, parler de « personnage féminin un minimum développé » pour Lavinia Whateley sonne déjà comme une triste blague), la deuxième est une sorcière géniale mais dingue et profondément maléfique et re-dingue et re-maléfique (Keziah Mason), et la dernière… SPOIL ! est un homme (et ça reste la plus singulière « réussite » de l’auteur dans cet « exercice », ironiquement).

 

Ceci, quand on relit Lovecraft passé un certain âge, saute à la gueule. Mais, si un lecteur peut perpétuer un peu trop longtemps comme un triste aveuglement à cet égard, peut-être une lectrice, par contre, peut-elle s’en rendre compte bien plus tôt ? C’est même assez probable – et Kij Johnson, ici, parle de son expérience personnelle ; même ado, elle ne pouvait que remarquer que les femmes sont totalement absentes, en l'espèce, des Contrées du Rêve. Comme si elles n’y avaient pas leur place – inconciliable avec un idéal onirique. Les femmes ne rêvent pas, sans doute – ou font des rêves vulgaires, ce qui n’est pas mieux, peut-être même pire…

 

Ce qui faisait tout un univers à peupler de femmes – soudain accroissement démographique ! Kij Johnson s’y emploie. D’abord via ce collège des femmes, à Ulthar, qui est le lieu du départ, ensuite au fil des rencontres de l’aventurière dans son long périple – celles du présent comme celles qui sont remémorées. Au fond, une fois sorti du collège, il ne s’agit même pas spécialement d’y insister : les femmes apparaissent dans les Contrées comme elles devraient le faire – naturellement. Ce qui dépasse d’ailleurs l’espèce humaine : figurez-vous qu’il y a des chattes parmi les chats, et des femelles au sein des goules (tiens, le masculin ne l’emporte pas, là ?).

 

Pour autant, ces Contrées du Rêve n’ont certes rien d’une utopie féministe, et c’est peu dire. Être une femme, dans ce monde, implique comme trop souvent dans le nôtre une forme d’infériorité intrinsèque, perpétuée de temps immémorial par les hommes. C’est un monde dur, pour les femmes – au point parfois de la nausée : dans un passage glaçant, Vellitt estime avoir de la chance de n’avoir été violée « qu’une seule fois » (et il faut lire les commentaires très justes de l’autrice à ce propos dans l’entretien final)… Sur un mode en vérité guère moins révoltant, l’idée même que des femmes puissent être instruites et instruire à leur tour paraît inconcevable au quidam mâle (tu parles d’un rêve !) : c’est bien pourquoi une simple fugue peut mettre en péril le collège des femmes à Ulthar, où enseigne Vellitt Boe – ce collège n’est qu’à peine toléré, et depuis peu encore, par les vieilles institutions académiques nécessairement mâles. Une incartade, et hop ! Voici un prétexte tout trouvé pour renvoyer les femmes à leurs fourneaux – ou plus exactement à leur rôle social : au fond, la femme n’existe jamais en tant que telle, mais toujours dans son rapport aux hommes – d’abord fille, ensuite épouse, après quoi mère.

 

Autant de rôles que Vellitt Boe a refusé d’endosser. Jeune femme, elle affiche sa liberté – constitutive en elle-même d’une menace pour les hommes. Femme plus âgée, elle ne l’affiche pas moins, simplement sous d’autres formes. Elle n’est pas épouse de, elle n’est pas mère de, elle est Vellitt Boe, et elle vous emmerde.

 

(Et elle a bien raison.)

 

Mais, en fait, cela peut aller au-delà – comme dans notre Triste Monde Tragique, semble-t-il, la simple prise en compte de l’existence des femmes peut être poursuivie utilement dans le champ de l’identité sexuelle – l’autrice n’y insiste pas forcément dans le texte même (davantage en commentaire), mais toutes ces femmes ne sont pas hétérosexuelles ; les hommes, du coup, ne le sont pas davantage. Allons bon !

 

Et, chose folle, il est même possible que, dans ce monde-là, qui n’a souvent rien d’un rêve, la pigmentation de la peau ne suffise pas à elle seule à constituer une échelle bien organisée de la légitimité et en sens inverse de la suspicion de maléfice. Dingue.

