Le Conte de la princesse Kaguya, de Isao Takahata
Titre : Le Conte de la princesse Kaguya
Titres alternatifs : Taketori monogatari 竹取物語, The Tale of the Princess Kaguya, The Tale of the Bamboo Cutter
Titre original : Kaguya-hime no monogatari かぐや姫の物語
Réalisateur : Takahata Isao
Année : 2013
Pays : Japon
Durée : 137 min.
Acteurs principaux (voix) : Asakura Aki (Kaguya), Chii Takeo (Okina), Miyamoto Nobuko (Ôna), Kora Kengo (Sutemaru), Takahata Atsuko (Sagami)…
La chronique contient des SPOILERS, si on peut employer ce terme, et j'en doute, mais bon...
UN CONTE (?) ET UN CLASSIQUE
Ultime réalisation à ce jour de l’immense Takahata Isao, Le Conte de la princesse Kaguya est un projet pharaonique, l’adaptation en dessin animé d’un des plus fameux contes japonais, également connu (davantage, en fait) sous le titre (surprenant, à vrai dire) de Conte du coupeur de bambou (Taketori monogatari).
Ledit conte a éventuellement des sources orales très anciennes, mais sa version japonaise canonique a été fixée par écrit aux environs de l’an mil – l’apogée de l’époque de Heian, quand la domination politique des Fujiwara au faîte de leur pouvoir s’accompagne d’une intense vie artistique et culturelle, dont le sommet est Le Dit du Genji de Murasaki Shikibu (j’ai vu çà et là des articles attribuer le conte qui nous intéresse à cette dame, je ne suis pas certain que ça se fonde sur grand-chose…), mais on pourrait également citer les Notes de chevet de Sei Shônagon, etc.
Le mot « conte », en français, a acquis (relativement tardivement, en fait ?) des connotations pénibles : « c’est pour les enfants ». Sans doute les enfants japonais connaissent-ils très tôt l’histoire de la princesse Kaguya, comme d’autres tout aussi anciennes et parfois proches (Issun-bôshi, Momotarô, etc.), mais le texte écrit il y a mille ans de cela ne leur était de toute évidence pas destiné, et ne l’est toujours pas (s'il a connu de nombreuses adaptations écrites plus abordables) : Le Conte du coupeur de bambou faisait les délices de la cour impériale, et d’autant plus qu’il s’agissait d’une œuvre profondément satirique, qui raillait les grands de ce monde (seul l’empereur y échappait – forcément ?) ; en outre, le merveilleux, ici, empruntait à diverses traditions culturelles, notamment bouddhique et taoïste, qui ne disent peut-être pas grand-chose aux enfants ?
Le Taketori monogatari est aussi et peut-être avant tout l’histoire d’une inconcevable rébellion : la princesse Kaguya ne se comporte pas comme devrait se comporter une jeune femme – son attitude est des plus choquante ! Là encore, on peut supposer que ce n’était pas spécialement la lecture jugée la plus appropriée pour des enfants par les austères moralistes d’un Japon prisant la piété filiale par-dessus tout – le néo-confucianisme de l’époque d’Edo, entre l’époque de la rédaction du conte et la nôtre, ne s’accommodait pas très bien, je suppose, des ruses de la princesse Kaguya…
Noter, enfin, que le film de Takahata, finalement, ne met pas vraiment l’accent sur le merveilleux – il est certes toujours présent, comme un arrière-plan nécessaire de l’histoire, mais ce n’est pas ce qui l’intéresse véritablement dans ce récit (cela serait plutôt du domaine de son compère Miyazaki Hayao) ; il a pu dire que la traduction française du titre, « conte » donc, ne le satisfaisait pas vraiment, il aurait préféré « histoire »… Ce qui est parfaitement envisageable : le mot monogatari, très fréquent dans les titres de la littérature japonaise classique, évoque littéralement la « chose racontée », disons ; on traduit parfois par « dit », quand bien même des œuvres telles que Le Dit de Heichû (Heichû monogatari), Le Dit du Genji (Genji monogatari) et Le Dit des Heiké (Heike monogatari) n’ont absolument rien à voir – respectivement, ce sont un uta monogatari, soit un recueil poétique avec un peu de prose pour faire un mince liant ; un roman fleuve brillant par sa finesse psychologique ; et une chronique historique épique… Les Contes de pluie et de lune (Ugetsu monogatari) d’Ueda Akinari sont certes des histoires fantastiques, les Histoires qui sont maintenant du passé (Konjaku monogatari) aussi, même si dans une autre perspective (religieuse), mais pas le moins du monde les Contes d’Ise (Ise monogatari), etc. Et absolument rien de tout cela n'est destiné aux enfants.
