Dossier Kwaidan 01 : Introduction
Dans le cadre de mes études de japonais, j’ai été amené, en cours d’histoire de l’art, disons, à rédiger un dossier (sans doute beaucoup trop volumineux…) sur un sujet libre – en l’espèce, je me suis décidé pour le film Kwaidan, de Kobayashi Masaki, inspiré des contes de Lafcadio Hearn, dans le recueil éponyme ou ailleurs.
Ce n’est qu’un dossier de Licence 2, il ne vaut… que ce qu’il vaut. Il ne faudra d'ailleurs pas hésiter à me reprendre quand je dirai des bêtises ! Mais, au cas où cela intéresserait des lecteurs de ce blog interlope, et dans la mesure où ce dossier a été semble-t-il (?) plutôt bien accueilli, je vais tenter de le mettre en ligne, petit bout par petit bout.
Note au passage : j’avais déjà consacré un article de ce blog au film de Kobayashi Masaki, deux au Kwaidan de Lafcadio Hearn, d’abord dans sa traduction classique par Marc Logé, ensuite dans sa récente réédition chez Corti, salopée par Jacques Finné ; il faut y ajouter également un article sur le recueil plus ample de Lafcadio Hearn en français qu’est Fantômes du Japon.
Au cas où, donc…
La réouverture forcée du Japon, à partir de l’intervention des « vaisseaux noirs » du commodore Perry en 1853, a produit un véritable choc culturel – de part et d’autre. Si la fermeture du Japon n’était pas totale, cet événement a toutefois radicalement changé la donne, et le mouvement de modernisation/occidentalisation entrepris quelques années plus tard par le nouveau régime de Meiji 明治 a conduit à une multiplication des échanges de toutes sortes ; les personnes, désormais, pouvaient voyager d’un monde à l’autre, Occidentaux se rendant au Japon pour une plus ou moins longue période, et Japonais gagnant l’Europe et l’Amérique pour s’instruire des sciences, des arts et des pensées de l’Occident, et ramener dans l’archipel le fruit de leurs investigations. Ces échanges, motivés par une curiosité non exempte de préventions et de fantasmes, positifs comme négatifs, s’avèrent diversement fructueux ; la séduction exotique, souvent, demeure assez superficielle, ce dont nombre d’œuvres relevant du « japonisme », dans des domaines artistiques variés, peuvent témoigner, en Europe et tout particulièrement en France. Toutefois, d’autres de ces écrivains et artistes voyageurs, motivés par un engouement plus substantiel, se livrent à un travail davantage conséquent, et, souvent, font office de passeurs.
C’est le cas, tout particulièrement, de Lafcadio Hearn. Nous reviendrons ultérieurement sur les détails de sa biographie – pour l’heure, relevons seulement que cet écrivain et journaliste vagabond avait enfin trouvé sa patrie en arrivant au Japon en 1890, et qu'il s’est dès lors employé, à sa manière, à en faire connaître la culture à travers le monde. Lafcadio Hearn a consacré bien des ouvrages au Japon, dans des domaines très variés. Mais, dès avant de se fixer dans l’archipel, il avait déjà témoigné de son goût des « histoires étranges », puisant dans divers folklores pour en tirer des récits que l’on dirait aujourd’hui « fantastiques » ; ce qu’il avait fait, par exemple, concernant les contes créoles, il l’a poursuivi avec pour nouvelle base le folklore japonais – livrant plusieurs « histoires de fantômes », publiées çà et là ; surtout, en 1904, peu ou prou à la veille de sa mort, il a publié son plus célèbre recueil en la matière, un ouvrage assez bref titré Kwaidan[1]: Stories and Studies of Strange Things. Cet opuscule a permis de faire découvrir l’imaginaire japonais, sous l’angle notamment des histoires de fantômes[2], aux lecteurs occidentaux, et d’abord aux amateurs de littérature fantastique[3].
Toutefois, le travail de Lafcadio Hearn, même destiné prioritairement à un lectorat européen[4] ou américain, n’a pas laissé indifférents les lecteurs japonais – et d’abord ses propres étudiants à l’université de Tôkyô (Tôkyô daigaku 東京大学, ou Tôdai 東大) puis à l’université de Waseda (Waseda daigaku 早稲田大学), où il enseignait la littérature anglaise, faisant donc toujours office de passeur, mais cette fois en sens inverse (parmi ses élèves, il nous faudra notamment revenir sur le cas d' Aizu Yaichi 会津八一). Le recueil, écrit en anglais (Hearn n’est jamais parvenu à maîtriser véritablement la langue japonaise), a été rapidement traduit en japonais. D’une certaine manière, Kwaidan et d’autres publications d’un esprit proche ont pu ramener des lecteurs japonais curieux à leur propre folklore, à leur propre imaginaire, en cette période tumultueuse où le passé japonais était souvent dénigré, précédant en cela de quelques années les travaux, notamment, de l’ethnologue Yanagita Kunio 柳田國男[5].
Et, soixante ans après la parution de Kwaidan et la mort de son auteur, le réalisateur Kobayashi Masaki 小林正樹 a livré un film du même titre, dans lequel il adaptait quatre « histoires de fantômes » narrées en leur temps par Lafcadio Hearn[6]. Auréolé du succès critique, au Japon comme à l’étranger, de son précédent film, Harakiri (Seppuku 切腹), le cinéaste s’était lancé à corps perdu dans cette entreprise qui s’avérerait très coûteuse, et il en est résulté un objet esthétique à la stylisation extrême, qui lui a permis de remporter, pour la deuxième fois en trois ans, le prix spécial du jury au festival de Cannes, parmi d’autres récompenses au Japon comme en Occident. Le film est rapidement devenu un classique du cinéma fantastique japonais… mais en portant un coup presque fatal à la carrière de Kobayashi, ruiné et boudé désormais par les studios en crise.