 

À ce stade, il est plus que temps de bricoler une dynamo dans le cercueil de Lovecraft, il doit s’y retourner tellement vite qu’il y a de quoi résoudre pour l’éternité le problème de l’alimentation électrique à Providence – et au-delà.

 

Pas plus mal.

UNE BALADE BLASÉE ?

 

Un vrai personnage, et un vrai sujet. Cela suffit-il à faire de La Quête onirique de Vellitt Boe un bon texte ? Hélas, je n’en suis pas persuadé… Car je crois que ça coince à d’autres niveaux. Même si d’une manière un peu ambiguë, peut-être – car il peut y avoir de l’intention là-dedans, qui ne m’a toutefois pas vraiment convaincu. Je vais loooooonguement tenter d'expliquer pourquoi, et c'est pas gagné.

 

On peut en fait revenir à la critique de La Quête onirique de Kadath l’inconnue par Kij Johnson. Elle lui reproche de manière très nette un aspect (la simplicité décousue, voire l’inanité, de l’intrigue), tout en en louant un autre (les péripéties palpitantes). L’autrice a peut-être voulu prolonger le jeu des contraires sous ces deux angles, mais avec une pertinence qui me paraît bien moins assurée que pour le personnage et le sujet.

 

L’intrigue, tout d’abord. La quête de Randolph Carter a incontestablement quelque chose de « décousu », et peut-être aussi quelque chose de « simple », mais je ne suis pas certain que ce soit à proprement parler un défaut. Je reviendrai ultérieurement sur le côté « décousu », « feuilletonesque », etc. Dans son caractère allégorique marqué, qui légitime à sa manière le jeu des archétypes, le roman de Lovecraft n’enthousiasme pas forcément, mais a au moins une certaine cohérence – c’est toujours utile, quand on veut raconter une histoire. J’ai eu beau faire des efforts, je ne me suis jamais senti d’en dire autant de la quête de Vellitt Boe : si le point de départ (la menace de fermeture planant sur le collège des femmes) est pertinent au regard de la thématique du récit, il ne suffit pas à mon sens à fonder un récit intrinsèquement cohérent. Sans doute s’agit-il d’un prétexte, l’essentiel (au plan narratif) étant de relancer Vellitt Boe l’ex-aventurière sur les routes des Contrées – mais le prétexte saute tellement aux yeux que je n’ai pas pu y croire un seul instant. C’est peut-être bête de ma part, mais j’ai fait un blocage : la menace censément imminente de la fermeture du collège des femmes ne saurait en rien justifier la quête qui s’annonce d’emblée comme devant durer plusieurs mois, voire plusieurs années... On le sait... Vellitt Boe le sait sans doute – les autres personnages devraient le savoir tout autant, mais « font comme si ». D’emblée, j’en ai pris un coup à la suspension volontaire d’incrédulité. Et l’évolution de cette « intrigue » ne m’a pas exactement amené à reconsidérer cette opinion : à un moment, de manière plus ou moins bien amenée, la menace administrative sur le collège des femmes se mue en menace apocalyptique (et expressément patriarcale) sur Ulthar elle-même et au-delà, sans convaincre davantage, sans impliquer le lecteur. User d’un prétexte pour fonder ce qui compte vraiment (Vellitt Boe retournant sur les routes, en femme de maintenant qui songe à la femme qu’elle était), c’est très bien dans l’absolu, mais, à mes yeux, le prétexte ne tient tellement pas la route qu’il m’a éjecté du récit dès les premiers chapitres – je l’ai lu, sans jamais totalement pouvoir m’y impliquer à nouveau ; car je crois que, pour les personnages comme pour les lecteurs, c’est bien d’un problème d’implication qu’il s’agit. Ce regard forcément extérieur m’a posé un gros souci – et qui n’a pas été sans conséquence sur mon appréciation globale de La Quête onirique de Vellitt Boe. La position de spectateur m’a vite ennuyé… L’intrigue de La Quête onirique de Kadath l'inconnue est peut-être simple, voire simpliste, et décousue, mais elle tient la route. En ce qui me concerne, il n’en a pas du tout été ainsi dans le court roman de Kij Johnson. Pas un seul instant.