DEUX HISTOIRES
J’aurais aimé faire ici une double chronique, sur la base de la version française la plus rigoureuse du conte, due à René Sieffert (toujours lui), mais je n’ai pas pu mettre la main dessus… C’est dommage, parce que j’aurais aimé travailler les différences entre le conte originel et le dessin animé de Takahata ; je vais le tenter, mais sur des bases bien plus fragiles…
Qui est-elle donc, cette princesse ? Voici ce qu’il en est dans le conte originel – dont je vais narrer la fin, oui, si vous voulez appeler ça des SPOILERS, et ça vaudra ensuite pour le film…
Le conte originel
Un vieux coupeur de bambou, sans enfant, trouve un jour une petite fille minuscule, de quelques centimètres à peine, dans un bambou scintillant qu'il coupe. Émerveillé, il ramène l’enfant miracle chez lui (un thème commun à d’autres contes japonais, dont ceux cités plus haut), et, avec son épouse, ils l’élèvent comme leur propre fille – tandis qu’elle grandit à une vitesse improbable, jusqu’à devenir bientôt une très belle jeune fille ; une vraie princesse radieuse… Kaguya-hime.
Parallèlement, le pauvre coupeur de bambou a fait fortune, car d’autres bambous abritaient des pépites d’or ! Et les deux événements sont liés, à n’en pas douter.
Mais la rumeur colporte bientôt la beauté effarante de la « princesse », et cinq hauts dignitaires se présentent chez le coupeur de bambou pour lui demander la main de sa fille (sans jamais l’avoir vue). Or Kaguya n’a aucune envie de se marier ! Elle impose donc à ses arrogants prétendants des quêtes à accomplir – des quêtes impossibles… Moyen très sûr de les éconduire tous. C’est ici, tout particulièrement, que le conte se montre satirique – et use en même temps des folklores bouddhique, taoïste, etc. Et si l’empereur est davantage préservé de sa malice, la princesse Kaguya n’en refuse pas moins de l’épouser lui aussi, quel impensable outrage ! Ils correspondent, cependant – comme font dames et galants en ce temps, échangeant des poèmes…
Mais la vérité sur le cas de la princesse apparaît enfin : certes, elle n’est pas de ce monde – elle vient de la Lune, et a été envoyée sur Terre par punition. Sa peine ayant été exécutée, elle doit retourner sur son monde natal… Décidément rebelle (ne serait-ce pas la raison de sa punition, qui n’est pas autrement précisée ?), elle n’a aucune envie de s’exécuter – mais sait qu'elle n'aura pas le choix ; les meilleurs soldats de l’empereur ne sauraient lui permettre d’échapper aux êtres lunaires qui viennent la ramener « chez elle ».
Elle a cependant le temps d’adresser une lettre à l’empereur, accompagnée de l’élixir de vie éternelle… Mais, Kaguya partie, l’empereur (comme le coupeur de bambou et son épouse, affligés) n’a aucune envie de vivre éternellement (le rapport à la mort est un autre thème important du conte) ; il charge ses soldats de jeter l’élixir dans le plus grand volcan du Japon – celui que nous connaissons depuis sous le nom de mont Fuji, symbole d’éternité…
Le film
L’adaptation par Takahata Isao est fidèle dans les grandes lignes, mais présente pourtant des divergences marquées, qui changent en fait pas mal la donne. Du moins, je le suppose, en l’absence de texte de référence…
Déjà, le film, au rythme assez lent de manière générale, s’attarde sur l’enfance de Kaguya-hime, dans un cadre rural idyllique, où la nature est resplendissante, et où les gens sont simples et bons – elle joue avec les autres enfants, qui l’appellent Pousse de Bambou, et tombe amoureuse du hardi Sutemaru…
Ce qui autorise un contraste : dans le film, le coupeur de bambou prend sa « princesse » très au sérieux, et décide d’abandonner son métier et la campagne pour bâtir, avec sa fortune récemment acquise dans les bambous scintillants, une magnifique demeure à la capitale, où il charge l’austère et rigide dame Sagami de « former » Kaguya, pour en faire une « authentique princesse ». Le personnage du coupeur de bambou a donc quelque chose d’un parvenu un peu ridicule, ici (tandis que son épouse incarne une paisible sagesse paysanne de tous les instants), même s’il reste sympathique en définitive ; mais, ainsi, la rébellion de Kaguya peut s’afficher bien avant que les cinq prétendants n’entrent en scène…
En fait, ce passage crucial du conte originel est relativement expédié ici – de même pour la relation avec l’empereur, mais avec une différence colossale : chez Takahata, l’empereur n’est certes pas épargné par la critique, c’est un horrible personnage ! Peut-être, cependant, comprend-il quelque chose après avoir été rejeté ?