Le réalisateur s’était beaucoup investi dans ce projet qui lui tenait particulièrement à cœur[7]. C’est qu’il ne s’agissait pas seulement, pour lui, de raconter des « histoires de fantômes » : c’était aussi le prétexte idéal pour livrer une œuvre en forme de synthèse des arts japonais, d’abord des traditions les plus anciennes, mais sans négliger non plus l’avant-garde (notamment en matière de musique, avec la collaboration cruciale du compositeur Takemitsu Tôru 武満徹). Kwaidan (Kaidan 怪談) est un film qui rejette toute forme de réalisme, et s’inscrit ainsi dans une logique radicalement « présentationnelle », pour reprendre une notion souvent appliquée au cinéma japonais, et sans doute de manière trop systématique[8]. Mais c’est qu’il a l’ambition de constituer un cinéma de tous les arts japonais, aux yeux du monde entier – et de la sorte un hommage au mentor du réalisateur, Aizu Yaichi, historien de l’art et poète, qui avait lui-même été l’élève de Lafcadio Hearn. Le film de Kobayashi Masaki constitue ainsi une double passerelle, dans le temps comme dans l’espace – le film est un hommage à un grand passeur, et en même temps un passeur lui-même.
Nous nous emploierons, dans le présent dossier, à montrer comment le travail d’adaptation cinématographique de l’œuvre écrite de Lafcadio Hearn a pu remplir cette ambition. Toutefois, avant d’en arriver là, il nous faudra contextualiser ces deux œuvres, en opérant un retour sur les sources du fantastique japonais, en littérature et au théâtre comme au cinéma.
[1] Kwaidan est une translittération du mot japonais kaidan 怪談 (on ne prononce plus le « w », mais, dans les langues occidentales, le titre de l’ouvrage de Lafcadio Hearn le comprend toujours). Le mot japonais semble être apparu vers le XVIIe siècle ; les deux kanji, pris ensemble, désignent des « histoires étranges », comme dans le sous-titre du recueil de Lafcadio Hearn, mais le mot en est venu à désigner plus précisément des « histoires de fantômes ». Cf. REIDER Noriko T., « The Emergence of "Kaidan-shū" The Collection of Tales of the Strange and Mysterious in the Edo Period », Asian Folklore Studies, vol. 60, n° 1, 2001, p. 80. De même, au cinéma, l’expression kaidan eiga 怪談映画 désignera essentiellement des « films de fantômes ».
[2] Mais pas seulement, loin de là : rappelons que le recueil s’achève sur des essais consacrés aux insectes, dans lesquels le lien avec la culture japonaise est plus ou moins relâché selon les créatures étudiées.
[3] À titre d’exemple, Howard Phillips Lovecraft le cite dans son essai « Épouvante et surnaturel en littérature », où c’est le seul ouvrage étudié portant sur un imaginaire non occidental. Cf. LOVECRAFT Howard Phillips, « Épouvante et surnaturel en littérature », in Œuvres, t. 2, Paris, Robert Laffont, 1991, pp. 1065-1132.
[4] En France, la plupart des œuvres de Lafcadio Hearn, et notamment celles portant sur le Japon, ont été traduites par Marc Logé, de son vrai nom Mary-Cécile Loge, dans les années 1910-1920. Tout récemment, Jacques Finné a livré une nouvelle traduction de Kwaidan, hélas percluse d’erreurs (HEARN Lafcadio, Kwaidan : histoires et études de sujets étranges, Paris, José Corti, 2018), aussi en resterons-nous à la traduction « classique » de Marc Logé, même si elle n’est pas exempte de tout reproche. Pour des raisons que nous expliquerons bientôt, notre ouvrage de référence pour la constitution de ce dossier ne sera pas le seul volume Kwaidan (HEARN Lafcadio, Kwaidan, ou histoires et études de choses étranges, Paris, Mercure de France, 1998), mais le recueil plus ample intitulé Fantômes du Japon (HEARN Lafcadio, Fantômes du Japon, [s.l.], Groupe Privat/Le Rocher, 2007).
[5] Par exemple, cf. YANAGITA Kunio, « Contes de Tôno », in Mille Ans de littérature japonaise, t. 2, sous la direction de CECCATTY René de et NAKAMURA Ryôji, Arles, Philippe Picquier, 1998, pp. 235-246 (extraits).
[6] Toutefois, seules deux de ces quatre histoires proviennent effectivement du recueil intitulé Kwaidan ; c’est pourquoi nous nous référerons au volume intitulé Fantômes du Japon, op. cit., qui contient quant à lui ces quatre histoires telles que les a contées Lafcadio Hearn.
[7] « J’ai rêvé à Kwaidan pendant huit ans. » Cf. BONNEVILLE Léo, « Entretien avec Masaki Kobayashi », Séquences, n° 53, 1968, p. 65.
[8] Cf. notam. RICHIE Donald, Le Cinéma japonais, Monaco, Éditions du Rocher, 2005, pp. 34-35.
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