 

Et je crois qu’il faut y adosser un deuxième souci – qui ne sera peut-être pas un souci pour tout le monde ; à vrai dire, sur la base de tout autre matériau, ça n’aurait pas été un souci pour moi... Mais le matériau, ici, n’est pas « tout autre », il est très précis, il est très concret, et c’est La Quête onirique de Kadath l’inconnue. On ne peut pas (ou on ne devrait pas ?) employer à la légère pareil référent, en ce qui me concerne… Si c'est sans pertinence, mieux vaut en faire l'économie.

 

Il y a, d’une part, cette ultime remarque de Kij Johnson sur le texte de Lovecraft : les péripéties sont intéressantes. Il y a, d’autre part, ce point qui me paraît essentiel, et qui l’est indirectement dans le texte de Kij Johnson, puisqu’il en fonde la thématique, et que pourtant l’autrice semble négliger : les Contrées du Rêve sont un univers. Et pas n’importe quel univers – quelque chose de bigarré, de chatoyant, de merveilleux, dans la lignée du modèle Dunsany ; et en même temps un univers dont la peur n’est pas absente, les démons si l’on y tient, parce que… parce que Lovecraft.

 

Kij Johnson, j’ai l’impression, a voulu traiter les Contrées du Rêve sur un mode assez proche de l’univers qu’elle avait habilement conçu pour Un pont sur la brume. J’entends par-là qu’elle a créé avant tout un monde où des gens vivent – pas « vivent des aventures », mais « vivent », tout simplement (ce qui n’a jamais rien de simple). Dans cette chouette novella, c’était parfaitement pertinent – et plus que ça, nécessaire sans doute à l’atmosphère « transitoire » du récit, à son absence d’antagoniste marqué sinon la nature elle-même (et quelques rigidités sociales en sus) ; ce qui n’excluait certes pas la force des images – un certain exotisme, mais adroitement diffus, « naturel ».

 

On peut relever, au passage, combien, dans l’entretien final, l’autrice insiste sur ce point : quoi qu’on ait pu en dire, Un pont sur la brume, en ce qui la concerne, n’est pas un récit de fantasy, mais bien un récit de science-fiction. Bon, c’est peut-être un peu corollaire dans la présente discussion.

 

Mais appliquer ce traitement « normal », « naturel », aux Contrées du Rêve… Je trouve que ça n’a pas vraiment de sens, ou plutôt que ça n’est pas très pertinent. Le jeu de rôle, ici, a pu livrer son lot d’enseignements, je crois : si les Contrées du Rêve doivent être un univers de fantasy comme les autres, autant s’en passer. Quel intérêt ? Pour que ça marche, pour que ça ait un sens, même tordu, il y faut de l’excès – non seulement des démons et des merveilles, mais des démons et des merveilles à chaque page ! C’est un monde par essence excessif, et qui n’a pas le moindre intérêt s’il n’est pas fondamentalement, outrancièrement exotique.

 

Le ton des premiers chapitres, là aussi, m’a très vite un peu douché. Tout cela sonne « moderne », d’emblée (mais beaucoup moins par la suite). Les Contrées du Rêve chez Lovecraft sont un monde d’avant la poudre et la vapeur. Ici, on devine la brique des usines. Sans doute Kij Johnson n’est-elle pas tenue par une supposée doxa strictement lovecraftienne (elle accommode très vite à sa manière la géographie fluctuante des Contrées et je n’ai aucun problème avec ça). Mais à quoi bon reprendre un univers connu, si c’est pour en zapper l’essentiel illico ? Aux seuls noms d’un bon personnage et d’un bon thème ? En ce qui me concerne, l’exercice présente alors bien vite ses limites – si l’intention et l’idée doivent l’emporter sur la littérature, autant (écrire ou) lire un essai ; finalement, l’effet produit s’avère inverse à celui d’Un pont sur la brume. Nul dépaysement, nulle implication : la réussite de la novella tient pourtant à l'agencement de ces deux dimensions.

 

Ce qui a ses répercussions du côté des péripéties. Le très feuilletonesque roman de Lovecraft est comme une ode au point d’exclamation. Tout y est excessif, donc – et la jubilation du lecteur doit beaucoup à celle de l’auteur.

 

On chevauche des zèbres !