Mais, à toutes ces étapes, il y a des changements de ton marqués : l’humour du conte originel laisse régulièrement la place à la tristesse et la douleur – d’abord quand Kaguya, haïssant les rigidités de la capitale et les bêtises humiliantes de l’étiquette, rêve de retourner dans sa campagne, auprès de ses amis et notamment Sutemaru ; ensuite quand elle comprend sa véritable nature, et craint le retour sur la Lune – en sachant très bien que rien ne pourra s’y opposer : la rébellion de Kaguya a pu lui permettre de triompher des codes absurdes de la bonne société en préservant son individualité et en refusant de se soumettre à qui ou quoi que ce soit, mais le destin la force en définitive.
Le peuple sélénite, cependant, acquiert ici des traits indéniablement bouddhiques, qui m’ont surpris : l’imagerie emprunte clairement au motif Haya raigô de la « descente rapide » d’Amida et de ses bodhisattvas venant chercher l’âme de ceux qui ont cru en lui pour les amener dans son paradis de la Terre Pure de l’Ouest – pas vraiment la Lune a priori… J’en avais donné un exemple illustré en chroniquant L’Art japonais, de Joan Stanley-Baker, ça me paraît éloquent. Mais je ne sais pas du tout ce qu’il faut en penser, ici – même si l’on peut sans doute faire le lien avec le thème de la mort, certes sensible dans le conte originel ; bon, je ne sais pas, n’hésitez pas à m’éclairer si jamais !
Enfin, le rôle de l’empereur étant bien moindre et bien autrement connoté dans le film de Takahata que dans le conte originel, l’épilogue avec l’élixir et le mont Fuji est totalement absent du dessin animé.
CHANGEMENTS DE TON (ET PEUT-ÊTRE DAVANTAGE ?)
Le conte originel est, à ce qu’il semblerait, un texte avant tout rusé, drôle et irrévérencieux. Le ton est assez différent dans le film, qui se montre peut-être moins subtil dans ses critiques – ou plutôt est-ce qu’il préfère mettre en avant d’autres dimensions.
Le contraste entre la campagne belle et pure, d’une part, et la capitale toute d’artifices avec ses absurdités protocolaires, est sans doute un peu (trop) naïf (tout en étant lié aux préoccupations écologistes de Takahata, particulièrement sensibles dans l’excellent Pompoko), mais le réquisitoire contre l’étiquette est plus virulent que dans le conte, d’une certaine manière.
Maintenant, il ne faut pas non plus exagérer, hein : si le conte comme le film dénoncent la mesquinerie des puissants, en les opposant aux paysans (enfin, surtout chez Takahata, je ne suis pas bien certain que cette contrepartie soit sensible dans le récit originel), il serait sans doute bien abusif de parler de « marxisme » dans tout ça – rigolez pas trop vite, j’ai croisé cette affirmation sur le ouèbe… Même « libertaire » n’est pas beaucoup plus à propos, mais j’y reviendrai.
Dans le film, la rébellion de Kaguya demeure jubilatoire (voyez-la se blanchir les dents, vision d’horreur pour dame Sagami !), mais la ruse dont elle fait preuve en manœuvrant ses prétendants est moins accentuée ; l'humour persiste, bien sûr, mais la douleur est tout de même bien plus sensible, par exemple avec les rêves impossibles de retour à la campagne et à une saine pauvreté ; la fuite sous la lune est probablement le plus beau moment du film à cet égard – j’ai été bien moins convaincu par les retrouvailles oniriques avec Sutemaru, un peu Superman et Loïs Lane… Même s’il est un point très intéressant dans ce passage : que Sutemaru ait femme et enfants – en contraste, encore, avec la princesse Kaguya qui ne veut pas devenir épouse et (donc) mère.
Peut-on vraiment dire que le conte originel mettait en avant le thème de la condition des femmes ? On peut en douter – même avec cette rébellion frontale, impensable à vrai dire, et même en prenant en compte combien la littérature japonaise de cette époque était souvent, peut-être même majoritairement, le fait des femmes (dont Murasaki Shikibu et Sei Shônagon au premier plan, mais il y aurait aussi Izumi Shikibu, auparavant la poétesse Ise, etc.) ; leurs propres œuvres témoignent pourtant de ce que la société aristocratique d’alors les reléguait à un statut inférieur (même si je crois que le Japon, au fil de son histoire, a connu des hauts et des bas à cet égard – j’en avais indirectement parlé en chroniquant Européens et Japonais, de Luís Fróis). Mais ce trait me paraît davantage affirmé dans le film de Takahata, clairement – ce qui n’a rien de si évident dans le Japon contemporain, toujours très patriarcal, et c’est peu dire… En même temps, c’est peut-être ce qui justifie l’accent mis sur la tristesse et la douleur de Kaguya-hime ; mais la rébellion se teinte en définitive de résignation, ce qui en dit peut-être long.