 

On fait la course avec des goules dans des déserts souterrains émaillés de champignons géants !!

 

LES PUTAINS DE CHATS ONT UNE ARMÉE ET SAUTENT SUR LA LUNE !!!

 

Chez Kij Johnson, c’est tout le contraire – et de manière délibérée, je suppose, mais qui ne m’a pas parlé, vraiment pas. Même avec son lot de nostalgie, Vellitt Boe est comme avant tout blasée – les points d’exclamation, très peu pour elle, qui fait dans le point.

 

Point.

 

On chevauche des zèbres.

 

Ouais.

 

Il y a des goules.

 

Elles courent vite.

 

C’est un peu fatigant.

 

Il y a des chats.

 

Ils ne sautent probablement pas sur la lune.

 

Quelle idée.

 

Voilà : on y vit, pas nécessairement des aventures. Alors c’est forcément un peu morne.

 

Et vide, dans pareil cas.

 

Et ennuyeux. En ce qui me concerne.

 

Une balade, plus qu'une ballade. Et blasée.

 

Presque en dernier ressort, comme une concession peut-être ? Kij Johnson semble vouloir faire quelque chose de proprement narratif de son matériau fictionnel – le côté « démons », si c’est trop tard pour les merveilles. Dans le périple de Vellitt Boe dans le monde souterrain, il se passe des trucs… Hélas, pas forcément du meilleur goût. SPOILER très franc pour le coup : alors que je commençais tout juste à me réimpliquer dans le texte en compagnie des goules, l’autrice… s’est foutue de ma gueule ? Ou a voulu pousser l’exercice « révisons Lovecraft » un peu trop loin et sans doute bien trop bourrinement ? Franchement : le gentil gug, c’est… une parodie. Une caricature. Et pas des plus fine. Ridicule. Le stade où l’on a confirmation, s’il en était besoin, de ce que les meilleures intentions n’assurent pas forcément une bonne littérature – loin de là. Sans forcément aller jusqu’à retourner la proposition, hein, comme le fait sauf erreur Houellebecq à propos de, tiens, Lovecraft. Vraiment, sans aller jusque-là. Mais c’était vraiment une très, très mauvaise blague – et/ou une faute de goût. En plus d’être un deus ex machina de compét’ ; faut-il y voir de l’ironie de la part de l’autrice si prompte à relever combien Randolph Carter a besoin d’une aide extérieure pour faire quoi que ce soit ? Le sentiment d’une mauvaise blague n’en est que plus fort.

 

Et ça m’a à nouveau ressorti du bouquin. Impossible, dès lors, de me sentir impliqué dans ce qui demeure du livre, une fin du côté de l’éveil, qui aurait dû être forte, et touchante, peut-être pas au point de tout racheter, mais oui, forte, en elle-même, et touchante… sauf qu’elle m’a du coup laissé aussi indifférent que le reste.

 

DÉÇU…

 

Vous connaissez la musique : avis qui n’engage que moi, blah blah – et vous trouverez plein de critiques enthousiastes chez les blogocopines et copains, probablement bien moins obtus que votre serviteur.

 

Reste, quant à moi, que j’ai été… déçu, oui. Mes attentes étaient certes élevées, après Un pont sur la brume. Trop ? Mais justement : j’ai eu l’impression d’un même traitement, qui était on ne peut plus pertinent dans cette brillante novella, mais beaucoup moins dans le cas présent – le manque d’à-propos tendant à muer ce traitement en formule. Le personnage est (très) bon, le thème est juste et utile, sur la base d’une lecture critique pertinente ; mais la manière m’a déçu, le récit m’a ennuyé. D'où ce sentiment de... gâchis ? La réussite de Vellitt Boe elle-même aurait dû suffire à m’impliquer, mais je suis demeuré totalement extérieur à sa quête. Je suis donc probablement passé à côté du truc… Littéralement...

 

Mais les aventures de ce couillon de Randolph Carter, en définitive, avec tous leurs défauts, l’emportent encore et haut la main – du rêve et du cauchemar à foison, des excès savoureux, contre un morne sérieux trop affiché comme tel, et qui, à vouloir seulement dire, oublie, en dernière mesure, de raconter quelque chose.

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