UNE MERVEILLE VISUELLE
On appréciera donc diversement le récit en lui-même, et ses variations par rapport au conte originel. Pour ma part, j’ai apprécié le dessin animé à cet égard – mais je préfère ne pas trop m’avancer sur ce terrain, tant que je n’aurai pas lu le conte dans sa version la plus fidèle et « adulte ».
Là où le film emporte sans mal l’adhésion, c’est au plan du graphisme, et plus généralement de la réalisation. Le studio Ghibli n’a certes plus rien à prouver en la matière – Takahata Isao comme le compère star Miyazaki Hayao ont toujours livré un travail admirable. Mais leurs approches peuvent pourtant différer – dans le fond, sans doute, car ils ne visent pas forcément le même public, n’ont pas forcément le même rapport à l’imaginaire, etc., mais aussi dans la forme, car Takahata, qui dit lui-même ne pas être un dessinateur, contrairement à Miyazaki (il se perçoit avant tout comme un réalisateur), est en mesure d’oser des choses un peu « différentes ».
Son précédent long-métrage, Mes voisins les Yamada, quatorze ans (tout de même) avant Le Conte de la princesse Kaguya, en avait déjà fait l’éclatante démonstration – fond et forme, il n’avait pas grand-chose à voir avec les autres productions Ghibli (qui rapportaient bien davantage), mais notamment en raison de son style graphique très particulier, avec quelque chose de délibérément « inachevé », des crayonnés, des teintes d’aquarelle, etc. C’était de toute beauté, et à mille lieues des standards de l’animation japonaise, auxquels s’est tenu Miyazaki – avec ce côté qu’on dira peut-être, sans trop d’assurance, « ligne claire », et dérivé du manga classique à la Tezuka, je suppose.
Dans Le Conte de la princesse Kaguya, Takahata tente quelque chose du même ordre que pour Mes voisins les Yamada, dans l’idée, mais en faisant appel à des techniques très différentes, qui accentuent le rendu « papier » – en usant de fusains, notamment, et de cadres plus ou moins esquissés, dont les crayonnés à la marge donnent une impression de brouillon ; ce qui n’a rien d’un reproche, c’est absolument superbe ! Et très singulier – un autre moyen de mettre en avant l’individualité du film comme de son réalisateur, même au sein de Ghibli. Cette « norme graphique à façon » produit des merveilles tout au long du film, mais plus encore quand elle explose dans une radicalité plus marquée – le grand moment du dessin animé est donc très certainement cette scène incroyable où la princesse Kaguya fuit sa demeure, se dépouillant de ses innombrables vêtements sous l’œil menaçant de la lune, courant dans les champs, désespérée, avide de retrouver son enfance à jamais perdue... C’est proprement extraordinaire.
Un autre aspect à noter, plus classique, relève du character design. Certains personnages s’affichent comme des archétypes, et leur approche est donc relativement conventionnelle – ainsi tout particulièrement de Sutemaru. Mais les personnages davantage burlesques sont plus inventifs, ce qui inclut le coupeur de bambou parvenu, certains des prétendants, et surtout cette fillette (dont le nom m’échappe, hélas) qui fait office de dame de compagnie pour la princesse Kaguya ; ses traits un peu batraciens, sa silhouette petite et bouboule, initialement, incitent à l’envisager comme une dame Sagami en devenir, mais elle se révèle bientôt d’une humanité et d’un dévouement qui la rendent autrement sympathique. Autant de réussites marquées, pour un film irréprochable sous cet angle.
ENCORE, TAKAHATA-SENSEI !
Dans son traitement du Conte du coupeur de bambou, le film de Takahata Isao, qui prend à bon droit ses libertés, s’avère probablement plus ou moins convaincant selon les passages et les thèmes traités – quant à moi, je suis convaincu que le bon l’emporte largement, mais j’imagine qu’il y a matière à discuter de tout cela.
Quoi qu’il en soit, Takahata sait raconter une histoire, et Le Conte de la princesse Kaguya est plus qu’à la hauteur de nos attentes très élevées sous cet angle. Relativement long (un peu plus de deux heures), le film prend son temps pour poser contextes, personnages et péripéties – tout en ménageant régulièrement quelques moments plus burlesques qui dynamisent parfaitement l’ensemble. Là encore, le film est d’une parfaite maîtrise, et bien plus que satisfaisant.
Mais, là où il triomphe sans peine, et au point à mon sens d’inciter à la clémence pour d’autres aspects très éventuellement plus discutables, c’est au plan de la réalisation. Visuellement, le film est absolument superbe, de bout en bout – et brille de cette très appréciable singularité.
La tâche d’adapter ce conte classique avait bien quelque chose de monumental, mais le résultat s’avère à la hauteur. On est ravi par la poésie et la délicatesse du film, et on souhaite avec ardeur que Takahata-sensei nous livre encore d’autres films aussi beaux !
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